Entretien avec Rusif Hüseynov, directeur et cofondateur du centre Toptchoubachov, un groupe de réflexion azerbaïdjanais basé à Bakou : « Alors que d’autres pays post-soviétiques cherchent désespérément à adhérer à l’UE, l’Azerbaïdjan a décidé d’être non-aligné afin de ne pas irriter son voisin du nord. Nous en avons vu les conséquences en Géorgie et maintenant en Ukraine ».
Lors du 32e Forum économique de Karpacz, en Pologne, Ferenc Almássy a rencontré Rusif Hüseynov, directeur d’un groupe de réflexion azerbaïdjanais désireux de promouvoir les intérêts nationaux de l’Azerbaïdjan et d’attirer l’attention des citoyens européens sur le point de vue de ce pays souvent négligé.
Entre-temps, l’Europe s’intéresse de plus en plus à l’Azerbaïdjan, surtout depuis le début de la soi-disant « opération militaire spéciale » russe en Ukraine, qui a conduit les dirigeants européens à renoncer aux hydrocarbures russes – même si cela se fait progressivement et que le pétrole et le gaz russes continuent d’affluer vers l’Union européenne, leur quantité a déjà considérablement diminué.
Dans ce contexte, l’Union européenne, et plus particulièrement certains États membres, ont renforcé leur coopération avec l’Azerbaïdjan. La Hongrie, la Roumanie, l’Autriche, l’Italie, la Bulgarie, la Grèce, mais aussi des pays non membres de l’UE comme l’Albanie et la Serbie, sont devenus d’importants acheteurs de ressources azerbaïdjanaises.
Ferenc Almássy a ainsi interrogé Rusif Hüseynov pour le Visegrád Post à propos de la stratégie de l’Azerbaïdjan vis-à-vis de l’Union européenne, à propos de son projet en cours concernant l’exportation de gaz, de pétrole, d’électricité et de services, et à propos de ses attentes vis-à-vis de l’Union européenne.
Ferenc Almássy : Il est évident que la situation actuelle représente une évolution profitable pour l’Azerbaïdjan. Quelles en seront, de votre point de vue, les conséquences pour votre pays et que peut-on attendre du développement de la coopération bilatérale ? Quelle est votre stratégie vis-à-vis de l’Europe et de l’Union européenne ?
Rusif Hüseynov : L’Azerbaïdjan et l’Union européenne entretiennent des liens politiques et économiques étroits. L’UE est le principal partenaire commercial de l’Azerbaïdjan et, jusqu’à la fin des années 2000, l’Azerbaïdjan cherchait à s’intégrer davantage dans la famille transatlantique.
Bien que cette politique ait ensuite été modifiée en faveur d’une politique d’équilibre, l’Azerbaïdjan a continué à collaborer avec l’UE et certains de ses États membres. Selon le président azerbaïdjanais Aliyev, un tiers de l’UE, soit neuf pays, sont des partenaires stratégiques de Bakou.
Il s’agit notamment de la Hongrie et de l’Italie. Cela signifie que
l’Azerbaïdjan ne se repose pas uniquement sur Bruxelles, mais aussi sur diverses capitales nationales lorsqu’il s’agit de prendre des décisions politiques, géopolitiques et économiques.
L’UE est également importante pour l’Azerbaïdjan sur le plan géopolitique. L’Azerbaïdjan est membre du Partenariat oriental, bien que ce projet soit aujourd’hui – disons-le ainsi – en crise, mais pour des raisons différentes, car trois des pays du Partenariat oriental se dirigent aujourd’hui vers une relation plus étroite avec l’UE dont ils cherchent à devenir membres. La Biélorussie a suspendu sa participation, tandis que l’Arménie est dans le camp russe. Je pense donc que nous devrions reformater le partenariat oriental et j’espère que l’Azerbaïdjan jouera également un rôle constructif au cours de ce reformatage ou de cette réinitialisation.
Bakou et Bruxelles négocient actuellement un nouveau cadre. Selon les fonctionnaires menant ces négociations, 90 % du traité est prêt. Plusieurs points sont en cours de discussion et une fois qu’ils seront résolus, nous aurons un nouveau traité entre l’Azerbaïdjan et l’Union européenne.
L’épine dorsale de toute cette collaboration entre les deux parties est la sécurité énergétique, c’est-à-dire le rôle de l’Azerbaïdjan dans l’architecture de sécurité de l’UE.
Tous les oléoducs azerbaïdjanais sont dirigés vers l’ouest et acheminent le pétrole et le gaz azerbaïdjanais vers les marchés européens.
Ferenc Almássy : Nous parlons de l’oléoduc transadriatique, de l’oléoduc du sud-est de l’Europe…
Rusif Hüseynov : Nous avons l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, nous avons le gazoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Ils aboutissent tous à des centres énergétiques turcs, mais les principaux clients sont les entreprises européennes, de sorte que les produits aboutissent sur les marchés européens. Je pense également au récent corridor gazier méridional, qui est une combinaison du TANAP, le gazoduc transanatolien, et du TAP, le gazoduc transadriatique. Le corridor gazier méridional a remplacé le projet Nabucco, une initiative prometteuse qui ne s’est jamais concrétisée.
Le corridor gazier sud-européen est une initiative de l’Azerbaïdjan. Si je ne me trompe pas, à l’époque où l’Azerbaïdjan déployait beaucoup d’efforts pour concrétiser cette initiative, le scepticisme était grand, en particulier dans les capitales européennes, et de nombreuses parties prenantes n’ont pas fourni un montant d’investissement suffisant pour ce méga-projet. Il faut également tenir compte du fait qu’à l’époque, les pays de l’UE profitaient du pétrole et du gaz russes.
La situation a changé avec l’invasion russe en Ukraine. Afin de trouver un substitut au gaz russe, les structures de l’UE, ainsi que les différents pays membres de l’UE, ont décidé de se tourner vers différents fournisseurs. L’Azerbaïdjan fait partie des principaux fournisseurs qu’ils ont approchés. Aujourd’hui, les projets TAP et TANAP suscitent de plus en plus d’attention et d’intérêt.
Il existe un mythe – je ne sais pas qui l’a inventé et fait circuler – selon lequel l’Azerbaïdjan prétendrait remplacer l’approvisionnement en gaz russe au niveau européen. Ce n’est pas vrai. L’Azerbaïdjan n’a pas cette capacité, et nous n’avons jamais prétendu que nous serions en mesure de remplacer totalement la Russie. C’est impossible.
Cependant, l’Azerbaïdjan est important parce qu’il peut et est prêt à remplacer le gaz russe dans plusieurs pays membres de l’UE et dans des pays situés dans le voisinage immédiat de l’UE.
Je pense à l’Italie, à la Croatie, à la Bulgarie et à la Grèce, ainsi qu’à certains pays des Balkans occidentaux comme l’Albanie. Des négociations sont en cours pour étendre l’approvisionnement en gaz azerbaïdjanais à de nouveaux marchés tels que la Macédoine du Nord et la Roumanie, et la Hongrie est également intéressée. Donc si l’Azerbaïdjan peut d’une manière ou d’une autre remplacer le gaz russe dans plusieurs pays européens, c’est déjà un grand soulagement pour Bruxelles.
Ferenc Almássy : Oui. La Hongrie, par exemple, dépend encore fortement des approvisionnements énergétiques russes, mais elle doit trouver un moyen de sortir de cette situation. Je suppose que c’est la raison pour laquelle l’Azerbaïdjan est actuellement le meilleur espoir pour la Hongrie d’y parvenir.
Mais allons plus loin sur ce sujet : comment travaillez-vous avec les différents États membres de l’UE, ou les États non membres dans les Balkans ? S’agit-il d’un grand changement à la suite de l’ « opération militaire spéciale », ou travailliez-vous déjà depuis des années sur des accords diplomatiques et commerciaux avec ces pays ? Que faites-vous pour développer vos partenariats ?
Rusif Hüseynov : Avant de répondre à votre question suivante, je voudrais faire une brève remarque concernant la précédente. Vous avez évoqué les tentatives de la Hongrie de traiter avec l’Azerbaïdjan. En ce qui concerne les importations de gaz, il ne s’agit pas seulement de la quantité de gaz que vous recevez. C’est aussi une question de diversité. Plus vos fournisseurs seront diversifiés, plus vous vous sentirez en sécurité. C’est pourquoi les pays européens tentent de diversifier leurs fournisseurs de gaz. Je suis sûr qu’ils discutent aussi avec les Qataris, avec les Américains, pour essayer de recevoir du gaz naturel liquéfié (GNL) des différents fournisseurs. C’est important en termes d’architecture de sécurité, y compris de sécurité énergétique.
Revenons maintenant à votre question sur la politique étrangère de l’Azerbaïdjan dans les Balkans occidentaux, que j’appelle le pivot de l’Azerbaïdjan vers les Balkans. Pendant de nombreuses années, nous avons été préoccupés par notre propre région, à savoir le Caucase et l’espace post-soviétique. Mais aujourd’hui, en raison des changements géopolitiques,
l’Azerbaïdjan, qu’il le veuille ou non, doit tourner son attention à la fois vers l’est, vers l’Asie centrale, et vers l’ouest, vers les Balkans et l’Europe centrale.
En ce qui concerne l’Asie centrale, c’est compréhensible, car le corridor médian a bénéficié d’une chance historique étant donné que les voies d’approvisionnement traditionnelles passant par la Russie ont été interrompues en raison de la guerre actuelle. Le corridor médian a une chance historique de se substituer à la route russe dans une certaine mesure – pas totalement, mais dans une certaine mesure. L’Azerbaïdjan, avec les pays d’Asie centrale, est donc enthousiaste à l’idée de jouer un rôle important en formant un pont entre l’Est et l’Ouest.
En ce qui concerne la direction occidentale, là encore, que cela nous plaise ou non,
nous sommes devenus une partie prenante dans les Balkans parce que nous fournissons du gaz aux pays balkaniques par le biais du gazoduc transadriatique. C’est une idée initiée par l’Azerbaïdjan et nous devenons un acteur dans cette région.
C’est pourquoi l’Azerbaïdjan est très actif, et si vous consultez les visites des responsables azerbaïdjanais dans les pays des Balkans, vous constaterez qu’elles se sont intensifiées ces dernières années. Nous sommes en train de devenir un acteur géopolitique dans les Balkans occidentaux.
À l’instar de sa politique étrangère vis-à-vis des différents pays de l’UE, l’Azerbaïdjan aborde également chaque pays des Balkans de manière individuelle
et ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Par exemple, nous avons d’excellentes relations avec la Serbie, et parce qu’il y a des questions énergétiques, il y a des liens commerciaux et de construction, tandis que l’Azerbaïdjan et la Serbie partagent la même préoccupation au sujet du sécessionisme. Ainsi, nous n’avons jamais reconnu le Kosovo, et les Serbes n’ont jamais reconnu la soi-disant République du Haut-Karabakh. Il y a donc des points d’intérêt commun.
Nous abordons la Croatie différemment, individuellement. Il en va de même pour l’Albanie, la Bosnie ou la Grèce, par exemple. L’Azerbaïdjan et la Turquie sont les nations les plus importantes l’une pour l’autre en ce qui concerne leurs priorités en matière de politique étrangère. Mais en même temps, malgré les problèmes entre la Turquie et la Grèce, l’Azerbaïdjan s’efforce de ne jamais irriter Athènes et de maintenir des relations positives, ce qui donne de bons résultats. Cette approche individuelle fonctionne.
Par exemple, la dernière réunion du Conseil de sécurité des Nations unies a été convoquée à l’initiative de la partie arménienne, qui souhaitait adopter une résolution anti-azerbaïdjanaise concernant le Karabakh. L’Azerbaïdjan a entrepris de contrebalancer les tentatives de l’Arménie, et l’Albanie a été l’un de nos soutiens au Conseil de sécurité des Nations unies. Les Albanais ont favorisé la position de l’Azerbaïdjan, et je pense que cela est dû à la politique étrangère positive que l’Azerbaïdjan mène dans les Balkans.
Ferenc Almássy : Qu’en est-il de la Hongrie, de la Roumanie et de l’Italie ?
Rusif Hüseynov : L’Italie est le premier partenaire commercial et d’exportation de l’Azerbaïdjan, et ce depuis au moins 20 ans, en tant que premier importateur de pétrole et de gaz azerbaïdjanais. L’Azerbaïdjan est le premier partenaire commercial de l’Italie parmi les pays du Caucase du Sud. L’Azerbaïdjan représente plus de 90 % des échanges commerciaux de l’Italie dans cette région.
Tout en jouant un rôle neutre dans les développements géopolitiques du Caucase, l’Italie a toujours défendu l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan et a donc été considérée comme un partenaire amical et stratégique par Bakou. Actuellement, plus de 100 entreprises italiennes opèrent en Azerbaïdjan dans les domaines de l’industrie, de la construction, du commerce, de l’agriculture, de la communication, des services et autres. Plusieurs entreprises sont impliquées dans la restauration et la reconstruction du Karabakh libéré, ce qui représente beaucoup pour la partie azerbaïdjanaise, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan politique.
La Roumanie a été le deuxième pays au monde et le premier parmi les États membres de l’UE à reconnaître l’indépendance de l’Azerbaïdjan, en décembre 1991. Les deux pays entretiennent d’excellentes relations politiques et diplomatiques, qui sont devenues en 2009 un partenariat stratégique. Une fois de plus, la Roumanie est devenue le premier pays de l’UE à le faire avec l’Azerbaïdjan.
Bucarest a toujours soutenu et défendu des relations plus étroites entre l’UE et l’OTAN d’un part et Bakou de l’autre. En ce qui concerne les développements les plus récents, au début de cette année, la société azerbaïdjanaise SOCAR et la société roumaine Romgaz ont signé un accord aux termes duquel l’Azerbaïdjan fournira [à la Roumanie] un milliard de mètres cubes de gaz entre 2023 et 2024.
Dans le cas de la Hongrie, il existe des relations positives et croissantes au niveau des élites politiques, qui favorisent l’approfondissement des liens politiques, économiques et culturels. Parmi les formes de coopération les plus tangibles qui me viennent à l’esprit, il y a les vols directs et moins chers entre Bakou et Budapest, de même que le programme de bourses Stipendium Hungaricum, qui permet chaque année à 200 jeunes Azerbaïdjanais de faire des études en Hongrie.
Nous nous félicitons également de la politique hongroise et de l’implication active dans le Karabakh libéré : des discussions sont en cours pour engager certaines entreprises hongroises dans les méga-projets destinés à faire revivre cette belle région déchirée par le conflit. Plus récemment, les villes hongroises de Gyöngyös et Tiszavasvári se sont jumelées avec les villes azerbaïdjanaises de Şuşa et Ağdam, au Karabakh. Mais plus encore, la Hongrie jouit d’un énorme soft power au sein de la société azerbaïdjanaise, croyez-le ou non.
Ferenc Almássy : Comment expliquez-vous cela ?
Rusif Hüseynov : Les Azerbaïdjanais considèrent les Hongrois comme un peuple turcique. Certaines personnes, dont moi-même, savent que les Hongrois actuels appartiennent à une autre famille linguistique, mais cet héritage hunnique en Pannonie joue un rôle important dans la formation des sentiments azerbaïdjanais à l’égard du pays des Magyars.
Ferenc Almássy : C’est très intéressant. Vous dites donc qu’en Azerbaïdjan, ce touranisme est vraiment vivace au sein de la population ? Il existe. C’est un sentiment réel.
Rusif Hüseynov : C’est un sentiment réel, qui s’explique par le fait que dans les années 1990, lorsque les Azerbaïdjanais ont souffert de la guerre du Karabakh, des déplacements de population et de l’épuration ethnique, nous avons eu besoin d’alliés. Nous avons eu besoin de pays pouvant être proches de nous sur le plan émotionnel, linguistique ou historique.
La Hongrie occupe donc une place particulière dans la vision azerbaïdjanaise du monde.
C’est pourquoi je pense qu’il est tout à fait judicieux que la Hongrie ait rejoint l’Organisation des États turciques. Encore une fois, les Hongrois ne font pas partie de la famille turcique d’un point de vue linguistique, mais la présence des Magyars, qui ont également revendiqué l’héritage des Huns turcophones, dans les projets d’intégration turque, est tout à fait symbolique et importante.
Ferenc Almássy : Nous parlions du pétrole et du gaz, mais l’Azerbaïdjan ce n’est pas que cela que votre pays fournit à l’UE, en effet, l’Azerbaïdjan, en coopération avec la Géorgie, la Roumanie et la Hongrie, est sur le point de mettre en place la plus longue ligne électrique sous-marine du monde, qui vise à fournir à l’Europe pas moins d’un gigawatt d’énergie. Il s’agit d’un projet gigantesque et très ambitieux.
Il apportera ce que l’on appelle l’ « énergie verte », car vous avez des champs d’éoliennes en mer Caspienne. Est-ce quelque chose que vous avez fait uniquement pour l’exportation vers l’Europe ? Est-ce quelque chose qui a été motivé par l’espoir que, comme vous l’avez dit plus tôt, l’Union européenne sera votre plus grand partenaire commercial ? Est-ce quelque chose que vous faites à des fins commerciales ? Ou s’agit-il d’un projet que vous réalisiez déjà de votre côté ? Et cette énergie est-elle produite principalement pour vous ou principalement pour l’exportation ?
Rusif Hüseynov : Pendant de nombreuses années, nous n’avons pas pu nous concentrer sur les énergies renouvelables, pour des raisons évidentes. Nous avions nos propres ressources fossiles que nous exportions vers l’Europe. Mais ces dernières années, les énergies renouvelables ont fait l’objet d’une attention beaucoup plus grande. Je pense que
plusieurs nouveaux méga-projets sont prévus en Azerbaïdjan, principalement avec des investisseurs saoudiens et émiratis.
La société émiratie Masdar, l’un des leaders mondiaux des énergies propres, a signé des accords de développement conjoint avec la State Oil Company of the Republic of Azerbaijan (SOCAR), pour des projets éoliens et solaires terrestres, et des projets intégrés d’éoliennes offshore et d’hydrogène vert, d’une capacité totale combinée de 4 gigawatts. Nous ne pouvons pas allouer notre propre argent à ce projet pour le moment, car la majeure partie de notre budget est actuellement consacrée à la reconstruction du Karabakh.
Depuis la guerre, cette région absorbe une grande partie de notre énergie et de notre budget. Nous avons donc absolument besoin de fonds extérieurs pour cela, ainsi que de savoir-faire.
Il a été calculé qu’étant donné que l’Azerbaïdjan est un petit marché et que notre consommation intérieure peut être satisfaite avec une petite quantité d’électricité, de gaz et de pétrole, la majeure partie de l’énergie que nous produirons dans les années à venir sera disponible pour l’exportation. Ce projet impliquant l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Roumanie et la Hongrie est donc très ambitieux. Il a bien sûr des dimensions politiques et géopolitiques. Il réunit quatre pays du Caucase du Sud et l’UE, et j’ai donc tendance à le considérer davantage comme un projet géopolitique.
En même temps, je suis curieux de lire son rapport de faisabilité, car la dimension économique est importante. Le projet sera mis en œuvre s’il est économiquement viable. Il faut espérer que les parties qui investissent actuellement beaucoup de leur réputation dans ce projet seront en mesure de le rendre viable pour tous les acteurs concernés. Mais si ce projet aboutit, ce sera un autre élément qui unira non seulement l’Azerbaïdjan, mais bien l’ensemble du Caucase du Sud à l’Union européenne.
Ferenc Almássy : C’est donc un pas de plus vers la création d’un lien entre l’Azerbaïdjan et l’Union européenne. Faut-il s’attendre, en cas de succès, à d’autres projets de même nature ?
Rusif Hüseynov : Oui. Par exemple, la Route de la soie numérique est un projet ambitieux mis en œuvre par des entreprises azerbaïdjanaises et visant à connecter l’Azerbaïdjan au réseau internet mondial. Le projet prévoit la mise en œuvre de grands projets d’infrastructure, la pose de câbles terrestres et sous-marins à fibre optique pour former un corridor numérique entre l’Europe et l’Asie, ainsi que la construction d’un centre de données régional en Azerbaïdjan et en Géorgie. Ce méga-corridor de télécommunications numériques traversant les territoires de plusieurs pays, à savoir la Géorgie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan, constituera l’itinéraire le plus efficace et le plus court, avec une large bande passante et un temps de latence réduit pour la transmission des données, et stimulera la coopération et le développement de la région. Nous parlons traditionnellement de pétrole et de gaz, mais comme vous pouvez le voir, de nouvelles dimensions et de nouveaux aspects de la collaboration sont également sur la table.
Ferenc Almássy : Cela montre que les liens entre l’UE et l’Azerbaïdjan sont de plus en plus nombreux. Cela nous amène à ma question suivante. L’Europe va devenir plus dépendante de votre énergie et de vos services, tandis que vous deviendrez plus dépendant de l’UE en tant que client. Il y aura donc un développement naturel d’interdépendance. Vous savez que l’UE a une façon très idéologique de traiter ses partenaires et son voisinage. Cela a conduit, entre autres, à une crise majeure avec la Russie.
À cet égard, comment l’Azerbaïdjan se prépare-t-il à faire face aux pressions inévitables qui viendront de l’UE pour une normalisation politique et des changements sociétaux selon les normes et les attentes de l’UE ?
Rusif Hüseynov : Le XXIe siècle nous apportant tant de changements en si peu de temps, il nous faut nous réformer, réformer notre pays et réformer notre environnement. Dans ce contexte, les changements et les réformes sont importants et doivent être continus. En même temps, je ne les veux pas simplement parce que l’UE les exige. Ils doivent venir de l’intérieur et répondre aux demandes nationales.
En ce qui concerne l’UE et le traitement qu’elle réserve à ses États partenaires, en Azerbaïdjan, ni l’élite politique ni la communauté des experts ne se font d’illusions. Nous avons appris à vivre avec les conditions de la Realpolitik, si je puis dire, car nous sommes le seul pays coincé entre la Russie et l’Iran. Nous avons donc toujours été très pragmatiques et réalistes. Alors que d’autres pays post-soviétiques cherchent désespérément à adhérer à l’UE, l’Azerbaïdjan a décidé de ne pas le faire,
l’Azerbaïdjan a décidé d’être non-aligné afin de ne pas irriter son voisin du nord. Nous en avons vu les conséquences en Géorgie et maintenant en Ukraine.
Alors que d’autres pays du Partenariat oriental ont signé des traités en conséquence avec l’UE, l’Azerbaïdjan ne s’est jamais empressé de signer et d’accepter les conditions qui pourraient nuire – disons à l’agriculture nationale – malgré la pression exercée par Bruxelles. En effet, l’une des pierres d’achoppement entre l’Azerbaïdjan et l’UE en ce qui concerne ce traité ou ce cadre est l’agriculture, ou les subventions à l’agriculture. Il y a donc des questions sur lesquelles l’Azerbaïdjan peut fermement maintenir et défendre sa position.
De plus, comme je l’ai dit précédemment, nous avons appris à vivre avec une approche réaliste, parce que nous avons aussi nos propres ressentiments envers l’UE, puisque chaque fois qu’il a été question de la Géorgie, de l’Ukraine ou de la Moldavie à différents niveaux de l’UE, l’intégrité territoriale de ces pays a été acceptée sans aucune hésitation ou ambiguïté. Mais
lorsqu’il s’agissait du Karabakh ou de l’intégrité de l’Azerbaïdjan, nous n’avons jamais entendu de déclarations sans ambiguïté de la part des institutions de l’UE. Elles ont toujours qualifié notre situation de « compliquée ». C’est pourquoi nous sommes plus ou moins immunisés contre les pressions extérieures – et je ne parle pas seulement de l’UE, mais aussi des pressions exercées par nos voisins immédiats.
Ferenc Almássy : Cela nous amène à ma dernière question. Vous avez parlé du fait que vous êtes coincés entre deux acteurs géopolitiques majeurs, à savoir la Russie et l’Iran. Vous êtes également très proche de la Turquie, mais vous avez évidemment de meilleures relations avec elle. Même si ce n’est pas le sujet principal de cet entretien, il y a un sujet que nous ne pouvons pas éviter, surtout depuis la reprise du conflit au Karabakh. Quelles garanties pourriez-vous offrir aujourd’hui à vos partenaires européens pour rester un fournisseur d’énergie fiable et à long terme, compte tenu de la situation actuelle, qui semble perdurer et ne pas être facile à résoudre ? Certains évoquent également la possibilité d’un conflit régional plus important. J’espère que cela n’arrivera pas, mais cette possibilité ne peut être écartée. Je suppose également que ce sujet est abordé dans vos discussions avec vos partenaires européens. Que leur répondez-vous ?
Rusif Hüseynov : La réponse est très simple. L’Azerbaïdjan a été cohérent dans sa politique énergétique. Il y a 15 ou 20 ans, lorsque nous avons construit nos premiers pipelines, ils étaient orientés vers l’ouest. Ils ne se dirigeaient ni vers le nord ni vers le sud. Nous avons toujours tenu nos promesses en ce qui concerne les exportations d’énergie vers les pays européens. Rappelez-vous que je vous ai dit tout à l’heure qu’à l’époque où ce soi-disant corridor gazier sud-européen suscitait beaucoup de scepticisme, de nombreux acteurs occidentaux ne voulaient pas y investir, mais l’Azerbaïdjan a utilisé son propre argent pour construire une infrastructure géopolitique que l’UE utilise aujourd’hui bien volontiers.
La stratégie géopolitique ou économique actuelle de l’Azerbaïdjan repose sur la tentative de faire de notre pays un pont qui relierait l’Est et l’Ouest par le biais de différents projets : le corridor médian, la connectivité dans le domaine de l’énergie.
Il y a encore quelque chance d’impliquer le Turkménistan dans l’exportation de son gaz vers l’Europe. La probabilité que cela se produise est de plus en plus faible, mais il y a encore quelque chance. Et comme je l’ai dit, les câbles internet entre l’Est et l’Ouest – la Route de la soie numérique – passent par l’Azerbaïdjan. Nous essayons donc de devenir un pont. Nos précédents projets énergétiques s’inscrivaient dans une stratégie à long terme, qui est toujours d’actualité. Les implications politiques sont énormes.
Grâce à cette politique cohérente, je pense que l’Azerbaïdjan a déjà prouvé qu’il était un partenaire fiable. Nous connaissons actuellement une certaine instabilité dans notre région en raison du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais je pense que l’UE peut jouer un rôle important en tant que médiateur, en offrant son expertise et en facilitant les choses.
Ce que l’Azerbaïdjan veut vis-à-vis de l’Arménie, c’est une reconnaissance mutuelle de l’intégrité territoriale, y compris le Karabakh en tant que partie de l’Azerbaïdjan. L’Azerbaïdjan veut débloquer les lignes de transport et de communication.
Une offre a été faite à l’Arménie pour qu’elle les accepte dans le cadre du corridor médian.
L’idée est d’établir une interdépendance entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan afin d’éviter de nouveaux conflits. L’UE peut être très utile à cet égard,
car la vision de la famille européenne après la Seconde Guerre mondiale repose sur cette interdépendance. Par conséquent, si l’UE vient dans notre région avec son expertise, ses normes de bonne gouvernance et son argent, je pense que nous pourrons résoudre nos problèmes avec l’Arménie, aussi profonds soient-ils.