Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Le 22 janvier, Mme Cecilia Chirvăsuţă, médecin cardiologue à l’hôpital départemental de Tulcea (ville de l’Est de la Roumanie) a été condamnée à 4 ans fermes pour l’encaissement illégal d’un paiement de 1200 lei (à peu près 300 dollars) – en Europe de l’Est, il est courant de voir des médecins discrètement exiger de la part des patients ce genre de « compléments de rémunération » pour soins, ce qui ne saurait trop surprendre, compte tenu du fait que leur salaire officiel est généralement de 2 à 8 fois inférieur à celui de leurs collègues occidentaux (alors même qu’ils vivent dans des pays aujourd’hui largement dominés par la grande distribution occidentale, où le coût de la vie tend à s’aligner sur l’Ouest). Sur ces entrefaites, l’économiste hétérodoxe (et ancien ministre) Ilie Șerbănescu a calculé qu’en 2017, en dépit d’une croissance de 7% du PIB, les rentrées fiscales de l’Etat roumain au titre de l’impôt sur le profit des sociétés ont diminué de 7% – ce qui signifie, en gros, que les multinationales (qui constituent la plupart des contribuables soumis à cet impôt en Roumanie – les entreprises plus petites, appartenant d’ordinaire à des roumains, étant plutôt dirigées vers une taxation du chiffre d’affaire) ont amélioré de 14% leur « optimisation fiscale » (expression qui, traduite du Newspeak néolibéral, veut tout simplement dire : fraude fiscale), principalement au moyen de systèmes de facturation off-shore, en passant souvent par les paradis fiscaux internes de l’EU. Il va sans dire que cet « énorme larcin » (pour reprendre les termes utilisés par Șerbănescu) est, dans l’ensemble, formellement « légal », de telle sorte que personne ne va atterrir en prison pour l’avoir commis, et que les multinationales vont pouvoir continuer à piller la Roumanie sans même s’exposer à la moindre amende. Il est vrai que Șerbănescu est généralement présenté comme un « nationaliste roumain » – oui mais voilà : ses analyses viennent justement d’être confirmées – à une plus large échelle, par des calculs concernant toute l’Europe centrale – par l’économiste franco-britannique « de gauche » Thomas Piketty, dans un texte publié sur son blog, blog hébergé par le très peu roumain et très peu nationaliste journal français Le Monde.
Cette simple comparaison peut vous aider à comprendre ce que les enfants chéris de la presse occidentale, les partisans roumains du mouvement #rezist – pour la plupart de jeune gens, revenant parfois d’études ou de séjours professionnels à l’étranger, mais généralement dénués de toute expérience de vie indépendante en Roumanie – n’ont pas réussi à comprendre : qu’au cours des dix dernières années, le seul succès un tant soit peu tangible dont puisse s’enorgueillir la « lutte contre la corruption » menée en Roumanie, c’est d’avoir assez bien réussi à éradiquer la petite corruption indigène. Autre façon de dire que cet assainissement téléguidé depuis l’Occident a pour principal effet de faire disparaître le caractère démocratique de la corruption, tout en imposant à la grande corruption politico-financière, restée pour l’essentiel intacte, de nouvelles normes de légalité apparente. C’est là une histoire de leur pays que les jeunes protestataires adeptes du hashtag susmentionné ne connaissent pas, étant donné que même leurs propres parents hésiteront à la leur raconter, car pour eux, dans la culture encore largement tribale de leur génération, la « réussite » de leurs enfants émigrés (ou du moins ce que leurs enfants leur présentent comme tel – même si la réalité de cette « réussite » ressemble bien souvent à des emplois sous-payés dans les banlieues de l’Occident global) est plus importante que la mise à sac, aggravée d’année en année, de leur pays par la cupidité des entreprises occidentales.
Mais bien entendu, tous les Roumains n’ont pas la « chance » d’avoir des enfants étudiant ou travaillant à l’étranger, et, de ceux qui l’ont, tous ne sont pas égoïstes au point d’oublier leurs compatriotes restés à la traîne, ce qui pourrait expliquer l’enthousiasme digital sans précédent qui – d’un bout à l’autre du spectre politique roumain – a salué la publication de la photographie de groupe du nouveau gouvernement constitué par Viorica Dăncilă, photographie sur laquelle on remarque la curieuse absence des drapeaux européens qui trônaient en bonne place sur les photographies des gouvernements précédents. La photographie n’ayant pour l’instant fait l’objet d’aucun commentaire officiel, l’absence du textile étoilé pourrait après coup être présentée comme un simple oubli – mais pourrait aussi constituer un test discret auquel ledit gouvernement soumet l’opinion en préparation de l’adoption d’une ligne eurosceptique plus dure. Or le fait est que ce nouveau « portrait de famille sans étoile » a été acclamé sans réserves, même par certains nationalistes de droite qui, quelques jours auparavant, traitaient encore avec méfiance la nomination au poste de premier ministre de Viorica Dăncilă (laquelle, jusque-là euro-parlementaire, s’était surtout fait remarquer par des prises de position de gauche, notamment féministes) pour succéder à M. Tudose, lequel avait dû présenter sa démission quelques jours après une glissade verbale anti-hongroise du plus mauvais goût (même si les observateurs avertis s’accordent pour penser qu’au moment de ladite glissade, son éjection avait déjà été actée au sein de son parti).
L’autisme n’étant pas une vertu centrale de la communication politique, « l’arme fatale » de propagande conçue au même moment par la division roumaine de la rébellion néolibérale sponsorisée sous label #rezist – un « brave français de Cluj » ralliant Bucarest à pied pour y rejoindre la « manif anti-corruption géante » du 20 janvier » – s’avéra constituer pour eux un excellent poignard de suicide rituel, leur brave français étant en effet (probablement à son insu) une personnification du pire cauchemar que vit depuis 27 ans la Roumanie rurale : l’image de ces étrangers condescendants et pleins de bons conseils, venant toujours plus nombreux pour rafler de la terre et des femmes. En dépit des affirmations récurrentes de la presse libérale, la crainte des migrants qu’on remarque dans l’opinion roumaine ne repose pas uniquement sur des phantasmes ou sur les images télévisées d’un phénomène concernant en réalité d’autres pays – mais aussi en partie sur une invasion migratoire bien réelle, quoique plus discrète : une infiltration constante de colons occidentaux « blancs » et (formellement) « chrétiens ». Quoi qu’il en soit, il faut croire que le « brave français » et les quatre aveugles [sic] qui l’accompagnaient dans son marathon politique ont échoué dans leur mission, qui était de faire descendre dans la rue, en leur donnant mauvaise conscience, les citadins libéraux de Bucarest, qui boudent de plus en plus les manifestations. Ces derniers semblent avoir continué à choisir majoritairement de combattre la corruption depuis leur fauteuil, sur Facebook. En effet, même la plutôt complaisante agence Associated Press n’a pas réussi à compter plus de 10 000 manifestants dans les rues de Bucarest (ce qui laisse supposer que l’effectif national a dû tourner autour de 20 000). A en juger par certains clichés aériens que j’ai vus, les 60 000 manifestants supplémentaires nécessaires pour arriver au chiffre de 70 000 avancé par le site Hotnews n’existent que dans l’esprit d’anciens propagandistes du régime Băsescu atteignant actuellement le stade du désespoir dans leur quête de nouveaux sponsors.
Et, même si sa remarque mal inspirée sur les Sicules n’a probablement pas été la principale raison du débarquement de M. Tudose (ou plus exactement : le lien de causalité entre débarquement et remarque, si tant est qu’il existe, n’épouse probablement pas la direction que d’aucuns auraient pu subodorer parmi les adeptes roumains du nationalisme ethnique), il n’est pas inutile de remarquer que Viorica Dăncilă (laquelle, à ce moment, savait peut-être déjà qu’elle allait bientôt devenir la première femme premier ministre de l’histoire roumaine) figure au nombre des rares politiciens roumains très en vue qui ont publiquement condamné la glissade verbale de Tudose – détail qui, pour peu qu’on n’oublie pas non plus qu’elle est originaire de la même fraction régionale (Sud-est) que L. Dragnea au sein du PSD, peut constituer un indice de l’importance que ledit Dragnea (et son entourage de « sudistes » dominant actuellement le PSD) accorde à l’alliance naissante du PSD et du FIDESZ hongrois.
Il semblerait donc que les prophéties auto-réalisatrices de G. Soros soient déjà une réalité en Roumanie : comme je l’ai souligné dans une autre publication, dans son discours de Davos, Soros, tout en souhaitant aux Etats-Unis la restauration d’un « bipartisme sain », a rendu officielle l’abolition du clivage droite/gauche en Europe, où, pour mériter les faveurs du gourou de la Société Ouverte, le ping-pong droite/gauche devra désormais être subordonné à l’intérêt supérieur des « valeurs européennes » – consigne déjà appliquée en France, sous la forme du grand gouvernement central d’E. Macron, sur lequel le pape ploutocrate Soros, dans sa bénédiction annuelle de Davos, n’a pas tari d’éloges, et dont le régime constitue, parmi les systèmes politiques européens, la traduction la plus fidèle de l’idéal Open Society. Dans cette société française paradisiaquement ouverte, cependant, on a appris le 21 janvier qu’en dépit des promesses électorales de « Jupiter », la loi destinée à soumettre l’éligibilité des candidats à la condition d’un casier judiciaire vierge ne sera pas adoptée. Cette nouvelle est apparue le lendemain du jour où le dernier bataillon des euro-naïfs roumains se regroupait à Bucarest autour du drapeau bleu-blanc-rouge apporté « à pieds » par le sympathique colon/marathonien français de Cluj.
Alors, qui se trompe ? Șerbănescu, Piketty et… sa sainteté Georges Soros à Davos, ou plutôt ces nombreux Courriers (« des Balkans », « d’Europe centrale » etc.) dans lesquels la crème du journalisme expatrié vous chante ses chansons néo-folkloriques sur la geste des conflits ethniques (au point qu’on en vient parfois à se demander s’ils ne poussent pas un peu à la consommation d’irrédentisme) et sur le bon vieux combat de la droite contre la gauche ? Avant de répondre, souvenez-vous que l’un des acteurs du débat vient justement de mettre en jeu 18 milliards de dollars à l’appui de sa propre vision de la réalité. Néanmoins, pour les journalistes des Courriers et autres lecteurs à capacité intellectuelle non-optimale, je veux d’abord livrer deux indices. D’une part, comme l’a révélé entre temps le blog d’un activiste autonomiste saxon de Transylvanie, en 2014, Mihai Tudose « le pendeur de Sicules » jouait (tout comme son patron V. Ponta) sans trop d’inhibitions avec l’idée d’une autonomie sicule. Ensuite, très soudainement, il devint, le temps d’une émission grande audience, un bien féroce nationaliste devant Dieu et les Courriers, peu de temps après avoir appris qu’il allait de tout façon se faire débarquer pour ses nombreuses entorses à la discipline du parti. Dieu merci, la guérison s’étant avérée aussi subite que l’infection, les excuses de Tudose, après une brève période d’attente, sont tombées hier, 2 février. C. P. Tăriceanu, président du Sénat roumain, en revanche, semble bien décidé à ne jamais s’excuser pour les propos qu’il a tenus une semaine plus tôt sur le rôle joué dans la vie politique roumaine par G. Soros, qu’il a publiquement décrit comme « une menace pour les institutions de la démocratie ».