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Vote de confiance à Bucarest : prologue au crépuscule de l’illibéralisme centre-européen ?

Temps de lecture : 8 minutes

Par Raoul Weiss.

Roumanie – En se prononçant, ce 29 janvier, sur le projet de loi du gouvernement minoritaire de Ludovic Orban visant la réforme du mode de scrutin municipal en Roumanie, le parlement roumain décidera aussi du sort dudit gouvernement, qui a engagé sa responsabilité sur ce vote. Et, par voie de conséquence, aussi sur son propre sort, dans la mesure où la chute (voulue) dudit gouvernement entraînera très certainement la dissolution du parlement et l’organisation de législatives anticipées.

La Roumanie : 2 ethnies + 2 sociologies = 4 blocs

Le mode de scrutin actuel, à un seul tour, avantage les partis à forte implantation territoriale : les partis qui, là même où ils ne disposent pas d’une majorité absolue, peuvent dès le premier tour rassembler une majorité relative suffisante pour l’emporter. Traduit en sociologie roumaine : ce mode de scrutin avantage les deux partis sociologiquement héritiers du parti unique d’avant 1990 (tout en reniant idéologiquement son héritage) – à savoir le Parti Social-Démocrate du côté ethniquement roumain de l’échiquier, et le parti UDMR/RMDSZ de la minorité hongroise. En dépit de leurs relations souvent tourmentées, ces deux partis ont en commun de représenter des couches rurales et vieillissantes de la population roumaine ; l’un et l’autre sont traditionnellement très puissants dans les zones ethniquement/confessionnellement homogènes du pays (à savoir : avant tout la Valaquie, l’Olténie et une partie de la Moldavie pour le PSD, et avant tout le Pays Sicule pour l’UDMR) ; culturellement, enfin, en dépit d’un positionnement formel de « gauche » (centre-gauche pour l’UDMR, « social-démocratie » pour le PSD), ces deux partis, en dépit de certaines tendances « modernisatrices » dans certains secteurs de leur appareil, représentent la normalité anthropologique en Roumanie : roumain ou hongrois, leur électorat a pour dénominateur commun l’attachement à une société sédentaire, ethniquement stable (chacun de son côté), respectueuse du fait religieux et attachée à la famille « traditionnelle » (qu’il serait plus exact de nommer : hétérosexuelle). Tous les autres partis du pays, qu’ils visent un électorat ethniquement roumain ou hongrois, qu’ils se proclament « de droite » (la plupart) ou « de gauche » (un ou deux micro-partis), sont en réalité des pseudopodes locaux de la politique européenne occidentale, et se rejoignent invariablement dans l’acceptation des pertes de souveraineté et des agendas migratoires et LGBT de Bruxelles.

Or le passage à deux tours de scrutin, prévu par cette réforme, favoriserait naturellement ce segment « pro-européen » du spectre politique, qui, en dépit de la diversité des étiquettes, fait presque toujours front commun contre le PSD et/ou l’UDMR. Là aussi, la structure du vote reflète celle de l’électorat : en moyenne plus jeune et plus urbain, il est sorti du lavage de cerveau médiatico-académique des années 1990 et 2000 avec une totale ignorance des enjeux de souveraineté, et la ferme conviction que tous les maux de son pays sont hérités de la période communiste, et que seule la soumission à l’Occident et l’imitation de ce dernier peuvent le conduire au bonheur – ce en quoi il n’a pas forcément tort, compte tenu du fait que ce jeune roumain postcommuniste a de plus en plus tendance à « se réaliser » en devenant assistant gériatrique dans le Schleswig-Holstein.

« Une trahison ? D’accord, mais qu’on nous mette au courant ! » (Carageale)

Spécialisé dans la représentation d’une minorité ethnique, l’UDMR ne peut, par définition, pas gouverner seul le pays. Mais cette réforme remet en cause ses bastions municipaux transylvains, et notamment, hors Pays Sicule, ceux des agglomérations ethniquement mixtes à majorité ou forte minorité roumaine, dans lesquelles la dispersion (à base idéologique) des partis ethniquement roumains (en général : tous, sauf l’UDMR) au premier tour risque, lors d’un second tour, de céder la place au réflexe ethnique. Ludovic Orban, dans l’entretien où il reconnaît sa trahison, s’est d’ailleurs empressé de rassurer ses alliés hongrois, en inventant pour l’occasion une Roumanie totalement inédite, culturellement scandinave, dans laquelle ce réflexe ethnique n’existe plus, et où tout le monde vote en fonction de critères technocratiques. Dans l’esprit souvent embué dudit Orban, ce mensonge éhonté est censé couvrir le chantage qu’il exprimait dans la phrase précédente : après avoir admis sa « petite entorse au protocole » passé l’automne dernier avec l’UDMR, il précise aussitôt que la motion introduite « lui donne la possibilité de réagir s’ils ne sont pas d’accord ». En d’autres termes : que l’UDMR, en votant (comme il le souhaite) contre son gouvernement, participe à la manœuvre de Klaus Iohannis, et les hongrois pourront conserver leurs mairies !

À condition, néanmoins, que le PSD vote aussi contre. Or, après la perte de l’élan puissant, mais insuffisant, que lui avait insufflé son ancien chef Liviu Dragnea de la fin 2016 au printemps 2019, ledit PSD est, en politique nationale, en pleine débâcle. Vilipendé par le plus gros de la presse (à financement oligarchique), il aurait besoin d’une stratégie offensive et radicale pour revenir aux affaires – mais ne risque guère, à mon avis, d’adopter une telle stratégie maintenant, le sommet de l’appareil étant, depuis la chute du gouvernement Dăncilă, noyauté par des éléments notoirement proches de l’État profond (comme le tristement célèbre Gabriel Oprea). Sauf renouvellement massif et rapide de sa direction, le PSD semble donc destiné à gérer sa mort lente, et comptait a priori, pour ce faire, sur la base de repli que constituent les nombreuses municipalités (notamment de petites villes et de villages) qu’il contrôle. Mutatis mutandis, la situation de l’UDMR est à peu près la même : sa direction, proche du gouvernement de Hongrie, est néanmoins contrainte au même attentisme que celle du PSD – même si, en l’occurrence, l’instrument permettant à l’État profond d’atteindre ce but semble être plutôt la menace (de nouvelles tensions interethniques savamment provoquées) que l’infiltration/cooptation.

Tout pourrait donc continuer comme sur des roulettes dans le meilleur des mondes néocoloniaux. Oui, mais voilà : les sponsors politico-économiques externes de la présidence Iohannis et du gouvernement Ludovic Orban (c’est-à-dire – pardonnez l’archaïsme de l’expression – l’impérialisme occidental) sont à la fois gourmands et pressés. L’investissement qu’a représenté pour eux (à travers l’État profond roumain qui leur est inféodé) la liquidation de la fronde Dragnea (que vous avez pu suivre dans la presse occidentale, comme d’habitude, sous le nom de « lutte contre la corruption ») doit maintenant porter ses fruits. D’autant plus que la Roumanie est l’un des rares pays de la zone où ils disposent encore d’une chasse gardée, ne poussant bien entendu pas leur amour du libéralisme économique jusqu’à laisser le vassal roumain faire affaire avec des capitaux chinois ou turcs. La « droite » roumaine a donc pour cahier des charges non seulement la privatisation des tous derniers joyaux de la couronne de feu Nicolae Ceauşescu, mais aussi une politique de « rigueur budgétaire » (comprendre, comme d’habitude : d’enfoncement de la Roumanie dans la spirale de la dette) qui pourrait bien dépasser en inhumanité celle du précédent gauleiter occidental, Traian Băsescu. Or l’expérience – notamment celle de la chute brutale dudit Băsescu – montre que, si le peuple roumain, dans son apathie politique proverbiale, se laisse flegmatiquement voler tout ce qu’il a construit tout au long de vingt ans d’efforts surhumains avant 1989, sans trop broncher, la casse sociale, en revanche, se traduit généralement par des sanctions électorales rapides et drastiques.

En caricaturant légèrement : le retraité roumain, souvent « pro-européen » par pur intérêt familial (permettre à sa progéniture intoxiquée par l’idéologie occidentale d’aller vivre son rêve américain en servant des hamburgers à Berlin), redevient brusquement « illibéral » dès que sa retraite (saccagée par Băsescu, puis à nouveau améliorée par Dragnea) ne lui permet plus de survivre. Or, quelles que soient les « bonnes intentions » collaboratrices de sa direction largement cooptée par l’État profond, le député de base du PSD tient naturellement à son mandat (voire fief), et risquerait, de peur de le perdre, de rejoindre une nouvelle fronde. Or, en dépit de la reconduction de la présidence Iohannis, la composition du parlement reste celle qu’ont produit les élections de fin 2016, marquées par un raz-de-marée PSD. À vrai dire, même le remplacement, fin 2019, du gouvernement Dăncilă par l’actuel gouvernement minoritaire « de droite », exigé depuis Bruxelles par les suzerains du PPE, n’avait été possible que du fait de nombreuses trahisons, notamment de celles des fidèles du très labile Victor Ponta, qui avait quitté le parti pour fonder son propre « En Marche roumain ». Connaissant la politique roumaine, il y a fort à parier que divers chantages de l’État profond avaient puissamment contribué à la décision de plus d’un mutin. Lesdits mutins pousseront-ils la soumission à ce chantage jusqu’au suicide politique ? Ludovic Orban, visiblement, n’en est pas sûr.

Enfin, n’oublions jamais que, tandis qu’au parlement les députés votent à visage découvert, ceux qui les élisent le font dans l’isoloir, et le décompte de leurs voix est confié… à un service militarisé contrôlé par l’État profond. En Roumanie, ce détail est loin d’être accessoire…

L’objectif stratégique prioritaire de la « droite » roumaine est donc d’obtenir des législatives anticipées avant l’adoption du gros de ses mesures de casse sociale, de façon à disposer ensuite de quatre ans de tranquillité politique pour achever la grande braderie. Aux termes de la constitution, la dissolution du parlement est inévitable après deux refus successifs par le président des propositions de Premier ministre soumises par le parlement. En cas d’échec du vote de confiance, gageons que Klaus Iohannis se fera un devoir de refuser autant de propositions que nécessaire pour parvenir à ladite dissolution. Or pour l’éviter, le PSD et l’UDMR (qui, ensemble, disposeraient encore d’une majorité de blocage) n’auront mercredi pas d’autre choix que de renouveler leur confiance au gouvernement, et donc d’approuver une réforme du mode de scrutin destinée à saper à long terme leur base territoriale. Le tandem Iohannis-Orban a donc réussi à placer l’actuelle opposition illibérale de facto entre le marteau des élections anticipées et l’enclume de la réforme du mode de scrutin. Dans l’entretien cité plus haut, Ludovic Orban, pour appuyer son chantage, a d’ailleurs prévenu qu’en cas de maintien de son gouvernement, les votes de confiance sur des projets de loi « dérangeants pour les députés PSD » se poursuivraient : the beatings will continue until morale improves. Remarquons donc qu’à l’heure actuelle, en pleine Union Européenne, un gouvernement minoritaire a les moyens d’imposer sa volonté à un parlement souverain – ce qui amène tout naturellement à la question : comment un tel gouvernement a-t-il pu être nommé ? Question à laquelle il est fort incommode de répondre, à moins d’affronter la réalité d’une « démocratie roumaine » (re)devenue une dictature des services (dits) secrets.

Généralisation : l’« illibéralisme », malade du clivage droite/gauche

Cette situation est particulièrement savoureuse dans le cas des députés de l’UDMR, qui, après avoir soutenu hors-coalition les gouvernements PSD de fin 2016-début 2019, ont, fin 2019, soutenu le débarquement de Viorica Dăncilă, moyennant passation avec le gouvernement Ludovic Orban en cours de formation d’un protocole de collaboration. Moins de trois mois plus tard, les nouveaux alliés de l’UDMR viennent donc de violer ce protocole – en le reconnaissant d’ailleurs publiquement, avec un cynisme pas vraiment dénué de précédents dans l’histoire politique roumaine. Tel n’avait pas été le cas des protocoles passés avec les gouvernements PSD – abstraction faite des provocations interethniques organisées par l’État profond ; or la direction de l’UDMR ne pouvait pas ne pas savoir que les gouvernements PSD – qui n’ont jamais eu le contrôle effectif de l’appareil de sécurité, confisqué par l’État profond – ne portait pas la responsabilité de ces provocations. Les raisons véritables de ce très mauvais choix stratégique de la fin 2019 sont donc à chercher ailleurs : d’une part, bien sûr, dans le chantage « sécuriste », ingrédient omniprésent de la politique roumaine ; mais probablement aussi dans l’influence des « partis frères » du PPE (dont l’UDMR est membre), et avant tout du FIDESZ de Viktor Orbán.

Ce dernier, méthodiquement désinformé en matière de politique roumaine par les agents de l’État profond roumain actifs au sein même de la minorité transylvaine, est d’ailleurs en train de récolter à Bruxelles les fruits de sa propre fidélité au PPE, qui s’apprête à expulser le FIDESZ de ses rangs.

Ces évolutions jettent une lumière crue sur l’échec du projet d’entrisme européiste des démocraties illibérales d’Europe centrale post-communiste, qui, tout en se ressemblant les unes aux autres comme deux gouttes d’eau (tout comme leurs électorats respectifs – et pour cause), ont choisi, au cours de ces dernières années, de maintenir leur loyauté à diverses « familles politiques » européennes : à l’ALDE pour l’ANO du tchèque Babiš, au PPE pour le FIDESZ et l’UDMR, ou encore au PES pour le PSD jadis dominé par Liviu Dragnea. Dans les cas roumain et hongrois, tout du moins, le naufrage de cette stratégie de « dédiabolisation » éclate actuellement au grand jour, face à des appareils de parti occidentaux qui, en dépit de leurs différences idéologiques de surface, font toujours passer leur agenda impérialiste/mondialiste devant les slogans de leurs « écoles de pensée » déclaratives.

L’alternative – difficile, mais réelle – aurait consisté à former un front illibéral/souverainiste, faisant fi des pseudo-clivages droite-gauche importés d’Europe occidentale depuis 1990. Malheureusement, les élites du V4 et de la Roumanie potentiellement illibérale de Liviu Dragnea n’ont pas eu le courage d’expliquer à leur base la vanité caduque de leurs slogans des trente dernières années, et en paient actuellement le prix : Liviu Dragnea pourrit dans les cachots de la néo-Securitate à parrainage occidental, pendant que Viktor Orbán se débat entre l’enclume du PPE sous influence Soros de Manfred Weber et le marteau d’un PiS polonais trop dépendant de l’OTAN pour accepter l’alliance d’une Lega italienne et d’un RN français jugés « trop proches de la Russie ».

Face à un tel paysage, on aimerait pouvoir conclure par hic Rhodus, hic salta. Mais il n’est pas certain qu’une telle conclusion soit encore d’actualité. Face à l’avance mondialiste d’ores et déjà constatable en Roumanie, et à des législatives hongroises de 2022 s’annonçant assez mal pour le FIDESZ (à supposer qu’un putsch interne ne débarque pas la direction illibérale de ce dernier avant même cette échéance), on peut se demander si les ex-libéraux dégrisés de l’Europe médiane n’ont pas tout simplement laissé passer sans réagir l’instant du kairos. Auquel cas, l’adage de conclusion serait plutôt, je le crains : Vae victis !