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Roumanie : ceci n’est pas un putsch ?

Temps de lecture : 8 minutes

Par Modeste Schwartz.

Roumanie – Migrationniste, mondialiste et pleine de compréhension pour le programme LGBT, la « droite » roumaine, pour se réinventer après sa défaite historique de décembre 2016, aurait bien du mal à recourir à cette « fuite en avant dans le sociétal » que la presse occidentale donneuse de leçons reproche si âprement aux droites hongroise et polonaise. Son nationalisme, en tout et pour tout, se résume à une magyarophobie réchauffée, dont elle avait tenté de se guérir (sur injonctions occidentales) dans le courant des années 1990-2010, avant une rechute fort opportune survenue au moment précis où Viktor Orbán passait – du point de vue occidental – du « mauvais côté de la force », tandis que leur concurrent roumain victorieux (le PSD de Liviu Dragnea) commençait à se rapprocher de Budapest et du parti de la minorité hongroise.

Or l’aphrodisiaque magyarophobe, en dépit des doses massives qu’il s’administre, ne semble pas réussir à requinquer la courbe de popularité du très multiculturel Klaus Johannis. L’« américain tombé amoureux de la Roumanie » Don Lothrop, devenu magnat de la presse roumaine après un enrichissement-éclair outre-Atlantique (dû à des société dont certaines sont immatriculées à faible distance de Langley) a beau répéter, de conférence en conférence, que « Poutine et Orbán veulent vous prendre la Transylvanie », beaucoup de roumains manifestent plus d’inquiétude devant les rumeurs concernant la présence (plus ou moins secrète) d’ogives nucléaires sur les bases locales de l’OTAN que face à l’inexistante armée hongroise et aux insidieux programmes de construction d’écoles maternelles qui constituent l’essentiel de « l’ingérence hongroise » en Transylvanie. Ainsi, dans ses objections récemment formulées devant la Cour Constitutionnelle à l’encontre d’une nouvelle loi sur l’administration publique, qui se proposait d’étendre un peu l’usage du hongrois dans les institutions des zones bilingues, le président roumain est allé jusqu’à contester le principe même – appliqué depuis des décennies – d’accorder une reconnaissance officielle aux langues des minorités historiques présentes sur le territoire roumain ; approfondissant le fossé de sang qui le sépare d’ores et déjà du parti hongrois (UDMR/RMDSZ), cette provocation ne semble pas avoir atteint son objectif putatif : semer la zizanie au sein du PSD, en exploitant les idiosyncrasies chauvines d’une partie de ses cadres.

Quant au destin de la loi elle-même, il paraît désormais improbable que ce nouveau et improbable conducător saxon de l’exclusivisme grand-roumain réussisse à lui infliger beaucoup plus qu’un petit retard procédural. En effet, obligé le 9 juillet dernier, sous peine de suspension, de promulguer le décret de destitution de sa chère Laura Codruța Kövesi, qui avait, sous couvert de « lutte anti-corruption », si efficacement transformé la justice roumaine en instrument de chantage politique au service de sa clique, Johannis, en signant ce décret, ressemblait déjà à s’y méprendre à un joueur d’échec ayant d’abord perdu la plupart de ses pièces, puis sa reine, et réfléchissant puissamment aux moyens d’arracher un pat honorable à son adversaire.

Telle est l’impasse dans laquelle le « camp Johannis » semblait, il y a encore un mois, s’enfoncer, de façon apparemment irrémédiable. Et puis soudain, l’éclair de génie : agglomérat disparate d’activistes de la Société Ouverte, de séparatistes transylvains roumains (plus quelques hongrois égarés, qu’on voudrait pouvoir supposer naïfs) et de débris d’extrême-droite groupusculaire, le mouvement #rezist, depuis bientôt deux ans grand organisateur de manifestations « anti-corruption » dont Klaus Johannis prend volontiers la tête à l’occasion, pense enfin avoir trouvé l’arme fatale contre la « dictature » (appuyée sur la plus vaste majorité parlementaire de l’histoire démocratique roumaine) de Liviu Dragnea. Convoquant, pour répondre, deux mois plus tard jour pour jour, à la Marche Blanche du PSD, une énième manifestation « de masse », façon « der des der », pour le 10 août, les #rézistants comptaient notamment sur la présence exceptionnelle – mais fréquente en cette période estivale – sur le sol roumain d’une grande partie des millions de roumains (autour de 25% de la population active) travaillant à l’étranger (avant tout dans l’Ouest de l’UE), majoritairement acquis à la « droite » roumaine.

Mais surtout, à défaut de programme politique et même de leader clairement identifiable (autres que le déjà bien usé Johannis ou l’ex-premier ministre « technocratique » – comprendre : jamais élu par personne – D. Cioloș, éconduit en 2017 au terme d’un mandat au bilan catastrophique) les #rézistants se sont trouvé un slogan. Apparu en marge des mouvements proto-rezist qui avaient permis d’extorquer la démission de Victor Ponta au profit dudit Cioloș, ce slogan ordurier (qui, de plus, semblait aussi chercher à tirer parti contre lui des rumeurs d’homosexualité entourant Victor Ponta) ne semblait pas appelé à devenir un syntagme épochal de la vie politique d’un Etat-membre de l’UE.

Et contre tout attente, il l’est devenu. Slogan désormais officiel de la grande manifestation de migrants intra-communautaires convoquée le 10 août pour « sauver la démocratie » des choix de la majorité, recouvrant les réseaux sociaux de son avalanche, deux mots s’affichent sur d’innombrables T-shirts, pancartes, drapeaux et autres panneaux placés en bordure de route sur des terrains appartenant à tel ou tel sympathisant du mouvement : MUIE PSD.

Le second de ces mots fait bien entendu référence au Parti Social-Démocrate de Liviu Dragnea, actuellement au pouvoir en coalition avec les souverainistes de droite du parti ALDE, et qui, comme le FIDESZ en Hongrie, fournit aux occidentalistes locaux l’incarnation du mal absolu (généralement désigné sous le nom de « corruption » dans le jargon spécifique de la secte). Quant au premier… emprunté au tzigane (langue dans laquelle il fait plus sobrement référence à la « bouche »), il désigne, en roumain argotique, le coït buccal. En dépit d’une certaine ambiguïté syntactique due à son laconisme (et que les mauvaises langues ne se sont pas privées de relever), le slogan, dans l’interprétation de ses utilisateurs, n’a pas pour fin d’inviter le PSD à se soulager dans leur gorge, mais le menace au contraire d’une fellation plus ou moins forcée, selon une habitude verbale de bagnards qui, à travers les débits d’alcool industriel adossés aux gares de bourgades et les discussions pittoresques entre proxénètes et travailleuses du sexe, s’est finalement frayé un chemin jusque dans le discours public du « philosophe » de la mouvance #rezist, le très académiquement respecté Gabriel Liiceanu.

Ce traducteur de Heidegger, sous le titre « l’insulte qui nous unit », a entrepris, sur un blog néo-conservateur roumain, de fournir à cette nouvelle philosophie politique un début de base doctrinale. En effet, à la question « qu’est-ce qui peut bien unir les militants d’associations homosexuelles et les skinheads, les séparatistes transylvains et les chauvins vivant dans la phobie de « l’irrédentisme hongrois », les amoureux du multiculturalisme et les derniers pseudo-jacobins des Balkans ? », Liiceanu, en assumant ce slogan digne d’une « campagne » de Tony Soprano, nous livre une réponse univoque, et réaliste : la haine de leur propre peuple, la vulgarité arrogante du parvenu donneur de leçons, l’inébranlable conviction progressiste d’être du bon côté de l’histoire, et une inclination de plus en plus marquée vers l’apologie de la violence politique. Au contraire des libéraux hongrois, qui s’évertuent au moins verbalement à donner une apparence de motivation idéologique à leur refus d’admettre ceux des choix démocratiques de leur nation qui ne leur plaisent pas (en parlant d’« Orbanistan », de « Viktature », de « démocrature », etc.), les #rézistants roumains ne cherchent plus à camoufler leur nature profonde d’élite comprador d’un pays du tiers-monde : les migrants intra-communautaires roumains (rebaptisés « diaspora », comme s’ils avaient eu à fuir je ne sais quelle guerre), du fait de leurs salaires touchés en euros et de leurs séjours prolongés dans des pays légalisant le mariage gay, sont déclarés culturellement supérieurs à leurs frères restés fidèles au pays, et leur droit sacré à « sauver » ledit pays des ténèbres de la « corruption » ne s’embarrassera pas davantage de règles constitutionnelles ou de suffrages universels que les intérêts de la multinationale américaine United Fruit ne s’en embarrassaient en Amérique latine à la grande époque des putschs militaires.

Certains, bien sûr, ont assez vite fini par trouver un tantinet exotique, en plein âge #metoo, cette apologie bruyante du viol crapuleux. Ils ont été rappelés à l’ordre, sans ménagements. L’écrivain Mircea Cărtărescu, par exemple, icône du mouvement #rezist et auteur – entre autres – d’un best-seller intitulé Pourquoi nous aimons les femmes, semble, dans un premier temps, avoir craint d’apporter une réponse trop brutale à cette question qu’il voulait a priori rhétorique, protestant sur son blog contre cet usage langagier antédiluvien et par trop insensible à la convivialité jouissive d’une bucco-sexualité consensuellement citoyenne. Soumis à son tour à l’avalanche d’insultes et de menaces qui constitue désormais le discours normal du terrorisme dégagiste anti-PSD, il a très vite montré l’étendue de son courage civique, en effaçant de son blog le texte incriminé – préfiguration assez réaliste, à mon avis, de ce que pourrait devenir la liberté d’expression en Roumanie en cas de victoire (électoralement improbable) dudit dégagisme.

Le vendredi 10 venu, cette rhétorique de radicalisation a « porté ses fruits ». Comme on pouvait s’y attendre, la manifestation (entre un quart et un demi-million de personnes à Bucarest), quoique massive, n’a, en dépit de la période estivale, même pas « fait le plein » du bassin des sympathisants anti-PSD : parmi ces salariés tertiaires des centres-villes gentrifiés qui font le gros des troupes autochtones de #rezistants, beaucoup ont probablement eu du mal à s’identifier avec une manifestation dont le slogan ressemblait déjà plus à un titre de hit clandestin du chanteur de turbo-folk Romeo Fantastik. En revanche, ceux qui ont décidé de manifester malgré tout ont fait preuve d’une violence qui, dans ce pays hautement paisible qu’est la Roumanie, était sans précédent depuis les minériades des années 1990 : bombardant les forces de l’ordre d’injures et de projectiles variés (dont des sachets pleins de matières fécales) et leur subtilisant des armes, suivant une méthodologie qui rappelle un peu celle du Maïdan de Kiev, ils ont fini par obtenir une réaction de la gendarmerie, qui a tenté de disperser la foule au moyen de grenades fumigènes. Dans la mêlée, une gendarme restée isolée a été battue avec sauvagerie par un petit groupe de « manifestants » ; actuellement hospitalisée, blessée à la colonne, elle pourrait rester paralysée.

Que cet épisode tragique ait été ou non prémédité par des provocateurs plus ou moins professionnels, il est certain que les organisateurs de la manifestation, de par le jusqu’au-boutisme assumé de leur rhétorique, avaient d’entrée de jeu accepté – voire appelé de leurs vœux – la survenance de tels drames, probablement jugés « bons pour la cause ». Et le fait est que la presse pro-Johannis s’est empressé de décrire l’événement comme… une bavure policière ! Pourtant, devant l’évidence d’images très claires, et d’un bilan tout aussi univoque, on peut se demander combien de roumains seront disposés à croire en cette version – a priori, pas suffisamment pour changer la donne par des voies électorales. Mais dans ce cas, que veulent en réalité les cerveaux (s’il en existe encore) de la mouvance #rezist ? Que le projet soit, éventuellement, un véritable putsch, ou plus simplement de maintenir sous pression les gouvernements PSD-ALDE assez timorés dont accouche régulièrement l’énorme majorité parlementaire de la même couleur : les « services » (la police politique héritée de l’ère Băsescu) ont-ils encore les moyens de telles ambitions, ou cherchent-ils seulement à vendre chèrement leur peau ?

En faveur de la seconde hypothèse, certains signes semblent indiquer que le divorce en cours au sein du monde euro-atlantique a déjà produit certaines fissures dans le bloc occidentaliste roumain. Tandis que le Service Roumain d’Information, sous la direction du sorosien Eduard Hellvig, semble plus aligné que jamais sur Berlin et Bruxelles, d’anciens chantres des « valeurs euro-atlantiques » font désormais défection. Par exemple : issue de la même « société civile » que Hellvig, connectée de longue date à divers réseaux transatlantiques comme Freedom House, Alina Mungiu-Pippidi, dans son rejet de la dérive libidinale de #rezist s’est montrée non seulement moins timorée que le pauvre Cărtărescu, mais aussi autrement plus tranchante : décrivant les travailleurs migrants roumains venu à Bucarest pour « sauver » un pays qu’ils ont abandonné depuis longtemps comme un lumpenprolétariat sordide (ce qui, au demeurant, correspond assez bien à leur statut de facto dans diverses sociétés d’accueil) et manipulé, elle a retrouvé les accents qui avaient jadis coûté son poste au ministre des affaires étrangères Teodor Baconschi, lorsqu’il critiquait dans des termes semblables les manifestants anti-Băsescu de 2012. Peu à peu, le mépris de classe et la ringardisation semblent changer de camp. Entre les emplois non-qualifiés qui attendent la plupart des migrants roumains en Europe de l’Ouest et des salaires roumains qui ont triplé depuis la fin de l’ère Băsescu, le fossé n’est plus aussi énorme que par le passé. En claironnant que la « diaspora » envoie au pays 5 milliards de dollars par ans, la presse occidentaliste de Roumanie et d’Europe de l’Ouest avoue par la même occasion – pour tout lecteur financièrement alphabétisé, qui sait que cela représente 3% du PIB roumain actuel (à peine 10 fois plus, par exemple, que ce que la banque Raiffeisen extrait du pays en bénéfices nets), pour une population migrante comprise entre 3 et 4 millions – que le migrant roumain moyen envoie à sa famille et/ou dépense en Roumanie chaque année entre 1000 et 2000$, soit, en tout état de cause, moins de 200$/mois – soit moins, par exemple, que le loyer d’un studio à Cluj. Cette moyenne recouvre évidemment des cas très variés, dont de véritables et fulgurantes réussites individuelles, mais aussi beaucoup de cas de roumains sans emploi, s’enfonçant dans le quart-monde en Europe de l’Ouest et quémandant à l’occasion de l’argent et de la nourriture à… leur famille restée au pays.

Et si nombreux sont les roumains partis, nombreux sont aussi les roumains revenus d’Occident – à tous les sens du terme : avec ou sans économies, mais aussi, dans la plupart des cas, avec une vision bien moins paradisiaque que par le passé de cet Occident mythifié, qu’ils ont découvert économiquement fragile, socialement de plus en plus injuste, moralement décadent, menacé par l’immigration de masse, rongé par l’insécurité et paralysé par le politiquement correct. Culturellement, la fenêtre d’action de ceux qui espèrent pouvoir « gérer » la poussée de souverainisme de la Roumanie émergeante au moyen de méthodes sud-américaines pourrait bien être en train de se refermer rapidement. Est-ce là ce que ressentent aussi les dirigeants du « Maïdan » bucarestois, et qui les amène à vouloir tenter le tout pour le tout ? Un proche avenir risque bien de nous le dire. Une nouvelle manifestation est annoncée pour ce samedi 11 août.