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Entretien avec Nicolae Ţăran (1/2) : la Roumanie actuelle ressemble à celle de l’entre-deux-guerres

Temps de lecture : 7 minutes

Roumanie, Timișoara – Nicolae Ţăran : la Roumanie actuelle ressemble à celle de l’entre-deux-guerres.

Le Professeur Nicolae Ţăran est un ancien professeur d’économie à l’Université de l’Ouest de Timișoara. Durant les années 90, il a été l’un des leaders des forces d’opposition démocratiques au parti socialiste du président Iliescu. Il a quitté la scène politique au début des années 2000 mais a gardé un rôle important en tant qu’acteur de la scène publique roumaine, en tant que professeur et éditorialiste. Il est une voix dissidente de la blogosphère journalistique roumaine de part sa critique de l’interventionnisme américain et est favorable au rapprochement euro-russe. Il a été publiciste pour la version roumaine du site pro-russe La Voix de la Russie. Contrairement à beaucoup d’analystes des médias principaux, le professeur Nicolae Ţăran n’a jamais craint d’aborder des sujets épineux pour la Roumanie tels que le sous-développement historique, le dépeuplement et d’autres problèmes structurels.

Bogdan Radu Herzog est un blogueur et économiste spécialisé dans les relations internationales, vivant à Timișoara. Il a réalisé cet entretien exclusif pour le Visegrád Post.

Un entretien dur mais utile pour mieux comprendre certains aspects sociaux et politiques de la Roumanie actuelle.

 

Bogdan Radu Herzog : Professeur, je réalise cet entretien pour le Visegrád Post, un projet média démarré par des amis d’autres pays d’Europe centrale et orientale. Nous en savons peu sur les pays qui nous sont pourtant géographiquement voisins, et quoiqu’on entende, cela nous vient par les médias mainstream. Peut-être est-ce aussi la barrière de la langue. Nous tentons d’y remédier. Je commence donc avec la question suivante : pourquoi la Roumanie ne fait-elle pas partie du groupe de Visegrád?

Dr. Nicolae Ţăran : L’explication se trouve au niveau des intérêts de certains groupes qui ont dirigé la Roumanie dans les années passées. Des groupes dérivés directement du régime de Ceaușescu et qui ont mis en place au sommet des pantins comme présidents et premiers ministres.

BRH : Des pantins pour qui ? Pour ces groupes ?

Dr. Nicolae Ţăran : Oui.

BRH : Ces groupes n’avaient pas pour intérêt que nous fassions parti du groupe de Visegrád ? 

Dr. Nicolae Ţăran : Non. Le président Iliescu, qui reflétait ces intérêts, voulait au début une relation plutôt forte avec l’ex-URSS. Dans les années 90, Iliescu et les anciens premiers ministres Petre Roman et Adrian Năstase ont soutenu ce choix du fait des relations traditionnellement fortes avec l’URSS.

BRH : Et n’est-il pas alors paradoxal qu’aujourd’hui les pays qui composent le groupe de Visegrád aient de meilleures relations avec la Russie, du moins les Hongrois ?

Dr. Nicolae Ţăran : Bien sûr. Mais là-bas les décisions sont basées sur la raison, pas sur des intérêts personnels. Là-bas les gouvernements des années 90 étaient beaucoup plus radicaux en terme de relations avec l’URSS, ils voulaient une rupture. La Roumanie ne le voulait pas. La Roumanie a agit de manière traditionnelle.

BRH : Vous voulez parler de soumission ?

Dr. Nicolae Ţăran : Dire quelque chose et faire l’inverse, une règle de la politique roumaine. Ils ont agit de la sorte car c’était leur intérêt. Ils ont réorienté le pays sur un chemin très risqué, pas du tout préparé, sans stratégie, sans plan, et ceux qui ont été envoyé pour négocier à l’Ouest ont accepté des conditions bien en dessous de celles négociées par ceux du V4, qui ont négocié cartes sur table. Bucarest a négocié derrière des portes closes pour satisfaire les intérêts de la ploutocratie arrivée au pouvoir en 1989. Quand les médias d’État et privés ont commencé à faire de la propagande pro-occidentale à propos des avantages qu’il y auraient à rejoindre l’Union Européenne et l’OTAN, l’opinion publique roumaine, très crédule et non préparée, inconsciente des risques liés à rejoindre ces entités, a accepté avec crédulité.

C’est à ce moment qu’une campagne de propagande extrêmement violente a démarré contre la Russie cette fois, et pas contre l’ex-URSS. La russophobie a atteint des sommets alarmants en Roumanie, pourtant un pays où cette stratégie est utilisée depuis 1848. Mais la situation actuelle est sans précédent. Chaque jour, les médias officiels et privés ne diffusent que du négatif concernant la Russie, falsifiant l’information et entretenant une propagande anti-russe de haute intensité. Des événements historiques sont invoqués, comme par exemple le problème du Trésor National Roumain, envoyé en Russie en 1917. Mais n’oublions pas que la Roumanie a été occidentalisée par la Russie tsariste.

BRH : Pourquoi dîtes-vous cela ?

Dr. Nicolae Ţăran : Pourquoi la gendarmerie roumaine apparaît en 1852 du fait des réglementations organiques imposées par l’État tsariste aux deux principautés roumaines qui faisaient alors politiquement partie de l’Empire ottoman ?

BRH : L’aristocratie russe était à l’époque un défenseur de l’aristocratie européenne, ou du dernier pays européen qui avait une aristocratie.

Dr. Nicolae Ţăran : Oui, et ils ont modernisé, européanisé la Roumanie par la force au début et milieu du XIXe sicèle.

BRH :  Peut-on dire que l’aristocratie russe a pris le dessus sur l’aristocratie européenne après la décapitation de l’aristocratie française en 1789 ?

Dr. Nicolae Ţăran : L’aristocratie russe était conservatrice et parfaitement compatible avec l’autrichienne. La Russie tsariste était une autocratie, et l’aristocratie avait un énorme rôle dans la société, la culture, …

BRH : La Roumanie est-elle aujourd’hui plus proche d’un statut colonial que les pays du V4, qui ont leurs propres prises de position ? A l’intérieur même de notre pays il y a un manque total de prise de contrôle. Prend-on une route tracée pour nous par d’autres centres de pouvoir ?

Dr. Nicolae Ţăran : J’allais juste dire que la propagande pro-OTAN et pro-UE a généré une grande crédulité en Roumanie, mais qu’après 9 années dans l’UE et 10 dans l’OTAN, elle s’est volatilisée et beaucoup de Roumains comprennent le coût et les risques extrêmement élevés que ces appartenances impliquent. Ce que je veux dire : la société roumaine sous le régime de Ceaușescu a résorbé un peu des énormes fossés, je veux dire pour ce qui concerne les rapports sociaux et les revenus. La société roumaine traditionnelle était une société dans laquelle la majorité de la population était pauvre, il n’y avait pas vraiment de classe moyenne et très peu de riches Roumains.

Cette société fortement asymétrique a été totalement annihilée par le régime communiste par une dictature du développement qui amena 6 millions de personne à devenir des ouvriers de l’industrie, alors que leurs parents vivaient dans des huttes. N’oublions pas que durant l’entre-deux-guerres, 80% des familles en Dobrogée, en Munténie et en Moldavie vivaient dans des huttes. Les villages n’avaient pas d’écoles, pas de dispensaires, le taux d’illettrisme était énorme. C’était une société orthodoxe conservatrice et fataliste qui acceptait ces conditions et le communisme a été une opportunité pour beaucoup de personnes de rattraper rapidement le retard, et la société roumaine s’est modernisée extrêmement vite.

Mais malheureusement ce progrès a généré beaucoup de sérieux problèmes. Il n’y a pas eu de processus naturel basé sur la stimulation de la motivation des gens, mais un processus forcé. L’élite de l’entre-deux-guerres a été détruite et je ne parle pas que de l’élite culturelle, mais aussi technocratique, et un changement violent de l’ordre social a amené un nivellement des revenus et des statuts sociaux avec tous les risques que cela implique. Après 4 décennies cette construction s’est effondrée principalement à cause du manque de motivation des gens à travailler et du manque de qualification personnelle.

BRH : Pour revenir au présent…

Dr. Nicolae Ţăran : Nous sommes actuellement témoins de quelque chose d’inédit en Europe dans ces proportions. La Roumanie recule vers le passé. Après 1989, les groupes précédemment mentionnés ont émergé, très bien structurés à tous les niveaux. Ces groupes ont « privatisé » la propriété d’État pour leur intérêt personnel d’une manière intempestive et complètement inefficace. Les anciennes entreprises socialistes ont été pulvérisées par manque de motivation pour le travail, et aucune culture de cohésion parmi les anciens employés. C’est un malheureux héritage de l’ancien régime. Les gens qui n’étaient plus forcés de travailler ont tout simplement volé. Pas seulement les grands groupes de pouvoir, mais aussi la base de la société. N’oublions pas comment les gens allaient vendre en Serbie et en Hongrie les biens volés dans les usines.

BRH : Un manque total de stratégie. Cela ne résout les problèmes qu’un mois ou deux…

Dr. Nicolae Ţăran : Rien de la sorte n’est arrivé ailleurs. Peut-être que la modernisation forcée a provoqué un contrecoup et les gens en sont revenus aux choses qu’ils savaient, mais le résultat de ce processus de déstructuration est le fait que la Roumanie retourne en arrière. La Roumanie actuelle ressemble plus à celle de l’entre-deux-guerres que durant la période Ceaușescu.

Durant la période Ceaușescu, le salaire moyen était très proche de ceux du V4 et la Bulgarie était plus arriérée. Actuellement, la Roumanie est revenue à l’entre-deux-guerres ; les statistiques disent que la Roumanie a le salaire médian le plus bas de l’Europe des 28. Plus de la moitié de la population, 10 millions de personnes, vivent avec moins de 160€ par mois. Si on regarde la Bulgarie, leur salaire médian mensuel est de 280€, la Hongrie 330€, la Pologne 500€, pour les Tchèques et les Slovaques, 700€.

BRH : Donc nous avons liquidé même notre classe moyenne et nos travailleurs qualifiés ?

Dr. Nicolae Ţăran : Oui, nous sommes une société dont la moitié est pauvre, et dont l’autre moitié n’est pas loin de l’être.

BRH : Il existe plusieurs pôles de prospérité – Bucarest, Cluj, Timișoara.

Dr. Nicolae Ţăran : Mais c’est presque tout. Si l’on considère les salaires, ils sont plus élevés qu’en Bulgarie, mais le revenu médian est beaucoup plus bas si l’on considère la structure. Dans ce contexte, pourquoi rejoindre l’Union Européenne est un échec – parce que de vieux problèmes sont remontés à la surface en addition à la pauvreté, par exemple le problème rural. Durant l’ère Ceaușescu la redistribution a été tentée. Actuellement nous sommes retournés à la situation traditionnelle : il y a 3,6 millions de fermes mais seulement quelques centaines de milliers de fermiers au sens premier du terme, soit des gens qui vendent le fruit de leur travail, le reste sont des fermes de subsistance dans lesquelles 7 millions de personnes travaillent avec un rendement très bas. Ils possèdent en moyenne 5 hectares et consomment la moitié de ce qu’ils produisent, et vendent péniblement quelque chose.

Ce problème figé, non résolu, est revenu violemment, et s’additionnent des problèmes auxquels la Roumanie n’était pas confrontée précédemment. Dans le passé, malgré tous les dysfonctionnements relatifs aux standards de l’époque, le village formait une communauté culturelle et fonctionnelle, donnant un sens à la vie. Aujourd’hui le capitalisme du XXIe siècle, le consumérisme, ont détruit le village roumain. Les villages sont devenus de vastes maisons de retraite, les jeunes sont partis travailler à l’Ouest, il y a des enfants sans parents, des familles éclatées, un taux de fécondité bas.

 

Fin de la partie 1/2. Lire la partie 2/2.
Cet entretien a été fait le 5 avril 2016.
Traduit du roumain par Bogdan Radu Herzog.