Ryszard Gromadzki s’entretient avec l’abbé Witold Burda, postulateur de la cause de béatification et de canonisation de la famille Ulma, une famille de Polonais assassinée par les Allemands en 1944 pour avoir caché des Juifs.
Entretien publié originellement en polonais dans le numéro du 7 août 2023 de l’hebdomadaire polonais Do Rzeczy et traduit en anglais sur Sovereignty.pl. Pour voir la version intégrale en anglais sur Sovereignty.pl, cliquez ici.
Ryszard Gromadzki : Le processus de béatification de la famille Ulma est exceptionnel. Pour la première fois, l’Église élève à la gloire des autels une famille entière assassinée par les Allemands pour avoir donné refuge à des Juifs. Pour la première fois aussi, un enfant qui n’était pas encore né fera également partie des bienheureux…
Abbé Witold Burda : En effet, le processus de béatification de la famille Ulma est à bien des égards très spécial et original, dans le bon sens du terme. La nouveauté et la signification de cette béatification s’expriment avant tout dans le fait que toute la famille sera proclamée bienheureuse. Avant, il y avait eu des cas dans l’Église où, par exemple, les parents de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ou le couple italien formé par Luigi Quattrocchi et son épouse Maria Corsini étaient déclarés bienheureux ensemble. Mais maintenant, c’est toute une famille morte en martyrs qui va être béatifiée : des parents et leurs enfants, y compris un enfant qui était encore dans le ventre de sa mère. C’est ainsi que le cardinal Semeraro, qui va déclarer la famille Ulma bienheureuse au nom du pape, définit magnifiquement le martyre : « En mourant pour leur foi en Christ, parents et enfants ont atteint le ’summum de la sainteté’ ». Ici, il convient de rappeler l’un des principaux arguments en faveur du martyre des enfants de Józef et de Wiktoria. Il s’agit de la belle tradition associée à ce que l’on appelle les Saints Innocents, c’est-à-dire les enfants qui furent assassinés sur ordre du roi Hérode, comme le raconte de manière émouvante saint Matthieu dans le deuxième chapitre de son Évangile. Notons que ces enfants n’étaient pas conscients et que ce ne sont pas eux qui ont décidé de donner leur vie pour le Christ, et pourtant l’Église les vénère comme de véritables martyrs. Cette tradition nous permet de comprendre la mort de tous les enfants de Wiktoria et Józef Ulma comme une mort de martyrs.
Le deuxième élément poignant de cette histoire est la mort conjointe d’adeptes de la religion de Moïse et d’adeptes du Christ. Notre croyance en un Dieu unique nous unit. C’est un élément très spécial de ce procès en béatification. Le professeur François-Marie Léthel, l’un des consultants du Dicastère pour la Cause des Saints, le remarque dans la belle réflexion qu’il a partagée il y a quelques mois à l’occasion de la fête liturgique des Saints Innocents. Mais l’élément le plus original de la béatification de la famille Ulma est la béatification du septième enfant que Wiktoria Ulma portait sous son cœur au moment de son exécution brutale par les gendarmes allemands. Cet enfant n’a pas de prénom, nous ne connaissons pas son sexe et il n’est pas né naturellement ni surnaturellement dans la vie de foi au moment du baptême. Néanmoins, pour l’Église, il s’agit avant tout d’une personne humaine, d’une personne sainte, qui regarde déjà le visage de Dieu et représente dans l’Église la multitude innombrable, glorieuse et bénie de tous les enfants morts avant la naissance, que ce soit de mort naturelle ou à la suite d’un avortement.
(…)
Ryszard Gromadzki : Le drame qui s’est joué à Markowa le 24 mars 1944 porte en lui une telle charge d’héroïsme, et aussi, dirais-je, de sainteté pure, qu’elle suscite forcément la question de savoir pourquoi la béatification de la famille Ulma n’a lieu que maintenant.
Abbé Witold Burda : Trois éléments méritent d’être soulignés ici, dont l’un était un argument clé, indiquant clairement la nécessité d’entamer le processus de béatification de la famille Ulma. Quel est cet argument ? Parmi les habitants de Markowa, les membres de la famille Ulma ont été dès le début considérés comme des martyrs de la foi, qui ont donné leur vie justement au nom de leur foi en Christ et de l’amour de leur prochain qui en découlait. Leurs persécuteurs, en revanche, étaient motivés par la haine de cette foi professée par la famille Ulma. Il faut rappeler ici le témoignage éloquent de Wincenty Kras, curé de Markowa depuis 1958. L’abbé Kras est arrivé à Markowa 14 ans après la mort de la famille Ulma et il témoigne clairement que, dès le début de son ministère à Markowa, il a constaté la mémoire vivante des habitants du village à l’égard des Ulma et leur conviction profonde qu’ils étaient morts en martyrs. L’abbé Kras a été de nombreuses fois témoin de conversations de ses paroissiens au sujet de ce qui s’était passé le matin du 24 mars 1944 dans la maison et le jardin de la famille Ulma. Ainsi donc, la conviction du martyre des Ulma existait bien depuis le début dans la communauté de Markowa. La deuxième chose, qui nous permet de comprendre pourquoi l’histoire de la famille Ulma n’a pas été aussi largement connue pendant de nombreuses années qu’elle l’est aujourd’hui, concerne les quelques décennies d’histoire de notre patrie après la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire la période du régime communiste totalitaire en Pologne. Rappelons qu’à l’époque, la question de l’aide apportée aux Juifs par les Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale était perçue très différemment par les autorités. Les gens en étaient conscients et ils ne se vantaient pas publiquement d’avoir aidé des Juifs. Cela explique aussi pourquoi le cas des Ulma n’était pas aussi connu qu’aujourd’hui. Cela ne veut toutefois pas dire qu’il n’y avait d’initiatives à Markowa, Łańcut et dans les environs pour commémorer l’histoire des Ulma.
(…)
Ryszard Gromadzki : Le rôle des Polonais dans le sauvetage des Juifs est aujourd’hui souvent remis en question dans certains milieux juifs. Au cours du processus de béatification de la famille Ulma, des voix se sont-elles élevées de ce côté-là pour remettre en cause le sacrifice des Ulma ?
Abbé Witold Burda : Absolument pas. Les attitudes ou points de vue des personnes remettant en cause l’héroïsme des Polonais ayant sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale n’ont absolument pas posé problème pendant le processus de béatification. Ces milieux n’ont jamais fait part d’aucun doute ni attaqué d’aucune manière le martyre de la famille Ulma. La décision prise par l’Institut Yad Vashem à Jérusalem est le signe le plus évident du respect que l’attitude de la famille Ulma suscite dans les milieux juifs : en 1995, Wiktoria et Józef Ulma ont reçu le titre de Justes parmi les nations. Sur le site Internet de Yad Vashem, parmi les histoires publiées de personnes ayant reçu ce titre honorifique, il y a aussi l’histoire de la famille Ulma. Dans la présentation de nos futurs bienheureux, les auteurs du site de Yad Vashem expliquent que la famille Ulma est devenue un symbole du « martyre polonais » lié à la Shoah. Cette affirmation est particulièrement parlante.
(…)
Version intégrale (en anglais) sur Sovereignty.pl
—
Traduit du polonais par le Visegrád Post
Photo d’illustration : Wiktoria Ulma avec ses enfants, femme de Józef Ulma, héros polonais de la 2e Guerre mondiale tués sommairement pour avoir caché des Juifs chez eux, nommés Justes parmi les nations au mémorial de Yad Vashem. Photo prise par Józef Ulma vers 1943.