Hongrie – Entretien avec András Schiffer : « l’intégration de l’Europe centrale dans l’UE fut une acquisition commerciale de l’Europe de l’Ouest », par Ferenc Almássy.
Ferenc Almássy s’est entretenu pour le Visegrád Post avec András Schiffer, avocat et homme politique hongrois, ancien député et président du parti écologiste de gauche LMP (La politique peut être différente).
Ferenc Almássy : Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation pour cette entrevue ! Vous avez dirigé le parti écologiste hongrois LMP pendant des années, pourtant il y a environ six mois vous avez déclaré au site Mandiner* que vous n’êtes pas un libéral. Si vous n’êtes pas un libéral, alors vous êtes un « illibéral » ?
András Schiffer : Balivernes ! Les identités politiques du XXIe siècle ne peuvent être décrites par celles issues du XIXe siècle. C’est tout !
FA : Pourtant aujourd’hui, les partis et mouvement se réclamant du libéralisme semblent gagner en importance à l’Ouest.
András Schiffer : Il n’en est pas ainsi. Il y a les technocrates, qui appartiennent au courant dominant. Les étiquettes qu’ils s’accrochent sont issues du XIXème siècle et cela n’est qu’une question de marketing politique. Les partis et mouvements populistes deviennent plus forts en Europe de l’Ouest, mais dans le même temps, les partis radicaux de gauche, écologistes et les partis critiquant la globalisation et la mondialisation prennent de plus en plus d’ampleur en Amérique du Nord ainsi qu’en Europe de l’Ouest.
FA : Quel genre de relation pouvez-vous voir entre le libéralisme économique et le soi-disant libéralisme social ?
András Schiffer : Je suis désolé, je ne sais pas ce que signifie « libéralisme social ».
FA : En anglais «liberal» signifie celui qui possède un système de valeurs libérales…
András Schiffer : Cela rend juste plus digeste ces cruelles politiques d’austérité utilisées par les néo-libéraux. Je pense que tous les clichés sur les sociaux-libéraux et les libéraux pro-Droits-de-l’Homme ne sont rien d’autre que le vernis rose nécessaire aux politiques cruelles d’austérité destiné à les rendre plus digestes.
FA : Que pensez-vous des déclarations communes de Viktor Orbán et de Jaroslaw Kaczińsky, président du parti Droit & Justice, exprimant la volonté de commencer une sorte de contre-révolution culturelle aujourd’hui en Europe ?
András Schiffer : Je ne sais pas ce qui se trame dans l’esprit du premier ministre, le mieux serait de lui poser directement la question, parce que ce genre de déclarations contiennent souvent des conceptions assez diffuses et nébuleuses.
FA : Pensez-vous qu’il s’agisse d’une sorte de populisme ou de démagogie de la part d’Orbán ?
András Schiffer : Les deux car le Fidesz et Droit & Justice sont des partis populistes. Il est évident que les partis populistes ont un boulevard qui s’ouvre devant eux tandis que le système actuel est en crise.
FA : Le V4 existe déjà depuis 25 ans, mais il est réellement devenu très actif qu’au cours de l’année dernière. Il fut utile pour les quatre pays afin d’adhérer à l’Union européenne, mais après 2004 il a été dit par beaucoup que le V4 était tombé en désuétude. Puis vint, il y a un an, la crise des migrants, et le groupe Visegrád a repris du poil de la bête. Cela est en grande partie grâce au travail et à la volonté d’Orbán. Comment considérez-vous la coopération du Visegrád ?
András Schiffer : Sur le long terme, il est crucial pour les quatre de Visegrád, mais aussi pour les pays d’Europe centrale et du Sud de l’Europe d’être liés les uns aux autres. Donc, en soi, je pense que c’est une très bonne nouvelle si la collaboration entre les pays de Visegrád se renforce. En revanche, il ne faudrait pas que cette coopération ne s’épuise dans une simple provocation. Il serait très important que ces pays puissent conjointement faire une démonstration de force, par exemple, face aux pays scandinaves et à l’Allemagne, y compris dans les questions économiques. Pour faire simple, la logique suivie par l’Union européenne après l’élargissement voulait qu’il n’y ait pas de résorption de l’écart entre les pays du noyau dur et ceux de la périphérie. Et le principe selon lequel tourne aujourd’hui l’Union européenne se base sur le pillage permanent de la semi-périphérie, et pour que cela change, il faudra une coopération accrue entre les pays du V4, ou plutôt, entre les pays du V4 et du sud de l’Europe.
FA : Dans la situation actuelle, au sein de l’UE, est-il possible pour les pays périphériques de gagner suffisamment de poids contre l’Allemagne, pour comme vous dites, se débarrasser d’une sorte de colonisation occidentale ?
András Schiffer : Notre seule chance repose sur la coopération entre pays, entre nations de destin similaire, formant une communauté de destin. Donc, cela signifie non seulement les pays du V4, mais aussi la Roumanie et la Bulgarie. Ce ne sera pas simple, bien évidemment, parce que les grandes puissances – pas seulement maintenant, cela s’est développé au cours de l’Histoire – utilisent souvent l’Europe centrale et orientale, les Etats dits tampons, comme une aire de jeux.
FA : Vous pensez donc alors que le V4 va dans la bonne direction du fait de son renforcement actuel, du moins en considérant que cela puisse lui permettre de mener sa lutte pour l’indépendance ?
András Schiffer : Je ne suis pas devin, ce qui moi me pose problème, c’est qu’actuellement cette étroite coopération se limite uniquement à la question migratoire, alors qu’il y a des objectifs stratégiques qui vont au-delà de ça et qui devraient être mis en avant par les pays d’Europe centrale et orientale, et cela il en est bien moins question. Par exemple, il serait bien d’avoir aussi une position commune sur le TTIP et le CETA, afin de dire ensemble un grand « non ».
FA : Cependant, il y a des collaborations dans le domaine de l’énergie et ceux-ci se renforcent. Il y a ce projet, qui va de la Pologne à la Croatie…
András Schiffer : Je sais, c’est pourquoi je n’ai pas dit par hasard que les grandes puissances utilisent cette région comme une aire de jeux, décourageant ainsi la collaboration en Europe centrale et orientale. Les influences russes et américaines, et les enjeux pour eux ont un tel poids dans la région que cela complique la coordination des intérêts au sein de l’Europe centrale et orientale.
FA : Vous parliez des Etats-Unis. On peut entendre, la plupart du temps dans les cercles russophiles, que le V4 est une organisation soutenue par les Etats-Unis. Quel est votre avis, comment les Etats-Unis considèrent le V4 ?
András Schiffer : J’ai du mal à croire que les politiques menées par Fico ou Orbán sont tout droit sorties de l’agenda américain, donc ceux qui disent cela, pour dire cela gentiment, simplifient tout. Je pense plutôt que l’influence russe perçue comme excessive chez les Tchèques ou les Slovaques tape plus sur les nerfs des Etats-Unis.
FA : Et concernant la Hongrie ?
András Schiffer : L’histoire avec la Hongrie est un peu plus subtile. Je pense que le premier ministre hongrois pense plutôt que c’est lui qui influence les Russes.
FA : Pensez-vous que le V4 pourrait jouer un rôle dans la résolution de la crise ukrainienne ?
András Schiffer : Je ne suis pas optimiste sur ce sujet, et actuellement le V4 ne devrait pas se concentrer sur l’Ukraine mais sur le renforcement de ses intérêts propres au sein de l’Union. La crise ukrainienne est typiquement le genre de scénario qui sera joué entre les Américains, les Russes et les Allemands entre eux, parce que ces grandes puissances ont généré ce conflit sanglant, ils devront donc aussi être à l’origine de sa fin. Nous avons nous un intérêt dans cette affaire, en tant que Hongrois, et c’est de savoir en sécurité les Hongrois d’Ukraine vivant en Subcarpatie, et soutenir leur lutte d’autonomie.
FA : Les pays d’Europe centrale, les pays du V4 n’ont pas soutenu le Brexit, mais après que ce dernier ait été voté par les Britanniques, cela est apparu comme quelque chose de positif. Comment cela affectera l’Europe centrale ? Les faiseurs d’opinion derrière Orbán, par exemple, on dit que le Royaume-Uni était un allié dans la lutte pour plus de souveraineté au sein de l’UE. Mais maintenant que le Royaume-Uni va quitter l’UE, cela sera-t-il positif pour l’Europe centrale du fait qu’en proportion, elle pèsera plus, ou bien cela sera-t-il négatif car elle est trop faible pour ce combat ?
András Schiffer : Il est possible que sur le court terme, un dirigeant d’Europe orientale trouve positif que proportionnellement notre importance augmente, mais en réalité sur le long terme, le départ du Royaume-Uni est une perte non seulement pour l’Europe centrale, mais pour toute l’Union européenne, tout simplement parce que sur la scène internationale, le départ d’une grande puissance européenne affaiblit le poids mondial de toute l’Union européenne, y compris le poids de l’Europe centrale et orientale et de la Hongrie.
FA : Revenons à la question de la crise des migrants, il semble qu’au cours de l’année dernière, le V4 est devenu avec succès une puissance régionale, menant même plusieurs opérations extérieures dans les Balkans. Qu’en pensez-vous, est-il possible que le V4 puisse devenir le moteur d’une meilleure coopération avec la région des Balkans ?
András Schiffer : J’espère qu’il en sera ainsi, mais cela ne doit pas court-circuiter les diverses politiques européennes. Le V4 peut être un moteur dans les questions stratégiques, si il a une articulation claire de ses intérêts qui bien-sûr couvre aussi les politiques communes européennes sur l’énergie, impactant de facto tout l’avenir de l’UE. Par exemple ils pourraient articuler une stratégie commune en relation avec une modification des traités de base qui pourrait empêcher ainsi une Europe à deux vitesses, se gardant d’une Europe construite sur la base du libre-marché.
FA : Mais l’UE dès le départ ne semble pas avoir été bâti sur une telle idée, et vous avez d’ailleurs dit que l’Europe de l’Est a été acceptée finalement parce qu’ainsi l’Europe occidentale a pu acquérir un marché.
András Schiffer : Ce fut une acquisition commerciale.
FA : Mais il semble que peu de choses aient changé. Du moins proportionnellement, nous voyons que les salaires ne bougent pas ici, en Europe centrale. Pensez-vous que la France ou l’Allemagne ont une volonté sincère de changer cela ?
András Schiffer : Il convient de préciser que, si l’Europe se construit sur la logique du libre marché – qui ne fait qu’aggraver la différence entre l’Occident et l’Orient – au lieu de rapprocher les pays de l’Est et ceux de l’Ouest, cela conduira à la chute de l’UE, avec toutes ses conséquences économiques que cela signifie, ce qui aura un impact non seulement à l’Est mais aussi en Europe occidentale.
FA : Quand on voit comment évoluent les choses à l’Ouest, et à quel point les différences sociétales sont grandes entre l’Europe de l’Ouest et celle du centre, est-ce que ce serait vraiment positif de ressembler plus à l’Ouest et de se rapprocher de leur mode de vie ?
András Schiffer : Je ne sais pas vraiment comment comprendre ça, parce que chaque nation, chaque pays suit son propre modèle de vie. Il y avait l’attente tout à fait normale dans les pays d’Europe centrale et orientale, notamment en Hongrie, de se rapprocher en un temps raisonnable du niveau de vie, disons, des Autrichiens, et ce qu’il est apparu évident c’est que c’était une illusion, car concrètement les élites du changement de régime ont trompé les gens.
FA : C’est là où je veux en venir. Est-ce que combler cet écart est possible au sein de l’UE ?
András Schiffer : Dans une Europe différente et sociale ce serait possible. Tant que l’EU demeure dans la logique du libre-marché, où les pays-meneurs – du noyau dur – ou les grandes entreprises des pays-meneurs considèrent les pays de l’Europe orientale comme de simples marchés périphériques, il n’y aura clairement aucune possibilité de convergence. Si nous abandonnons ce modèle et commençons à penser à une Europe éco-sociale, une Europe des gens, alors bien-sûr il y aura une possibilité pour ces pays de dépenser plus d’argent dans l’éducation par exemple, augmentant ainsi les niveaux de vie au niveau de celui des occidentaux.
FA : Quel serait alors le rôle de V4 pour pousser l’Europe dans cette direction ?
András Schiffer : Formuler une articulation claire de ses intérêts, une coordination qui ne se limite pas à la gestion de la crise des migrants, qui ne se limite pas à la poursuite de la popularité par les partis de gouvernements actuels, mais explicite clairement les intérêts des pays d’Europe Centrale et Orientale. Coopérer avec les pays d’Europe du Sud et avoir une conception du monde pour savoir comment amener l’Europe des Hommes au lieu d’une Europe du capital. Voilà ce qui est dans l’intérêt de toute la région.
Entretien traduit du hongrois par le Visegrád Post.
*Mandiner est un journal hongrois à sensibilité de centre-droit.