Pologne – Le mercredi 9 juin, en même temps qu’elle entamait une procédure contre l’Allemagne pour affirmer la primauté du droit européen, la Commission européenne adressait une lettre au gouvernement polonais afin de lui demander de retirer sa saisine du Tribunal constitutionnel national en réaction à un jugement de la Cour de Justice de l’UE du 2 mars dernier concernant une des réformes polonaise de la justice. Ici aussi, il s’agit d’affirmer la primauté du droit communautaire et des décisions de la CJUE sur la législation et la constitution des États membres.
Le 2 mars dernier, la CJUE avait en effet prétendu donner au Tribunal supérieur administratif polonais (NSA) le droit de ne pas reconnaître les nominations de juges faites après une réforme de la loi polonaise sur le Conseil national de la magistrature (KRS). Or, dans l’ordre juridique polonais, seul le Tribunal constitutionnel peut invalider cette réforme.
Parallèlement, le Tribunal constitutionnel polonais devait se pencher le 15 juin sur la conformité avec la Constitution polonaise et avec les traités européens des mesures conservatoires adoptées par la CJUE à l’égard de la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise, en vertu desquelles la CJUE a prétendu suspendre les travaux de cet organe polonais de supervision judiciaire. C’est la Cour suprême elle-même qui avait saisi le Tribunal constitutionnel l’année dernière après la décision de la CJUE.
Les juges constitutionnels polonais ont donc à dire si les juges de la CJUE peuvent prétendre réguler l’organisation et le fonctionnement de la justice polonaise sans que la Pologne n’ait jamais transféré cette compétence à l’UE en vertu d’un traité international.
En effet, pour Varsovie, la simple mention, à l’article 19 du traité sur l’UE, du fait que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union », ne signifie pas, comme le voudraient la Commission européenne et la CJUE, que les pays signataires ont autorisé l’UE à réguler la justice des pays membres. Et ce d’autant plus que l’article 4 du même traité stipule clairement que « toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres ».
Dans un arrêt du 18 mai 2021 concernant la Roumanie, la CJUE a une nouvelle prétendu pouvoir, en vertu du principe de primauté du droit communautaire, autoriser chaque juge à désobéir au droit national s’il le considère contraire au droit de l’Union. Dans ce cas aussi, il s’agit d’une réforme de la justice contestée par certains juges roumains qui se sont tournés vers la CJUE pour la faire invalider.
Dans le cas allemand, la procédure d’infraction entamée le 9 juin contre Berlin concerne le jugement de la Cour constitutionnelle allemande de mai 2020 remettant en cause la capacité de la CJUE à valider des actions de la Banque centrale européenne (BCE) qui violeraient les traités.
Pour les juges constitutionnel allemands, les nations européennes sont maîtresses des traités et un jugement de la CJUE, s’il n’est pas en conformité avec ces traités, ne peut pas s’appliquer en Allemagne.
En effet, ont argumenté les juges allemands, si les tribunaux nationaux devaient se contenter d’approuver de manière automatique les décisions des institutions de l’UE, cela remettrait en cause « le principe-même de la démocratie ».
Et c’est bien le problème qui se pose aussi aujourd’hui en Pologne : si la CJUE peut se décréter elle-même instance suprême et ordonner aux juges nationaux de ne pas appliquer le droit dans des domaines où la Pologne n’a jamais procédé à un abandon de souveraineté, c’est le principe-même de démocratie qui est remis en cause. Or cet effort des institutions européennes en faveur d’une évolution vers un système fédéral non démocratique par le biais d’une réinterprétation des traités par la CJUE se fait en même temps que la mise en place d’un « mécanisme d’état de droit » qui permettra à la Commission européenne d’user du chantage aux fonds européens pour imposer ses vues dans les domaines qu’elle voudra, si elle peut obtenir le soutien d’une majorité d’États membres au Conseil.
Voir à ce sujet : « Vers une Europe fédérale et uniforme avec le mécanisme lié à l’état de droit ».
Dans sa lettre au gouvernement polonais, le Belge Didier Reynders, commissaire européen à la Justice, met en garde contre un jugement du Tribunal constitutionnel polonais qui remettrait en cause le principe de primauté de droit européen. Cependant,
ce sur quoi le Tribunal constitutionnel polonais s’apprête à statuer, c’est en réalité sur le droit des institutions européennes à s’octroyer elles-mêmes de nouvelles compétences.
La réaction polonaise à cette lettre a par conséquent été assez vive.
Le premier ministre Mateusz Morawiecki, interrogé par des journalistes, a assuré qu’il ne reviendrait pas sur sa saisine du Tribunal constitutionnel et a rappelé que la jurisprudence de ce Tribunal veut que, en cas de collision entre le droit européen et la Constitution polonaise, il faut changer le droit européen ou modifier la Constitution. En d’autres termes, il ne peut pas y avoir d’invalidation automatique des dispositions du droit national et de la Constitution qui seraient considérées contraires au droit européen par des juges nationaux placés sous la supervision directe de la CJUE.
Quant au ministre de la Justice Zbigniew Ziobro, qui était le destinataire direct de la lettre de Reynders, il a rappelé qu’à l’époque du communisme, Moscou cherchait au moins à créer l’apparence d’une souveraineté polonaise. « Même à l’époque de la souveraineté limitée de l’État polonais, qui était la formule de fonctionnement de la Pologne au temps de la République populaire, je ne me souviens pas qu’un secrétaire de Moscou ai jamais écrit une lettre à Wojciech Jaruzelski pour lui demander de retirer une demande auprès d’un tribunal polonais ayant le pouvoir de statuer sur des principes idéologiquement importants pour les autorités [polonaises] », a fait remarquer le ministre.
La présidente du Tribunal constitutionnel polonais, Julia Przyłębska, a elle aussi exprimé son étonnement à la nouvelle de la lettre du Belge Didier Reynders, et elle a rappelé que « la Constitution polonaise accorde le droit à des entités telles que le Premier ministre et d’autres représentants des autorités de la République de Pologne de poser au Tribunal constitutionnel des questions concernant la constitutionnalité de réglementations spécifiques, de dispositions légales, y compris du droit international, qui sont ou seront en vigueur dans la République de Pologne. La demande de ne pas présenter de motion, et donc de ne pas exercer son droit constitutionnel, peut être considérée comme une tentative d’ingérence dans la souveraineté, l’indépendance des organes de l’État. (…)
L’état de droit est fondé sur le fait que chaque entité qui a des pouvoirs et des obligations constitutionnels peut exercer et exerce effectivement ces obligations et ces pouvoirs, d’où ma surprise et mon étonnement qu’une telle demande ait été formulée. »
N’est-il pas surprenant, en effet, que la Commission demande instamment au gouvernement polonais de permettre aux institutions européennes de faire évoluer l’UE vers un système fédéral en violant les principes de démocratie et d’état de droit ?