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Pologne-Ukraine : le génocide qui empoisonne encore les relations entre les deux pays

Temps de lecture : 6 minutes

Par Olivier Bault.

Officiellement, la Pologne est le meilleur soutien des aspirations européennes de l’Ukraine et également dans son conflit qui l’oppose actuellement à la Russie en Crimée et dans le Donbass. Pas toujours pour des motivations très louables d’ailleurs, puisqu’à l’époque de la révolution du Maïdan, Jarosław Kaczyński et d’autres leaders de l’opposition conservatrice polonaise de l’époque, reconnaissaient franchement qu’il s’agissait pour eux d’empêcher la Russie de redevenir une grande puissance, et de protéger ainsi la Pologne contre les ambitions impérialistes du grand voisin. Mais tous les Polonais n’étaient pas du même avis, y compris à droite et même au sein du PiS, car les drapeaux de l’UPA des manifestants ukrainiens et leur apologie de Stepan Bandera éveillent chez les Polonais de vieux souvenirs liés aux massacres de Volhynie et de Galicie occidentale en 1943-44. Considérée comme une organisation indépendantiste par les Ukrainiens, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) est perçue comme une organisation génocidaire en Pologne, et les différences de perception entre les deux peuples continuent d’alimenter les malentendus et la méfiance des Polonais. Car c’est un épisode que l’historiographie soviétique passait sous silence et que les Ukrainiens d’aujourd’hui méconnaissent généralement puisque les manuels scolaires ukrainiens ne parlent qu’en termes très généraux et très brefs de conflit et d’affrontements entre Polonais et Ukrainiens sur ces territoires. Les gouvernements de la Pologne démocratique eux-mêmes n’avaient jusqu’à récemment jamais voulu attaquer de front la question de la reconnaissance par les deux nations voisines de l’étendue des massacres, occupés qu’ils étaient à s’efforcer d’ancrer la nouvelle Ukraine indépendante à l’Ouest. Ce n’est qu’en juillet de cette année, après des années de pressions exercées par les associations de familles des victimes et de survivants, que la Diète polonaise elle-même a officiellement reconnu, dans une résolution, le caractère génocidaire et planifié des massacres de Volhynie.

En 2013 encore, l’archevêque de Przemyśl et le président de la Conférence des évêques polonais signaient avec les plus hauts dignitaires de l’Église gréco-catholique ukrainienne, de l’Église catholique romaine ukrainienne et de l’Église orthodoxe ukrainienne une déclaration de réconciliation qui appelait les deux peuples, au pardon mutuel. Si cette déclaration était jugée nécessaire par certains, d’autres la considéraient trop « politiquement correcte ». C’était par exemple le cas du père Isakowicz-Zaleski, historien et ancien opposant au régime communiste, qui se battait depuis des années pour faire reconnaître le caractère génocidaire des massacres commis par l’UPA à l’encontre des Polonais. Cette déclaration donnait en fait raison aux Ukrainiens, qui minimisent généralement l’étendue des massacres commis par l’UPA et les mettent sur un pied d’égalité avec les exactions commises par les Polonais contre les Ukrainiens.

Certes, la liste des blessures historiques remonte à plus loin que la Deuxième guerre mondiale. Sans aller jusqu’à l’époque de la République des Deux Nations unissant Royaume de Pologne et Grand-Duché de Lituanie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, avec un territoire qui couvrait une bonne partie de l’Ukraine actuelle, les années 1920 et 1930 ont vu s’envenimer les relations entre la IIe République polonaise et sa minorité ukrainienne qui comptait quelque 5 millions de personnes sur environ 35 millions d’habitants. Les Polonais se souviennent des actes de terrorisme de l’OUN, l’Organisation des nationalistes ukrainiens. Les Ukrainiens se souviennent, eux, des églises orthodoxes brûlées, des villages rasés parce que soupçonnés de cacher des rebelles, du camp d’internement de Bereza Kartuska, etc. Dès avant la guerre, les indépendantistes ukrainiens, coincés entre un État polonais et une Union soviétique hostiles à l’indépendance de l’Ukraine, se sont tournés vers l’Allemagne, ce qui explique en partie pourquoi les Allemands ont été accueillis par certains Ukrainiens en libérateurs quand ils ont chassé les Soviétiques en 1941 et pourquoi il s’est trouvé tant d’Ukrainiens pour lutter aux côtés de l’Allemagne nazie pendant la Deuxième guerre mondiale.

Mais entre 1942 et 1944, l’UPA, qui était le bras armée de l’OUN, a voulu préparer la future indépendance de l’Ukraine en dépeuplant les territoires de Volhynie et de Galicie occidentale de ses habitants polonais. Pour les Juifs, l’UPA s’était contentée d’adopter une attitude de neutralité face au génocide perpétré par les Allemands avant de constater que le problème de la minorité juive avait cessé d’exister. C’est donc contre les Polonais que s’est tournée l’UPA en 1943. Parmi ses membres, certains avaient, l’année précédente, en uniformes de la police ukrainienne, assisté les Allemands dans l’extermination des Juifs avant de rejoindre les ranges de l’UPA début 1943. L’Institut de la Mémoire nationale (IPN) polonais considère le massacre du village de Parośla Pierwsza comme le premier d’une longue série de massacres organisée et planifiée à caractère génocidaire. Dans ce premier village, une unité de l’UPA y a assassiné 173 Polonais le 9 février 1943. En mars et en avril, d’autres villages ont été « nettoyés » de leurs habitants polonais au prix de centaines de victimes innocentes. Début juillet les villages qui avaient vu leurs habitants massacrés par des unités de l’UPA et des groupes de paysans ukrainiens se comptaient déjà par dizaines, la vague sanguinaire se déplaçant progressivement d’est en ouest en faisant des milliers de victimes de tous âges. Le dimanche 11 juillet 1943, les unités de l’UPA ont lancé des attaques coordonnées contre 99 localités polonaises. Après avoir encerclé les villages pour empêcher toute fuite des habitants, ils ont lancé le massacre et les destructions. Une action planifiée puisque plusieurs jours avant son lancement l’UPA réunissait des paysans ukrainiens en leur expliquant la nécessité d’exterminer tous les Polonais habitant la région. Les massacres se faisaient au moyen d’armes à feu, de haches, de fourches, de faux, de scies, de couteaux, de marteaux et autres ustensiles et ils n’épargnaient pas même les enfants qui étaient eux aussi tués avec une extrême cruauté. Cette opération coordonnée a duré jusqu’au 16 juillet mais les massacres se sont ensuite poursuivis. Rien qu’en juillet 1943, 530 villages Polonais ont été vidés de leurs habitants et brûlés. Partout, seule une minorité parvenait à s’enfuir. La dernière vague de massacres s’est déroulée au début de 1944 quand, profitant du retrait de l’armée allemande face à l’Armée rouge, des unités de l’UPA et des groupes de l’OUN ont attaqué des Polonais en fuite ou réfugiés dans des villages, comme au monastère de Wiśniowiec (Vychnivets) où un groupe armé de l’OUN a massacré 300 Polonais qui y avaient trouvé refuge.

L’IPN estime le nombre de Polonais morts dans les massacres de Volhynie et de Galicie occidentale à plus de cent mille. D’autres ont pris la fuite et ceux qui avaient réussi à rester en se regroupant en groupes d’autodéfense ou qui habitaient dans les grandes villes où l’UPA ne s’aventurait pas ont dû partir après la guerre avec le glissement de la Pologne vers l’ouest convenu à Yalta. Aujourd’hui l’Ukraine occidentale compte donc très peu de Polonais.

Le défunt président polonais Lech Kaczyński disait que la République Populaire de Pologne avait été bâtie sur le mensonge de Katyń et qu’il fallait bâtir la Pologne démocratique sur la vérité. Le mensonge communiste s’est effondré dans cette partie du monde avec la chute du Mur de Berlin en 1989-90, mais beaucoup reste à faire dans la région pour renouer avec une vérité masquée pendant près de cinquante ans. Malheureusement, dans cet effort de vérité et de reconnaissance, les survivants des massacres de Volhynie et de Galicie occidentale se sont longtemps sentis abandonnés par la IIIe République polonaise comme ils s’étaient sentis insuffisamment défendus par l’État polonais en exil et son Armée de l’Intérieur, l’AK, au moment du génocide.

Aujourd’hui, voyant que reporter sans cesse le règlement de cette question ne faisait qu’encourager le négationnisme ukrainien et voyant aussi avec inquiétude resurgir, notamment dans l’ouest de l’Ukraine, un nationalisme qui se réfère à une organisation génocidaire, les Polonais ont décidé, tout en continuant à soutenir les aspirations ukrainiennes face à la Russie, d’appeler un génocide un génocide. Si l’Ukraine ne veut pas perdre son principal soutien dans la région, elle va devoir apprendre à faire face à son histoire et à en tirer les conséquences pour l’avenir. Il ne suffira pas, comme l’a fait le président ukrainien Petro Porochenko, de reproposer aux Polonais de pardonner et demander pardon comme cela a été fait en 2013, et de mettre en garde contre l’exploitation politique qui pourrait être faite de la résolution de la Diète polonaise. Car de cette manière, le président ukrainien, qui avait déposé une gerbe de fleurs devant un monument en mémoire aux victimes des massacres de Volhynie et de Galicie occidentale lors de sa visite d’État à Varsovie début juillet, continue de nier l’étendue et le caractère particulier de ces tueries barbares planifiées de longue date, puisqu’avant la Deuxième guerre mondiale des nationalistes ukrainiens appelaient déjà dans leurs journaux à l’élimination de tous les éléments étrangers (Polonais, Juifs, Tchèques…) présents sur les territoires qu’ils revendiquaient comme ukrainiens et aussi de tous les Ukrainiens qui ne soutenaient pas leur idéologie ultra-nationaliste.

Néanmoins, le négationnisme ukrainien semble avoir été encore exacerbé par la résolution polonaise sur le génocide de Volhynie et de Galicie occidentale. Ainsi, après la motion d’un député ukrainien isolé renvoyant aux Polonais l’accusation de génocide, un groupe de 80 intellectuels et politiques ukrainiens, dont Leonid Kravtchouk, dernier dirigeant soviétique de l’Ukraine et premier président de l’Ukraine indépendante, a lancé le 30 août un appel au parlement (Conseil suprême) de Kiev pour instaurer des journées de commémoration des victimes des crimes polonais contre les Ukrainiens. Pour les signataires, la résolution de la Diète polonaise a remis en cause ce qui avait été précédemment établi par les deux pays « sur le conflit polono-ukrainiens dans les années 1943-45 ». Et ils voudraient donc que le Conseil suprême « reconnaisse le caractère criminel des agissements polonais sur les territoires ethniquement ukrainiens avant, pendant et après la Deuxième guerre mondiale ».

Ces réactions peuvent surprendre dans le contexte actuel où l’Ukraine a plus besoin de la Pologne que la Pologne de l’Ukraine. Pourtant, au quotidien, les relations entre les deux peuples sont plutôt bonnes et la présence d’environ un million d’Ukrainiens vivant et travaillant en Pologne n’éveille aucune animosité sur les bords de la Vistule. Mais il est vrai que même les Ukrainiens qui connaissent bien la Pologne, et en tout cas ceux que j’ai rencontrés, semblent très peu au courant de ce qui s’est passé sur les territoires de l’ouest de l’Ukraine actuelle pendant la Deuxième guerre mondiale et répondent toujours, sur ce thème, qu’il faut avoir les yeux tournés vers l’avenir et pas vers le passé. Mais faute d’une reconnaissance ukrainienne de la réalité du génocide commis par l’UPA, le passé risque bien d’empoisonner l’avenir des relations entre les deux pays, et c’est d’ailleurs un thème qui est largement exploité par la Russie pour discréditer la « junte fasciste de Kiev ».