Par Thibaud Cassel.
Partie 1/3 ici ! – Partie 2/3 ici ! – 3/3 – 3e partie : La Roumanie sur le fil – Célébration du centenaire de la Roumanie moderne le 1er décembre 2019
Les « vents mauvais » venus de l’est que dénonce le président français pourraient bien emporter le verni libéral – fort écaillé – de la Roumanie, et même fragiliser son emprise à l’ouest du continent. Dans un contexte de profonde recomposition politique, quelle place pour un pays exceptionnel, latin et oriental à la fois, de 20 millions d’habitants ?
Saison croisée et air du temps
La Roumanie cultive avec la France une amitié intéressée depuis son émergence comme nation moderne. L’écho s’en retrouve aujourd’hui, puisque les deux pays organisent à l’occasion du centenaire de 1918 une « saison croisée », faite d’expositions temporaires d’un bout à l’autre du continent. Cet événement a été inauguré à Paris le 27 novembre par les présidents roumain et français, Klaus Johannis et Emmanuel Macron. Immanquable occasion de mesurer l’abîme qui sépare l’instigatrice du printemps des peuples en 1848 de l’hexagone bariolé de « la république en marche » ; mais aussi opportunité de jauger ce que la Roumanie peut apporter à une Europe en fin de cycle.
La Roumanie « tout contre » l’Occident
Ce 27 novembre, Klaus Johannis s’en est tenu à célébrer « l’histoire commune et la relation privilégiée entre la France et la Roumanie », tandis que le président français gratifiait l’assistance de sa pensée complexe, alternant lieux communs et absurdités. « La culture est l’un des ciments de notre Europe » déclare-t-il dans le cadre post-culturel du musée Georges Pompidou, avant d’assener : « la langue de l’Europe, c’est la traduction ». L’événement ne relève pas du soft-power culturel, pour lequel la France est admirablement pourvue, mais du mantra libéral-libertaire le moins propre à cultiver une réelle fraternité franco-roumaine. Quand un pays cesse d’estimer, si périphérique soit-il, on peut anticiper qu’il cessera bientôt de craindre ; la France d’Emmanuel Macron cède le pas à des acteurs plus décidés.
Tirer parti du bras du fer américano-allemand ?
La timide réorientation à l’œuvre depuis deux ans dans la politique roumaine consiste à retrouver le sens de l’intérêt national : si « America first », alors « Romania first » également. On a vu récemment le gouvernement américain prendre fait et cause pour le gouvernement roumain actuel, alors que l’Allemagne soutient l’opposition. Ces frictions entre deux grandes puissances occidentales offrent une marge de manœuvre inespérée à Bucarest. Le pays se trouve dans l’orbe économique allemande, mais avant tout dans l’orbe stratégique américaine : non seulement compte tenu de sa situation frontalière de l’Ukraine et de la Moldavie mais encore en mer Noire avec l’évolution incertaine de la Turquie. Or aujourd’hui, la Roumanie n’a plus rien à perdre, ou du moins plus grand-chose à céder. Au point que la taxation des banques et des multinationales étrangères, le refus des produits de mauvaise qualité inondant son marché, etc. comptent parmi les options (enfin) sérieusement étudiées lors du dernier conseil national du parti social-démocrate (PSD) au pouvoir, le 16 décembre dernier.
La Roumanie et Visegrad
Le repositionnement de la Roumanie à l’intérieur de l’Occident peut se comparer à celui de la Pologne et d’autres pays du centre : américanophiles quoique solidement amarrés à l’économie allemande. Les pays d’ex-Europe de l’est doivent coopérer pour compter. Le ralliement de la Roumanie à la dynamique du groupe de Visegrad s’avère indispensable pour l’affirmation d’un acteur complet sur la scène européenne, c’est-à-dire capable de suivre un agenda européen qui ne soit ni celui de Berlin, ni celui de Washington.
La Roumanie préside l’Union européenne durant le premier semestre 2019, et c’est à Sibiu que se tiendra le sommet européen post-Brexit du 9 mai 2019. Ce passage momentané au premier rang pourrait protéger Bucarest d’un ostracisme trop virulent.
Un illibéralisme venant de la gauche ?
La vigueur politique des pays d’Europe centrale se retrempe dans le populisme depuis quelques années – c’est-à-dire dans la démocratie. Mais le populisme a besoin de vecteur pour aboutir. En ce sens, il ne peut pas naître d’une abolition du clivage droite-gauche, bien qu’il doive à terme y mener. En Roumanie, c’est bien le PSD qui capte les aspirations populaires et entend défendre « ceux de quelque part » face à « ceux de nulle part ». Malgré les vicissitudes politiciennes (scission, fusion et changement de nom), le PSD demeure le principal héritier du parti communiste de Nicolae Ceausescu. Le tournant « illibéral » en Roumanie n’est donc pas amorcé, comme en Hongrie et en Pologne, par la droite. Cette évolution repose largement sur les épaules de Liviu Dragnea. Vice-Premier ministre de décembre 2012 à décembre 2014 et Président de la chambre des représentants depuis décembre 2016. Il tient plus encore son pouvoir de la présidence du PSD qu’il assume depuis l’été 2015.
Le pragmatisme roumain à l’œuvre
Si le PSD roumain, membre important du Parti socialiste européen (PSE), peut jouer un rôle significatif, c’est de miner le libéralisme par la gauche comme la Hongrie d’Orbán le saborde par la droite. Le flair des Roumains pour les fins de règnes opportunes pourrait être sensible au climat toujours plus fébrile à l’approche des élections européennes de mai 2019. L’enjeu pour la gauche roumaine ? Ne pas couler avec le Titanic de la gauche libérale, tourner le dos à une idéologie dérisoire et disqualifiée et s’appuyer sur l’électorat roumain, lassé de l’exploitation quasi-coloniale dont le pays fait l’objet. Appliquer en fait l’impitoyable maxime de Nietzsche : « ce qui tombe, pousse-le ». Cette versatilité byzantine, la Roumanie l’entend à merveille.
Vers une force de gauche alternative en Europe ?
La situation roumaine n’est pas unique. C’est le lot de la gauche dans l’Europe périphérique : au Portugal, au Danemark d’une autre façon et bien sûr dans les PECO. On peut aussi y associer le mouvement Aufstehen, lancé par l’Allemande Sarah Wagenknecht à l’intérieur de Die Linke. Mais le plus sûr partenaire de cette tendance, et son précurseur, ne fait pas de doute : le Mouvement 5 Etoiles (M5S) en Italie. Rassemblées hors des groupes socialiste (PSE) et gauchiste (GUE) au niveau européen, ces forces politiques jouerait un rôle nécessaire pour assécher les réserves que le centre libéral trouve toujours sur sa gauche pour dégager une majorité. Si une telle plateforme émergeait dans le cadre des élections européennes, aucun doute qu’elle se renforcerait durant la mandature 2019-2024 des membres de la gauche radicale que les événements en cours désabusent. Le cas de Djordje Kuzmanovic fournit un cas exemplaire : ce porte-parole de « France insoumise » a démissionné pour protester contre la dérive gauchiste et communautariste du parti, incapable à ses yeux de sortir de la nasse libérale. Heureusement, la politique européenne ouvre le champ à de nouvelles perspectives.