Par Modeste Schwartz.
Moldavie – Au printemps 2016, « certaines organisations de la société civile » moldave ont proposé et obtenu du gouvernement de la République Moldave la constitution d’un « groupe de travail » destiné à réformer la législation moldave applicable aux « organisation non-commerciales », c’est-à-dire, pour l’essentiel, aux ONG. Après plus d’un an de travail, ce groupe a accouché d’une proposition de loi, qui devra prochainement être débattue au parlement.
Or, au début de ce mois de juillet, les représentants du Ministère de la Justice participant au groupe de travail ont communiqué à leurs homologues « issus de la société civile » trois propositions de modification du texte préalable, qui ont aussitôt suscité un tollé généralisé des organisations de ladite « société civile ». Elles proposent notamment de limiter – comme l’ont déjà fait divers États du monde, dont la Russie – la possibilité de financement externe d’organisations « non-gouvernementales » déployant des activités politiques dans le pays, mais aussi d’augmenter la transparence financière des ONG, et notamment de les empêcher de cacher au public leurs sources de financement.
Une lettre ouverte portant (au moment où j’écris) la signature de 28 organisations (dont la Fondation Soros, Transparency International, Watchdog Moldavie, le centre d’information GENDERDOC-M, Amnesty International et Human Rights Embassy – pour ne citer que les noms les plus… transparents) a notamment été publiée, le 11 juillet, sur le site de la section moldave de la Foreign Policy Association (l’une des organisations signataires). Beaucoup des organisations signataires ont des liens financiers avérés avec la « galaxie Soros » (laquelle manifeste ces temps-ci, comme l’ont confirmé les DC Leaks, un intérêt très marqué pour la Moldavie) ; comme le laisse aisément soupçonner le nom anglais (ou bilingue roumain/anglais) de certaines, elles constituent pour la plupart la filiale locale d’un réseau international ayant son centre décisionnel dans le monde anglo-saxon ; à juger par les noms d’organisation, les thématiques « humanitaires » dominantes dans cette liste est celle du droit des femmes, suivi par l’agenda LGBT ; dans ce pays parmi les plus pauvres d’Europe, enfin, aucune ne semble être spécifiquement consacrée à combattre le problème de la pauvreté.
Curieusement, on ne trouve, parmi les 28 signataires, aucune des trois « fondations politiques » allemandes très actives en Europe de l’Est (F. Adenauer, F. Ebert, R. Luxemburg) – l’expression « fondations politiques », fort caractéristique, étant pourtant présente dans le texte.
Ce texte, d’une sincérité désarmante, mériterait d’être intégralement traduit. Il commence notamment par reconnaître, dans le jargon spécifique des « organisations de la société civile », que le texte de la proposition de loi tel qu’il se présentait début juillet 2017 « n’a pas été soumis à des influences indues de la part du Ministère de la Justice ou d’autres autorités » – en bon français : qu’il était exclusivement du cru des « représentants de la société civile » membres du « groupe de travail ». Une telle situation – dans laquelle les représentants des autorités démocratiquement élues d’un pays sont de facto absents du processus de rédaction des textes de loi –, qui correspond d’ailleurs assez bien au processus d’élaboration de nombreux textes du Congrès US ou du Parlement Européen (véritables chambres d’enregistrement de l’activité des cabinets de lobbying), semble parfaitement convenir aux signataires de la lettre ouverte, qui ne savent que déplorer qu’elle ait été marginalement troublée par les désidératas exprimés par… les représentants du peuple.
Quelques soient les intentions réelles du gouvernement moldave (à supposer qu’il dispose d’une stratégie unitaire en la matière), l’exposé des conséquences supposées de l’adoption du texte assorti des trois modifications susmentionnées, telles que les présentent les signataires eux-mêmes, constitue en réalité un véritable acte d’accusation de l’ingérence occidentale dans les affaires internes de la République Moldave :
« Les ONG de Moldavie, dans leur majorité absolue, bénéficient de fonds fournis par nos partenaires de développement [ndt. : expression faisant conventionnellement référence aux pays occidentaux en général, et à l’UE en particulier]. De telles mesures vont priver de financement la majorité des ONG actives dans le pays, et les organisations et fondations politiques étrangères déployant des activités dans la République Moldave seraient obligées d’y mettre un terme. Cela affecterait des milliers de personnes bénéficiant directement des activités des ONG, et le fonctionnement de la démocratie en République Moldave. »
Outre l’idée, d’un surréalisme déjà coutumier, selon laquelle, en dépit d’élections régulières et transparentes, dans certains pays (à vrai dire, presque tous, à part les USA, le Canada, la Grande-Bretagne et les pays de l’Ouest de l’UE) le « fonctionnement de la démocratie » serait mystérieusement tributaire de la présence d’activistes non-élus payés (de leur propre aveu) par des puissances étrangères, ce texte reconnaît donc noir sur blanc que :
- Comme en Roumanie, Hongrie et bien d’autres pays, la « société civile » est en réalité un phénomène d’importation, qui ne résisterait pas une minute à une interruption de la perfusion constante de fonds étrangers qui la fait vivre.
- En dépit des prétextes humanitaires (en réalité pas si nombreux : « droits » sexuels et « lutte contre la corruption ») qui accompagnent la création et le fonctionnement desdites organisations, elles ont pour la plupart une fonction essentiellement politique. En effet, les restrictions au financement étranger contenues dans les modifications proposées ne concernent que les organisations ayant des activités politiques (au sens strict, puisqu’il s’agit, pour citer le texte des modifications, d’organisations « … contribuant à l’élaboration et à la promotion de politiques publiques destinées à influencer le processus législatif (…) pouvant participer ou intervenir dans des activités politiques, des campagnes électorales, des activités liées à des programmes électoraux, au soutien à des partis politiques… »). Reconnaître que les restrictions envisagées mèneraient à la fermeture de la « majorité absolue » des ONG présentes sur le sol moldave revient donc ipso facto à admettre que, pour au moins une « majorité absolue » desdites organisations, les activités stricto sensu humanitaires, culturelles etc. sont de purs prétextes, que personne n’envisage de maintenir séparément dans le cas où elles ne seraient plus en mesure de s’acquitter de la mission qui, du point de vue de leurs sponsors étrangers, justifie leur financement : l’ingérence dans les affaires internes de la Moldavie.
- Il y a bien sûr un certain flou dans l’expression « personnes affectées », mais il semble raisonnable de considérer qu’elle fait au moins aussi référence aux employés desdites organisations – cette dernière phrase du paragraphe traduit, constituant donc, a priori, le moment le plus pathétiquement sincère de cet acte d’auto-accusation pourrait se reformuler de la façon suivante : « cher gouvernement, laissez-nous continuer nos activités d’ingérence pour le compte de l’étranger, sans quoi nous allons nous retrouver au chômage ». La République Moldave étant confrontée à un réel problème de sous-emploi (obligeant un quart de sa population à travailler à l’étranger plusieurs mois chaque année), on peut se demander si le développement de la « société civile » suffira vraiment à régler ce problème. Ce serait probablement le premier cas historiquement attesté d’État vivant principalement des revenus de l’espionnage dont il est victime.
Les signataires enfoncent ensuite le clou, en présentant un certain nombre de revendications. Les deux premières demandent le retrait pur et simple, non négocié, des modifications, et la promulgation immédiate [sic] du texte dans sous une forme intégralement décidée par… les organisations soumises à cette même loi ; argument massue en faveur de cette demande de capitulation sans condition de l’État : le projet, tel qu’elles l’avaient présenté, avait été « expertisé par des experts internationaux » [dont le texte ne précise pas la provenance exacte : Suisse ? Chine ? Brésil ? Syrie ?].
La troisième revendication ne se dédit d’ailleurs pas de l’audace des deux premières, exigeant tout simplement que « le corps diplomatique et les partenaires de développement de la République Moldave surveillent de près la situation de la société civile de la République Moldave ». Les activistes de ladite « société civile » étant, en Moldavie comme en Roumanie, des hôtes très réguliers des ambassades occidentales (et notamment anglo-saxonnes), on voit mal comment ce « corps diplomatique » (qui, en dépit du flou de la formulation, ne semble pas inclure les représentations diplomatiques de la Russie ou du Venezuela) pourrait les surveiller de plus près. Il faut donc se résoudre à l’interprétation restante, à savoir que la lettre demande tout simplement auxdites représentations diplomatiques de sortir du devoir de réserve imposé par les traités internationaux et les usages immémoriaux de la diplomatie, pour (continuer à) traiter la République Moldave en pays occupé.
Après le soutien accordé par le président I. Dodon à la conférence eurasiste organisée fin mai par I. Roșca dans la capitale Chișinău, en présence notamment d’A. Douguine et de L. Vassadze – présent également au forum de la famille de Budapest, NDLR -, suivi de très près par l’expulsion de cinq diplomates russes par le Ministère des affaires étrangères (contre la volonté du président Dodon), cette initiative du Ministère de la justice (apparemment plutôt hostile aux intérêts politiques occidentaux en Moldavie) semble donc être le pas suivant dans la valse-hésitation d’un pouvoir moldave visiblement divisé quant à l’attitude à adopter face à l’offensive du soft power occidental dont la Moldavie est actuellement la victime. L’attitude des employés locaux dudit soft power occidental, quant à elle, ne laisse aucun doute sur l’état d’esprit de leurs patrons, bien décidés à agenouiller coûte que coûte la petite – et bien trop indépendante – Moldavie.