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Roumanie : Les failles et les zones d’ombre de l’unité nationale

Temps de lecture : 5 minutes

Par Thibaud Cassel.

Partie 1/3 ici ! – 2/3 – 2e partie : Reportage exclusif en Roumanie

De Bucarest à Alba Iulia, on célèbre le 1er décembre l’union de « la plus grande Roumanie », union qui autorise bien des détournements en son nom. Quelles leçons tirer des célébrations officielles d’un côté, d’animations culturelles et de la liesse populaire d’un autre, et enfin de la manifestation contestataire des libéraux de #Rezist ?

Ce que dit une parade militaire

Le samedi 1er décembre, la foule se presse, compacte, dans le métro à destination de la station Aviatorilor. La place Charles de Gaulle se trouve à deux pas. S’y dresse un arc de triomphe, plus petit et plus dépouillé que son modèle parisien : c’est l’endroit le plus couru pour suivre la parade militaire. L’assistance est considérable, jeune et familiale en dépit des – 8°C affichés au thermomètre. Les enfants tiennent dans leur petit poing serré des drapeaux roumains. Une véritable réjouissance publique se prépare, au point que le dispositif de sécurité aux abords de l’arc de triomphe semble incongru ; mais les gens s’en accommodent sans humeur.

Le président Klaus Iohannis prononce un bref discours à 10h, puis l’hymne national est entonné alors que se succèdent des coups de canons : cérémonial assez simple et sans prétention aux yeux d’un Français. Les références à la « grande nation » ne se limitent pas à la place de Gaulle : la musique militaire est d’une tournure très française, les uniformes également. Le défilé a quelque chose d’un spectacle populaire et provincial. Les têtes d’ogives qui descendent vers la place de la Victoire ne semblent dangereuses que dans la mesure où c’est une force extérieure qui en commande l’usage aux Roumains – et ils achètent fort chers ces hochets de leur souveraineté limitée. L’armée a l’air d’une curiosité dont on se rappelle l’existence une fois l’an. Hors le cadre un peu parent de l’Europe orientale, tout autre est le défilé du 9 mai à Moscou. Je me souviens de la fièvre populaire, de l’ardeur martiale avec laquelle la foule acclamait les avions qui pavoisaient le ciel aux couleurs nationales. Combien les cadets semblaient exprimer le dévouement guerrier de tout l’empire. Le défilé était le décalque en arme de la Russie tout entière ; il est ici le masque roumain de l’empire américain.

Véhicule blindé défilant lors du 1er décembre 2018 à Bucarest. Photo : Thibaud Cassel

Être patriote comme on fait de la prose

La patience coutumière de la Roumanie sous l’empire du moment ne fait donc pas défaut. L’envers du décor, beaucoup plus réjouissant, m’apparaît dans la bodega où je me réchauffe. L’ambiance est populaire, légère et festive. On y arbore les couleurs nationales avec une débonnaireté qui n’a rien de national, au sens moderne et politique du terme. C’est une expression aussi simple et nécessaire que la politesse. Cette simplicité s’apparente à une primitivité sans artifice, aux antipodes de tout sentiment recuit, de toute vindicte ; à croire que la fibre nationale n’ait jamais connu ici son moment romantique. Un ami m’assure qu’en Roumanie la transcendance est réservée aux popes. Presque peut-on dire que la politique y est un commerce comme un autre. On comprend alors l’ineptie d’un libéral, essayant de subvertir les Roumains par des « mobilisations citoyennes ». Ils n’ont rien de ce que les Français s’inoculent depuis trois siècles ; et trois siècles c’est un monde. On peut voler le Roumain, mais le persuader de ce qui lui est étranger, cela semble heureusement un objectif inatteignable dans les délais dont dispose le libéralisme en crise.

En face du palais royal de Bucarest, qui accueille à présent le musée d’art national, de grands pavillons bâchés abritent une exposition sponsorisée par la mairie de Bucarest à l’occasion du centenaire de la Roumanie moderne. « 100 inventions en 100 ans » expose les trouvailles et les savants roumains du siècle écoulé. Des biplans sont exposés non loin des groupes d’adolescents se prêtant à des animations tout droit sorties de « C’est pas sorcier ». Dans une salle attenante se déroulent des interventions accessibles aux enfants.

Une jeunesse indécise et sceptique

Le président de l’ONG en charge de l’organisation se prête volontiers à un entretien. Liviu, à peine trentenaire, est aujourd’hui assez détaché de la politique : le but de ces animations gratuites, c’est d’offrir à la jeunesse l’estime de son histoire et une meilleure culture scientifique. Pour une jeunesse à la fois curieuse et enracinée, ni chauvine ni intellectuelle. Les débats partisans l’agacent, aucun parti ne trouvant grâce à ses yeux et d’ailleurs : les Roumains n’attendent guère d’eux, sinon un peu de retenue dans la façon d’abuser de leur situation. La postérité de Ceaușescu se retrouve dans tous les partis, et pas seulement dans le Parti social-démocrate (PSD) au pouvoir. Liviu m’affirme que le mouvement #rezist, qui appelle à manifester aujourd’hui, est perçu comme un mouvement artificiel, et sa rhétorique creuse ne fait plus recette. Nous rappelons que ce mouvement fait l’objet de toute l’attention du Visegrád Post, notamment ici et ici.

Liviu a pourtant participé à de nombreuses manifestations contestataires depuis l’éveil de sa conscience politique en 2010. La situation économique du pays s’est détériorée dans la foulée de la crise de 2008, et conduit en 2012 à la première importante mobilisation dans le pays depuis la mort de Ceaușescu, à l’encontre du gouvernement de droite libérale de Traian Băsescu. La contestation populaire s’invite de nouveau dans la politique roumaine en 2014, suite à divers scandales d’exploitation coloniale du pays (Roșia Montana, Gabriel Resources). 40 à 50.000 personnes défilent alors à Bucarest chaque dimanche de juin à décembre. Enfin en 2017, la loi de réforme de la Justice, présentée par les libéraux comme une loi de complaisance pour le parti au pouvoir, fait descendre 300 000 personnes dans les rues de la capitale au ralliement de #rezist. La manifestation du 10 août dernier est émaillée de violences du côté des protestataires et des forces de l’ordre, débordements rarissimes en Roumanie. La tendance insurrectionnelle de #rezist passe mal auprès de nombreux Roumains : les mots d’ordre clairement révolutionnaires ont révélé un mélange de cynisme et d’immaturité, alors que le tournant national-populiste de Liviu Dragnea à la tête du PSD ne semble pas justifier un déchaînement de violence.

La mobilisation de #rezist

Symétriquement à l’opposé du patriotisme officiel – et quelque peu factice – de la parade militaire, la contestation libérale organise une démonstration de force l’après-midi même place de la Victoire. #rezist peut se définir comme le mouvement social strictement inverse aux Gilets Jaunes en France. C’est à peu près la défense du libéralisme contre la démocratie à l’instigation de la Roumanie des métropoles, celle qui souffre le moins. A 13h la place de la Victoire est simplement déserte. J’y croise deux étudiants Erasmus à la recherche d’une noble cause à défendre – et d’un peu de distraction. Je reviens donc plus tard, car l’événement est en effet prévu sur Facebook de 15h à 23h. Environ 300 personnes battent le pavé à 17h, peut-être 200 de plus quand je m’en vais une heure plus tard. Le froid glacial n’explique pas entièrement l’échec des représentants sur place de la bonne conscience occidentale. D’abord cette manifestation partisane et anti-gouvernementale le jour de l’unité suscite une certaine défiance. Le PNL, parti du président Klaus Iohannis, pourtant en opposition frontale avec le PSD au pouvoir, n’avait pas appelé à se joindre à la contestation. Une fois l’effet de mode passé, ce produit d’importation en crise même à l’ouest ne suscite pas d’adhésion véritable. Malgré le roulement d’un tambour et quelques cornes de brume, nulle vraie colère perceptible ; malgré des cris sporadiques tels « justice ! pas corruption ! » repris un moment par des voisins transis pour se réchauffer, nulle exaspération populaire. Même la communication suggestive, dans laquelle excelle la subversion libérale, semble en panne. Si le libéralisme occidental s’avère incapable d’emporter la Roumanie dans son sillage, reste à cerner les perspectives politiques de ces « Latins d’Orient » et leur apport positif à la question européenne.

3e partie ici !