Par Georges Károlyi, ambassadeur de Hongrie auprès de la République française.
Le Monde daté du 19 juillet consacre son éditorial à la Pologne. Je n’ai évidemment aucune qualité pour m’exprimer sur ce pays, mais je ne peux m’empêcher de ressentir une vraie gêne face aux logiques développées par l’auteur – ce n’est pas nouveau – sur l’organisation des pouvoirs publics dans un environnement démocratique.
Montesquieu est bien le père du principe de la séparation des pouvoirs. A son époque, où le pouvoir était entièrement incarné par un monarque de droit divin, éclater ce pouvoir en exécutif, législatif et judiciaire était effectivement une démarche révolutionnaire, qui n’a pas pris une ride aujourd’hui et qui est à la base de l’organisation démocratique de nos sociétés.
Mais il est bien clair que cette séparation des pouvoirs s’entend au sens institutionnel. Montesquieu n’a jamais souhaité que les différents pouvoirs s’opposent politiquement pour que leur « séparation » soit avérée. Si c’était le cas, le summum de la séparation des pouvoirs serait la cohabitation, ce qui est évidemment absurde.
C’est pourtant ce que l’éditorialiste du Monde semble suggérer, en s’en prenant aux pays – aujourd’hui la Pologne, demain peut-être la Hongrie, la France ou d’autres – où ces différents pouvoirs sont incarnés par une même force politique, en quoi il croit voir un grave danger. Cela n’a pourtant rien d’étonnant ni d’anormal. Si l’on excepte le pouvoir judiciaire, dont les représentants ne sont en général pas élus, les pouvoirs exécutif et législatif, qui procèdent directement ou indirectement du suffrage populaire, sont le plus souvent politiquement en phase. Cela est particulièrement vrai en France, où le système constitutionnel que nous avons vu à l’œuvre au cours des derniers mois le souhaite même expressément. Un tel régime serait « incompatible avec l’appartenance à l’Union européenne » ? Allons donc !
L’organisation démocratique des pouvoirs publics n’est rien d’autre que la légitimation du pouvoir de la majorité pour une période donnée, dans une perspective d’alternance. Dès lors, toute décision de la majorité du moment est légitime, y compris – bien évidemment – la désignation des représentants du pouvoir judiciaire. N’étant pas élus, il faut bien que quelqu’un les nomme. Et il faut bien pourvoir aussi à la désignation des responsables de la haute administration et des grands corps de l’Etat. N’en déplaise à l’auteur, un gouvernement démocratiquement élu est parfaitement légitime à nommer « ceux qui lui plaisent ». Le contraire serait absurde. L’opposition attendra, et elle fera la même chose lorsqu’elle deviendra majorité. C’est cela, la démocratie. La séparation des pouvoirs en est-elle menacée ? Bien sûr que non. Les pouvoirs sont toujours séparés, sauf qu’ils sont politiquement en phase. Ce n’est pas une tare. Les « contre-pouvoirs » ne cessent pas d’exister du fait qu’ils ne sont pas entre les mains de l’opposition politique. Ne faisons pas dire à Montesquieu ce qu’il n’a jamais voulu dire. Avouons-le, les inquiétudes de l’éditorialiste du Monde sont purement politiques – ce qui est son droit –, mais il ne faut pas cacher une prise de position politique derrière une indignation institutionnelle. L’on n’arrivera à faire croire à personne que la meilleure démocratie est celle où c’est l’opposition qui gouverne.
Avant Montesquieu, La Fontaine l’avait déjà bien vu : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.
Georges Károlyi
Propos publié sur la page facebook de l’ambassade de Hongrie à Paris