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Ivo Andrić, « l’Homère des Balkans »

Temps de lecture : 3 minutes

Par Yann P. Caspar.

Yann P. Caspar nous propose une série de recensions littéraires d’auteurs centre-européens, et pour le premier volet de cette série, il nous fait découvrir le grand auteur balkanique Ivo Andrić à travers Le Pont sur la Drina, un roman qui parle de l’autre Visegrad, celui des Balkans.


Croate d’origine, bosniaque de naissance et serbe de conviction, Ivo Andrić (1892-1975) reçut le prix Nobel de littérature en 1961 pour [son] Pont sur la Drina1 incontournable classique de la littérature yougoslave, trop souvent rangé à tort dans la catégorie fourre-tout des romans historiques.

Se proposant d’aller au-delà du simple récit historique romancé, Andrić nous livre quatre siècles d’une chronique aux accents tragi-comiques des habitants de Višegrad, petite bourgade située sur la Drina, à la rencontre du monde occidental et oriental, aujourd’hui localité bosniaque à quelques pas de la frontière serbe. D’une plume tout aussi légère que méticuleuse et sans bavures, il entre au plus profond des âmes de cette population pluri-confessionnelle ayant vécu au pied d’un pont — seul héros à part entière de ce récit — pour épouser le point de vue de ces femmes et hommes tant intrigués, désemparés et impuissants face aux secousses historiques que pétris de légendes populaires.

Oeuvre sensuelle de noble facture, Le Pont sur la Drina fait voler en éclats les traditionnels outils de compréhension de notre histoire. En ce qu’il fut inclassable (et donc classé parmi les douteux), Ivo Andrić renonce aux deux modes de son temps : d’une part, au marxisme, faisant du passé un enchaînement purement factuel et, d’autre part, au nationalisme, adepte de la mythification historique. La vérité historique n’est pas à rechercher par le biais d’une étude factuelle ou dans un quelconque récit national, mais bien plus dans ce que petits et grands en retiennent au quotidien, avant de le transmettre ou, d’ailleurs, l’oublier. Dit dans le jargon de la narratologie, Andrić fait de la focalisation interne une technique de compréhension historique.

Ottomane puis autrichienne, Višegrad est vue comme un théâtre — presque au sens propre pour ce qui est de sa kapia, élargissement en deux terrasses symétriques au centre du pont, où tout se joue, du plus banal au plus cruel — mettant en scène une série de personnages anodins et illustres. Du grand vizir Mehmed Pacha Sokolović, à l’origine de la construction du pont, à ce colonel autrichien accueilli par les quatre représentants de la foi et des notabilités, Moula Ibrahim, Husein agha, le pope Nikola et le rabbin David Levi, en passant par la tenancière d’auberge Lotika, un Tsigane ivrogne surnommé le Borgne, Ali hodja, un masson italien ou encore un Hongrois, gérant du premier bordel de la ville, les personnages d’Andrić ne sont pas dépeints mais autopsiés à vif dans un seul et unique but : mettre le doigt sur une vérité historique ignorée, celle procédant de la réception subjective des évènements.

Ainsi la vision andrićéenne de l’histoire est-elle un coup porté à l’objectivité des historiens et consiste en un splendide va-et-vient entre raison et légendes, réalité et mythes, Occident et Orient. Andrić ne raconte pas l’histoire de façon romancée, mais s’intéresse à la nécessité vitale qu’ont les être humains à la conter. Décrié pour son désengagement intellectuel, Ivo Andrić assigne à l’écrivain un rôle éminemment plus puissant et central que celui tenu par les historiens et autres analystes politiques en tout genre. Pour lui, la littérature est le domaine de connaissance le plus enclin à l’interprétation du monde. Cloîtré dans l’appartement d’un ami à Belgrade à partir de 1941, alors que les allemands occupent la ville, pour rédiger ses deux chefs d’oeuvres, La Chronique de Travnik et Le Pont sur la Drina, il se veut être le résistant suprême.

A l’heure où certains s’emploient à façonner une société exempte de littérature — la belle, celle dangereuse car découlant de la liberté naturelle de l’esprit — et d’histoire — toute aussi dangereuse, car permettant d’interpréter le présent pour devenir architecte du futur —, la lecture [du] Pont sur la Drina provoque un intense plaisir esthétique et constitue une urgence impérieuse.


1 Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina, trad. du serbo-croate Pascale Delpech, Paris, LGF (le Livre de Poche, 1999, 384 pages.)