Par Modeste Schwartz, écrivain français vivant en Transylvanie (Roumanie).
Les médias conventionnels vous ont probablement expliqué qu’en Roumanie, la droite est restée au pouvoir de 2004 à 2016. Pour quiconque a conscience des réalités politico-sociales des républiques bananières du Tiers-Monde post-colonial – qui sont aussi celles de la Roumanie –, une telle affirmation ne manque pas d’une certaine vis comica.
D’abord, parce qu’elle laisse supposer qu’il existerait une « vie politique roumaine », à l’occidentale, dans le cadre de laquelle plusieurs partis s’opposent et combattent pour le pouvoir. Rien de plus faux. La Roumanie d’après 1948 n’a jamais eu qu’un seul parti : le Parti Communiste dirigeant l’État en régime de parti unique jusqu’en 1989, puis, à partir de 1990, le même parti, resté au pouvoir pendant le plus clair des années 1990-2004, sous le nom de Parti Social-Démocrate (PSD) – nom que, finalement, il mérite assez bien, étant donné qu’il est le seul parti roumain méritant ce nom, disposant d’une base sociale (globalement rurale et prolétaire, surtout en Roumanie orientale), d’un encadrement, de structures de parti et d’un minimum de discipline de parti.
Il représente donc la Roumanie non seulement symboliquement (lorsqu’il est au pouvoir), mais aussi sociologiquement – ce qu’aucun autre « parti » roumain n’est en mesure de faire. D’un point de vue idéologique/discursif, enfin, le PSD est, comme la plupart des formations politiques du Tiers-Monde, inclassable selon les catégories occidentales : on y trouve à peu près toutes les sensibilités, depuis la véritable libérale de gauche Corina Crețu (euro-parlementaire féministe/mondialiste) jusqu’à la crypto-national-communiste Olguța Vasilescu (transfuge du Parti de la Grande Roumanie), en passant par un ventre mou apolitique/affairiste et pas mal d’élus locaux ruraux relativement honnêtes et avant tout chrétiens/patriotes.
En face, ce qu’on appelle généralement la « droite » roumaine est en réalité un agglomérat à dimension variable de partis ad hoc, hologrammes à finalité purement électorale, changeant de personnel, de nom et de programme à vue d’œil, au gré des scandales, des brouilles et de divers arrangements mafieux conclus à la va-vite à l’approche de telle ou telle élection. Idéologiquement, leur seul dénominateur commun est leur ancrage urbain et leur discours de haine occidentaliste à l’encontre de la Roumanie profonde (notamment rurale), que leur propagande dépeint systématiquement sous les couleurs qui étaient celles du « sauvage » de l’époque coloniale en Occident : un ramassis d’ivrognes incultes et superstitieux qui battent leurs femmes et obéissent aux oukases du pope du village. Voilà comment les « nationalistes » roumains voient, en réalité, leur propre nation. Avec de pareils nationalistes, on pourrait presque se passer de gauchistes.
Quand elle arrive au pouvoir, cette « droite » – outre une politique fiscale punitive inspirée par la haine sociale – a donc pour autre dénominateur commun l’application des programmes d’ingénierie culturelle chers à ses sponsors occidentaux – programmes qui, en Europe occidentale, sont généralement plutôt confiés aux partis de gauche : propagation du féminisme, de l’idéologie LGBT, de l’anticléricalisme, du « multiculturalisme » et de la russophobie (la Russie étant perçue comme une « citadelle de la réaction »). En effet, assez curieusement, cette gauche de la gauche qu’est en réalité la « droite » roumaine intègre aussi quelques éléments de ce qu’on appellerait volontiers la droite de la droite dans tel ou tel pays occidental : racistes déclarés, nostalgiques du IIIe Reich et de ses alliés locaux (la Garde de Fer de Codreanu), tolérés dans ce magma occidentaliste pour leurs « vertus » russophobes.
En résumé : on pourrait dire que le PSD est le parti des Roumains du pays réel, tandis que la « droite » est celui de tous les idéologues et de tous les mondialismes confondus (du LGBTQ jusqu’à l’Europe Barbarossa).
Un président pas comme les autres
Par conséquent, même si elle intervient dans un contexte de faible participation (tendance lourde de la politique roumaine depuis plus d’une décennie), la victoire électorale du PSD aux législatives du 10 décembre dernier indique bien un rejet de ces fameuses « valeurs euro-atlantiques » dont les médias roumains aux ordres de l’Occident abreuvent depuis 20 ans une population livrée au chômage de masse (masqué par une émigration aussi massive que celle de pays en guerre, comme la Syrie) et aux politiques de désindustrialisation et de vie chère orchestrées par Bruxelles et Berlin, comme dans d’autres économie périphériques (pour ne pas dire : colonies) de l’UE.
À voir leur docilité et leur manque de réactivité face aux agissements anticonstitutionnels du président Johannis, on peut se demander si les dirigeants du PSD, eux-mêmes, ont vraiment conscience de la nature de la vague de fond qui, un mois après l’élection de D. Trump, les a ramenés au pouvoir à Bucarest.
Élu président il y a deux ans dans des conditions douteuses, Klaus Johannis, lui, laisse moins de doutes : lui n’a assurément rien compris à ce qui se passe actuellement en Roumanie. Cet Obama des Carpates, dont beaucoup de roumains n’avaient jamais entendu parler avant qu’il s’avère, en dernière minute, qu’il allait être le candidat de la « droite » roumaine aux dernières présidentielles, et qui retombera sans aucun doute dans un oubli tout aussi complet dans deux ans (à supposer qu’il arrive à finir son mandat), n’a jamais eu d’autre programme qu’une gestion « technocratique » (lire : ouvertement anti-démocratique), dont l’excellence serait garantie par son appartenance à l’une des minorités allemandes de Roumanie, c’est-à-dire (appelons un chat eine Katze) par le sang de la race supérieure coulant dans ses veines de … gendre d’un haut gradé de la police politique de N. Ceaușescu.
On a aussi dit beaucoup de bien de sa gestion de la ville de Sibiu, dont il était, avant de devoir la quitter pour le fauteuil présidentiel à Bucarest, le maire inamovible, régulièrement réélu par des majorités de facture nord-coréenne. Compte tenu des sommes colossales que l’Allemagne et le Luxembourg ont, sous ses mandats de maire, investi dans la rénovation et la promotion touristique de ce joyau d’architecture médiévale allemande, il lui a en effet été assez facile de « faire la différence », au milieu d’un pays que le capital allemand et autrichien mettent par ailleurs en coupe réglée (récupération privée des monopoles énergétiques d’État, déforestation massive, brain drain, mainmise absolue sur le système bancaire – et j’en passe).
Peut-être livré à lui-même par le silence radio d’un middle management occidental trop occupé à calculer les conséquences du tsunami Trump pour lui envoyer des instructions, Johannis a réagi à la victoire électorale du PSD comme un planteur de coton du Mississipi à un mouvement syndical de ses esclaves noirs. Déclarant d’abord d’entrée de jeu (avant toute proposition officielle de premier ministre), au mépris de la constitution, qu’il refuserait de nommer un candidat ayant des antécédents pénaux (ce qui est le cas de L. Dragnea, chef du PSD récemment condamné avec sursis comme… Alain Juppé en France), il a ensuite refusé la première candidate officielle du PSD, Sevil Shhaideh, qui, étant musulmane et issue de la minorité turcophone du Sud-est du pays, constituait pourtant une réponse du berger PSD à la bergère Johannis (allogène contre allogène), et ce, sans même oser motiver son refus de cette candidate sans antécédents pénaux – laissant à divers propagandistes de son camp le soin d’en noircir l’image sur les réseaux sociaux, en évoquant notamment les sympathies pro-Assad de son mari syrien (lesquelles ne justifient légalement absolument rien, étant donné que la Roumanie et la Syrie ne sont pas des pays en guerre).
Jusque-là, cette résistance acharnée et illégale contre le choix d’une majorité démocratique, et l’absence de réaction proportionnée dans le camp adverse (qui aurait pu, et probablement dû engager une procédure de suspension contre K. Johannis) semblait évoquer la tragédie d’un pseudo-État de droit dans lequel les services secrets, en cheville avec un parquet anti-corruption lui aussi voué corps et âme aux intérêts occidentaux, se moquent de la classe politique autant que de l’électorat, et gouvernent à leur guise à travers des marionnettes comme K. Johannis. À partir de la proposition suivante, cependant, la tragédie sombre vite dans une comédie de l’absurde à la Ionesco. Au cours des derniers jours de décembre, le PSD propose en effet S. Grindeanu, professeur de mathématiques dont le CV regorge d’indices suggérant des liens assez étroits avec la « communauté du renseignement » roumaine. Apparemment désarçonné par ce choix, K. Johannis répond qu’il part en vacances (avant même la fin du dernier jour ouvré !) et annoncera sa décision après le Nouvel-an. S’ensuit un tollé généralisé de l’opinion roumain, toutes tendances confondues (y compris nombre d’anciens électeurs de Johannis), qui ne comprend pas comment son président peut oser laisser le pays sans gouvernement pendant une semaine de plus, apparemment par simple commodité.
La réalité était probablement moins théâtrale que ne l’auraient laissé penser ces apparences de mauvaise farce autistique d’un adolescent de 50 ans. Pendant le sursis qui lui était ainsi accordé, le premier ministre « technocratique » (comprendre : jamais élu par personne à part d’autres technocrates… à Bruxelles) et ancien commissaire UE Dacian Cioloș mettait les bouchées doubles pour « achever son programme » (et la Roumanie au passage) : décret de crédits princiers pour l’OTAN (que le prochain gouvernement va devoir financer sur les impôts d’un contribuable exsangue), rachat par une multinationale du dernier producteur autochtone de lait (au Pays Sicule) et cadeaux en tous genres à sa clientèle « technocratique ».
Johannis, cependant, probablement effrayé par l’ampleur du tollé, a ajouté l’inconséquence et l’effronterie à la légèreté en se ravisant et en informant Grindeanu, depuis sa résidence privée de Sibiu, de sa nomination… sous la forme d’un texto ! Grindeanu, qui apparemment n’avait pas le numéro de Johannis en mémoire, est d’abord resté perplexe devant le texto, qui contenait en tout et pour tout le mot « succès » (employé en roumain comme un vœu de réussite), suivi des initiales KWJ (pour Klaus Werner Johannis). Dans son entourage du moment, quelqu’un (peut-être L. Dragnea), connaissant le numéro, l’a alors éclairé sur la provenance (et donc le sens) du texto, tout en se hâtant de divulguer cette anecdote abracadabrante. Depuis lors, le tempérament naturellement taquin des Roumains s’en donne à cœur joie sur les réseaux sociaux : on propose des campagnes de dons pour permettre à Johannis de contracter un forfait téléphonique lui permettant d’appeler au lieu d’écrire des textos, un jeu-concours propose d’envoyer des SMS du même type à ses amis et d’élire par ce moyen le prochain président, tandis que l’humoriste Vania Usca a inventé la réponse de Grindeanu : « mersi SG ».
Non seulement le ridicule ne tue pas, mais il ne guérit pas non plus : revenu de sa province en risée du pays, pour la prestation de serment du nouveau gouvernement, l’allogène arrogant Johannis a de nouveau exhibé son mépris des formes constitutionnelles en parsemant son discours d’investiture de remarques ironiques à l’encontre dudit gouvernement, qu’il tente de présenter comme les marionnettes de L. Dragnea – semblant, au passage, oublier que L. Dragnea n’est autre que le chef du parti qui a remporté les élections législatives, et qu’il est donc non seulement légal, mais même hautement démocratique que le gouvernement porté au pouvoir par sa majorité suive les orientations qu’il définit.
La grande question des deux prochaines années en Roumanie n’est d’ailleurs pas du tout de définir la nature du programme du PSD – un programme social-démocrate largement plébiscité par les urnes (imposition progressive, baisse de TVA, services sociaux et promotion de l’emploi), mais de savoir si le gouvernement de S. Grindeanu, coincé entre le carcan réglementaire de l’UE et les chantages du complexe mafieux « police politique + parquet » aux ordres de l’Occident (dont le joker, que d’aucuns agitent déjà sur Internet, est l’organisation d’un « maïdan » à Bucarest), va avoir le courage de le mettre en application. Le tout, en continuant à supporter stoïquement les frasques du Gauleiter de Bruxelles.