Par Raoul Weiss.
Europe – La réponse d’Annegrete Kramp-Karrenbauer (la désormais célèbre AKK, successeur annoncée d’Angela Merkel à la tête de la CDU) à Emmanuel Macron a d’ores et déjà suscité beaucoup de commentaires français (dont l’excellente analyse de Michel Drac). Elle contient néanmoins quelques passages ciblant spécifiquement la crise populiste d’Europe Centrale, que les commentateurs occidentaux ont, naturellement, du mal à déchiffrer.
Venons-leur en aide.
Le passage le plus révélateur de ce point de vue est probablement le suivant :
« Aux États membres d’Europe centrale et orientale, nous devons témoigner notre respect pour leur démarche et leur contribution spécifique à notre histoire et notre culture européennes communes. Pour autant, il ne doit pas y avoir le moindre doute sur le caractère non-négociable de nos valeurs et de nos principes essentiels. Si nous avons le courage de parler aujourd’hui concrètement des évolutions des traités européens, « l’élite de Bruxelles », « l’élite occidentale », ou la supposée « élite pro-européenne » se peuvent pas s’en tenir à un entre-soi. Nous n’obtiendrons la légitimité démocratique de notre nouvelle Europe que si nous impliquons tout le monde dans le débat ».
En Hongrie, les commentateurs proches du FIDESZ, naturellement soucieux de défendre Victor Orbán et sa stratégie de temporisation face à Manfred Weber, n’ont bien sûr pas rechigné à y voir un désaveu des voix qui, au sein du PPE et sur ses marges, appellent à l’exclusion du FIDESZ. Dans un tel contexte, ils ont bien sûr intérêt à prêter à AKK plus de sincérité qu’ils ne lui en supposent réellement, et à éviter une analyse plus pragmatique de son positionnement. Une telle analyse consisterait notamment à remarquer que Manfred Weber va probablement avoir besoin des voix du FIDESZ pour récupérer le fauteuil de Jean-Claude Juncker.
Mais quelle est, dans ce cas, la stratégie à long terme de l’Allemagne ?
Eh bien justement, il me semble qu’il n’y en a pas. En mentionnant, aussitôt la concession faite, « le caractère non-négociable de nos valeurs et de nos principes essentiels », AKK prévient à demi-mots les populistes centre-européens alignés sur le PPE que, sauf à accepter une Gleichschaltung idéologique sévère, ils se feront épurer aussitôt que leur présence dans les rangs de l’inconsistante « droite » européenne ne sera plus électoralement nécessaire. Lesquels populistes jouent les dupes et ne le sont probablement pas, mais gagnent juste du temps, attendant simplement que l’obsolescence politique programmée transforme Angela Merkel, AKK et Manfred Weber en mauvais souvenirs.
Cette tragique absence allemande de vision ne se limite d’ailleurs pas à la gestion de la « crise centre-européenne ».
Rédigée dans une version allemande de la novlangue « en même temps » d’E. Macron, la lettre d’AKK montre en effet une dame de fer de rechange qui non seulement parle en allemande tout en commençant ses phrases par « nous, les Européens » (ça, à la rigueur, on avait déjà l’habitude), mais qui, à vrai dire, n’est réellement guidée que par des intérêts partisans à court terme – même pas forcément ceux de sa coalition (incluant aussi la CSU bavaroise = les intérêts industriels), mais plus probablement ceux de la seule CDU (avez-vous dit « Deutsche Bank » ?).
Ainsi, même sous le feu nourri de la guerre commerciale américaine, la pupille d’Angela Merkel ne renonce pas au cap atlantiste de cette dernière, invitant à tout bout de champ dans son argumentation sa phobie de Vladimir Poutine. Comme MM. Macron ou Verhofstadt (ou, dans un registre plus folklorique, Klaus Johannis ou Donald Tusk), les survivants allemands de l’euro-atlantisme refusent encore et toujours d’acter la réalité de la non-élection d’Hillary Clinton, et s’enfoncent dans le culte d’un ami imaginaire américain qui vient pourtant de s’inviter agressivement dans leur politique énergétique, et s’emploie en sous-main, à travers ses avant-postes polonais et baltes, à saper les bases de l’hégémonie allemande dans son hinterland de l’Europe médiane.
Comme la France de 1940, l’UE de 2019 attend le Blitz américano-chinois en perdante consentante,trahie d’avance par des élites qui ont d’ores et déjà choisi la voie de la collaboration. Dans ces conditions, on aurait mauvaise grâce d’en vouloir à la Pologne – l’État du V4 le plus indépendant économiquement du groupe – pour sa désertion, que le PiS peut, en outre, défendre sans difficultés face à sa base électorale catholique en la plaçant sous les couleurs du conservatisme face à une Euro-Allemagne dont l’agenda LGBT semble être la nouvelle religion d’État. Même si, par ailleurs, le peu d’enthousiasme – historiquement bien documenté – des Anglo-saxons à mourir pour Dantzig devrait peut-être aussi faire réfléchir les Polonais quant aux conséquences possibles de leur rattachement à une flotte dont le porte-avion se trouve à un océan de distance.
On comprend parfois moins facilement – y compris en Hongrie – l’acharnement de Victor Orbán à rester, en dépit de camouflets à répétition, membre d’une « famille politique » dont le FIDESZ actuel ne fait plus réellement partie. C’est tout simplement que Victor Orbán, grand maître du logos idéologique, est aussi, dans sa prise de décision, un réaliste des plus classiques. Comme le rappelait récemment sur ce même site un des économistes de premier rang du régime hongrois, le PIB hongrois est majoritairement constitué d’éléments délocalisés du PNB allemand, sous forme d’usines totalement intégrées au circuit productif du mercantilisme allemand. Les employés hongrois les mieux payés sont donc volens nolens des soldats de l’appareil de guerre économique allemand, dont toute défaite majeure se traduirait sur place par un recul brutal du niveau de vie. Sans parler des très nombreux travailleurs hongrois transfrontaliers des régions frontalières de l’Autriche, ou du poids de la clientèle germanophone dans les recettes du tourisme hongrois. Une réorientation vers les Routes de la Soie – que j’évoquais dans un documentaire récent – a certes commencé, mais demanderait encore beaucoup de temps (à supposer même que la métropole euro-allemande laisse faire) pour remettre en cause cette dépendance. Il faut donc, là aussi, jouer la montre.
Victor Orbán, en effet, sait aussi que la prochaine crise financière ne saurait tarder. La chute du niveau de vie hongrois (et européen en général) n’est donc qu’une affaire de temps – mais politiquement, elle sera bien entendu bien plus facile à gérer s’il est possible de l’attribuer à une conjoncture mondiale que si elle semble découler d’une rébellion voulue par le FIDESZ. Comme au terme du (premier) Compromis austro-hongrois, chacun des partenaires de ce mariage de raison attend donc patiemment la mort du conjoint – analyse qu’on peut probablement aussi étendre aux relations Rome-Berlin et Bucarest-Bruxelles. C’est dire si la « Forteresse Europe » va être bien gardée ces prochains temps.