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László Bogár : « Notre région redevient une zone-tampon dont la valeur géopolitique est en croissance vertigineuse » – 2/2

Temps de lecture : 16 minutes

Entretien avec László Bogár, économiste et professeur d’université, ancien député et ancien secrétaire d’État hongrois, publiciste : « Notre région redevient une zone-tampon dont la valeur géopolitique est en croissance vertigineuse ».

Partie 1/2 à lire ici. Vous lisez la partie 2/2.

Fin novembre 2018, Raoul Weiss a rencontré László Bogár à Budapest pour un entretien sans concession sur les questions économiques. László Bogár est un économiste hongrois bien connu depuis le changement de régime, ayant été un de ceux qui a structuré la pensée économique du Fidesz. Auteur de 28 livres, László Bogár a été Secrétaire d’État de 1990 à 1994 pour les questions politiques du ministère des relations commerciales extérieures et de 1998 à 2002 sous le premier mandat de Viktor Orbán comme secrétaire d’État de l’office du Premier ministre. Très critique du système capitaliste actuel et des dérives au sein de l’UE, László Bogár est un exemple incontournable d’économiste « illibéral » centre-européen.


 

Raoul Weiss : László Bogár, quelle est la réalité économique du V4 ? Jusqu’à présent, les grands axes d’échange en Europe centrale ont été les axes Est-Ouest. Qu’est-ce qui manque le plus à l’Europe centrale pour s’affirmer aussi dans le domaine économique ? Est-ce que les économies centre-européennes ne sont pas suffisamment complémentaires ? Ou est-ce le manque d’infrastructures Nord-Sud – qu’elles soient logistiques ou financières – pour compenser la dominance des infrastructures Est-Ouest ? Enfin : à supposer que le V4 cherche à développer de telles infrastructures, dans quelle mesure pensez-vous que l’Occident tolérera une telle évolution ?

László Bogár : C’est tout cela à la fois. Il y a un analyste d’origine russe sur Bloomberg, un certain Bershidsky, qui vaut le détour : c’est un pur libéral, d’un parfait cynisme, mais qui a l’art de mettre le doigt sur des éléments d’une grande importance ; c’est à lui qu’on doit, pour décrire ces pays, l’expression « foreign owned countries » : pays à propriétaires étrangers. Façon de dire : « Chers populistes, à quoi jouez-vous ? Nous – le capital mondial – nous vous tenons. » Or, reconnaissons-le : il y a beaucoup de vérité dans ce qu’il dit – tout particulièrement dans le cas de la Hongrie. Les plus prudents ont été les Tchèques. Les moins prudents, les Slovaques, puisqu’après tout, la Slovaquie, ça n’existe pas : c’est un entrepôt, en partie allemand, en partie français. Du moment où ces géants mondiaux s’effondreraient, des pays comme la Slovaquie, qui sont totalement à leur merci, risqueraient de disparaître purement et simplement en quelques instants. Concrètement, la Slovaquie exporte l’intégralité de son PIB. Bien sûr, c’est aussi le cas de Singapour – mais pas dans les mêmes conditions.

En réalité, tous ces pays sont dans les fers d’une même chaîne d’esclavagisme ; cependant, dans chacun d’entre eux, une prise de conscience a eu lieu : ils commencent à comprendre le problème. C’est en Hongrie que la résistance est la plus marquée, [et pour cause :] après la Slovaquie, nous sommes, nous Hongrois, les plus dépendants du groupe.

Raoul Weiss : De ce point de vue, le pays le plus indépendant serait la Pologne.

László Bogár : C’est effectivement la Pologne. La raison première en est que tout le monde se rendait bien compte que la Pologne aurait dû sortir gagnante nette de la Seconde Guerre mondiale ; or, de tous les pays se trouvant dans cette situation, elle est le seul à avoir été totalement traité comme un pays perdant. C’est en partie vrai aussi de la Tchécoslovaquie, mais avant tout de la Pologne, dont les souffrances ont été effroyables, et qui, au lieu de recevoir les compensations astronomiques auxquelles elle avait droit, a dû se contenter de la ration réglementaire. Mais, comme cela implique un potentiel de révolte énorme, on comprend mieux que l’Église et la société rurale y aient été traitées avec plus d’égards qu’ailleurs…

Raoul Weiss : Du coup, on peut se demander comment il se fait que, alors même que la Pologne a une longueur d’avance dans ce domaine, ce soit plutôt la Hongrie qui joue le rôle de locomotive du mouvement d’émancipation…

László Bogár : C’est une différence intellectuelle, et qui tient aussi à la personnalité de Viktor Orbán. Cela tient au fait que – même si l’on pourrait en partie en dire de même des Polonais et des Tchèques – les Hongrois, au cours des trois derniers siècles, ont été tout particulièrement contraints à une production spirituelle optimale. Non qu’ils seraient dans tous les cas plus portés que d’autres à se tourner vers les choses de l’esprit, mais parce qu’ils ont été soumis à ces chocs, des contraintes, des bouleversements d’une telle brutalité, que leur sensibilité intellectuelle a dû en sortir accrue – je dis cela sans pour autant sous-estimer celle des Tchèques, ou encore des Polonais, qui ont aussi été confrontés à des défis existentiels majeurs, avec des conséquences semblables. Mais la hiérarchie n’en reste pas moins ce qu’elle est : quand il s’agit de fermentation intellectuelle, pouvant déboucher sur la définition d’une nouvelle tendance mondiale, d’une pensée, d’une narration globale alternative, c’est la Hongrie qui mène, parce que, si l’on dresse le bilan – disons – des trois cents dernières années, c’est certainement elle qui a eu à relever le plus de défis spirituels. Remarquons néanmoins que cette situation ne crée pas de tensions avec les Tchèques et les Polonais, qui acceptent ce leadership de bonne grâce : les Polonais à cent pour cent, mais les Tchèques aussi, dans l’ensemble. Dans les trois capitales – la Slovaquie n’étant pas un acteur à part entière –, le dilemme de base est le même. Il s’agit d’une collaboration entre trois nations de haute culture (Tchèques, Polonais et Hongrois), qui ont bien sûr aussi été opposées par des conflits, mais qui, dans l’ensemble, ont derrière elles mille ans de sympathie et de coopération. (…) Or, dans ces trois nations, on assiste au même choc intellectuel frontal entre deux camps. D’une part, les collaborateurs locaux du mondialisme (…), qui bien entendu jouissent d’un soutien international permanent. D’autre part, un camp qu’il est plus difficile de définir. En Hongrie, il se définit lui-même comme « la droite », le camp polgári[1], national et chrétien, populaire et conservateur – autant dire qu’il se définit lui-même de façon assez diverse. Ce flottement traduit en partie des conflits internes – de ce point de vue, le FIDESZ est d’ailleurs en lui-même une grande coalition, traversée de très nombreux courants, unifiés par l’effet de synthèse qu’exerce sur eux Viktor Orbán : ils ne s’en combattent pas moins les uns les autres, mais comprennent qu’ils mettent plus de chances de leur côté en choisissant la voie de la bonne entente.

Comment des pays enfilés comme des perles sur la chaîne du capital global, vivant des existences parallèles et incapables d’entrer en relation les uns avec les autres feront-ils pour coopérer ? Pour cela, ils auront d’abord besoin d’un projet spirituel pensé jusqu’à son terme. Voilà pourquoi j’accorde une importance extraordinaire à la fermentation intellectuelle en cours. D’une part, c’est une mission dont ces pays ne vont pas s’acquitter en l’espace de cinq minutes : il s’agit ni plus ni moins que de l’ouverture d’une nouvelle époque historique, qu’il conviendrait d’asseoir sur une narration durable, pas sur un simple arrangement conjoncturel, un effet d’optique passager susceptible de s’évanouir au bout de cinq minutes. Cela est d’autant plus important que notre région redevient une zone-tampon dont la valeur [géopolitique] est en croissance vertigineuse. En effet, on voit bien que l’empire américain en cours d’effondrement, à l’article de la mort, essaie d’affaiblir l’Europe, l’UE, la Russie et la Chine – en ciblant chacune de ces puissances individuellement, mais aussi en saccageant le plus possible les réseaux qui les unissent. Stratégie parfaitement logique de son point de vue – l’ennui, c’est que les plus grands perdants de ce saccage risquent bien d’être les pays de la zone-tampon. Par conséquent, à supposer que cette région ne veut pas à nouveau payer les pots cassés – et souhaitons qu’elle ne le veuille pas… C’est l’Ukraine qui offre la meilleure illustration du désastre qui nous attend si, comme elle, nous cédons à l’irresponsabilité d’élites myopes et égoïstes. De ce point de vue, la Roumanie, elle aussi, branle dans le manche… elle pourrait encore tomber de haut. Voire les pays baltes. Même les Polonais, de temps en temps, sont victimes d’un excès de russophobie viscérale, compréhensible certes, mais qui risque de s’avérer dangereusement contre-productif dans la situation actuelle.

Tout cela, pour l’instant, n’est pas très dangereux, mais c’est un autre signe pointant vers un renchérissement stratégique brutal imminent de la région, que les empires [concurrents] vont vouloir s’acheter. Il est donc possible de les mettre en concurrence. Même au débotté, on peut en citer quatre ou cinq : l’empire UE, la Russie, la Chine, l’Amérique. [A quoi il faut ajouter des pouvoirs non-territoriaux :] chez les Juifs, (…) le choc Soros-Netanyahou montre clairement qu’il y a une judaïté locale et une judaïté mondiale. En parler, bien sûr, équivaut à frôler un tabou – en effet, comment expliquer ce choc, si ce n’est [en supposant] que Netanyahou, parlant au nom de la judaïté locale, fait signe à Georges Soros qu’il serait temps de faire preuve de plus de responsabilité quand il joue avec le sort des Juifs du monde entier. (…) Et voici que Netanyahou vient ici à l’invitation du V4 et l’invite à Tel-Aviv, ou à Jérusalem – un événement qui, il y a à peine quelques années, aurait encore relevé de la science-fiction politique. (…)

Raoul Weiss : Derrière tous ces divorces, il y a une rupture anthropologique de premier ordre, mise à jour il y a quelques années par le géographe français Guilluy dans un best-seller intitulé La France périphérique. Entre temps, il a rendu sa réflexion plus internationale, sous la forme du volume No Society, qui contient de nombreux exemples allemands, nord-américains etc. – mais le modèle de base reste le même : d’un côté, il y a l’humanité métropolisée, qu’elle vive à Jérusalem, à Tel-Aviv, à Paris, à Budapest…

László Bogár : Dans le temps, on appelait cela : le monde cosmopolite – quoique, il serait temps de trouver un vocable mieux adapté. (…)

Mais si le conflit entre Netanyahou et Soros s’aggrave… or certains signes pointent dans cette direction – sur certains sujets fondamentaux, notamment : Netanyahou [par exemple] ne se gêne pas pour déclarer que le sort des Juifs d’Europe – et nous parlons alors d’au moins 2,5 à 3 millions de personnes – est tragiquement influencé par le problème migratoire, débat dans lequel il a assumé des positions diamétralement opposées à celles de Soros. De ce point de vue, c’est là une situation de nature à nous donner espoir, ne serait-ce que du fait qu’il est désormais possible d’ouvrir un tel espace discursif. Quant à savoir dans quelle direction il évoluera, c’est là une toute autre question, mais [il n’est pour l’instant question que de] la simple existence de cet espace discursif, où il devient possible d’aborder ces questions avec sincérité et humanité, de simplement affirmer qu’il existe une zone de friction. Du simple fait qu’il n’est plus possible de traiter d’abruti quiconque ose aborder ce sujet, de s’en débarrasser expéditivement au moyen de toutes sortes d’insinuations et de suspicions. Du fait qu’il faut désormais prendre acte de l’ouverture de cet espace discursif, qu’il n’est plus possible de refermer. Je dirais même que toute personne saine d’esprit et moralement saine devrait se réjouir de l’existence de cet espace discursif ; ensuite, on verra bien à quelles conclusions il nous amènera.

Raoul Weiss : Vous êtes un économiste, mais un économiste capable de penser au-delà de l’économie, de réfléchir au destin des communautés humaines. Pour l’opinion publique, s’il fallait résumer en deux mots ces réflexions, le résultat serait probablement : László Bogár, penseur de droite. Pour ma part, néanmoins, ayant lu nombre de vos éditoriaux et suivi beaucoup des émissions télévisées auxquelles vous participez, j’ai l’impression que votre perspective, en de nombreux points, s’écarte à la fois de celle du mainstream de droite européen, mais souvent même de celle de la Hongrie du FIDESZ – ou du moins, de la doctrine du FIDESZ « première mouture », des années 1990 et 2000. Quand vous écrivez, par exemple, dans la préface à votre dernier ouvrage, que les Hongrois des années 1950 étaient, d’un point de vue spirituel, moral et intellectuel, en bien meilleur état que ceux de toutes les générations ultérieures. Au vu de telles affirmations, il est pour moi évident, d’une part que nous nous éloignons de « l’anticommunisme primaire », d’autre part que nous le faisons pour déboucher sur une critique de la modernité qui dépasse le crédo de la Hongrie polgári. En fait, vous êtes un exemple vivant de cette vérité paradoxale que nous cherchons à populariser : d’un point de vue idéologique, cette Hongrie « illibérale » est bien plus ouverte que les sociétés occidentales contemporaines, dominées par un unanimisme de plus en plus menaçant.

László Bogár : Tout cela est remarquablement exact. La raison en est que – et c’est, sans l’ombre d’un doute, une chance qui m’a été donnée – depuis 16 ans, je n’ai pas été soumis à l’influence directe de responsabilités politiques. Par conséquent, tout ce que je dis et écris n’est pas l’expression directe de tel ou tel courant politique, mais du fait que j’aimerais me forcer moi-même, et forcer les autres, à contempler avec une attentive sensibilité les processus à l’œuvre dans le monde, et dans notre Hongrie. Ayons le courage de nous réexaminer nous-mêmes encore et encore. Le courage de l’auto-critique. Il existe une théorie des médias, dite théorie de l’aperception sélective, qui prédit que, pour des raisons d’économie d’énergie, nous avons – tous autant que nous sommes – tendance à n’accorder d’attention qu’aux contenus – radiophoniques, télévisuels, de presse ou autres – qui nous renforcent dans nos convictions ; quant au reste, nous n’en remarquons pas même l’existence. Ce qui est assez regrettable, dans la mesure où cela implique qu’au bout d’un certain temps on finit par avoir des œillères, voire par sentir que quelque-chose ne tourne pas rond (…) ; ce qui fait qu’on finit par tout envoyer promener. Je sais bien que c’est très difficile, et même souvent risqué. [Malgré tout,] à l’université, j’encourage toujours mes étudiants à éviter de toujours penser en fonction de doctrines, en dépit du fait que l’enseignement supérieur tout entier tend à les endoctriner, ce qui souvent m’attriste au plus haut point. Je m’efforce donc, à ma manière pacifique, de mener un combat incessant pour que nous restions à la hauteur de ce qui constitue – pour le dire à présent dans les termes d’une philosophie profonde – l’unique mission de l’Homme : comprendre la totalité de l’existence, et s’insérer dans cette existence enfin comprise de façon harmonique, patiente, pacifique et humble.

Raoul Weiss : J’ai donc envie de vous demander : cette attitude d’ouverture, cette sincérité dans la recherche de la vérité, peuvent-elles s’imposer à long terme dans la sphère politique telle qu’elle est actuellement configurée – c’est-à-dire principalement suivant le paradigme « droite contre gauche » –, ou pensez-vous qu’un changement de paradigme [sera nécessaire] ?

László Bogár : Un tel changement me semble inévitable, dans la mesure où il l’est aussi à l’échelle globale. Voyez la trajectoire de Steve Bannon : comment il a semblé sortir du néant, pour ensuite sembler y retourner (espérons néanmoins que ce ne soit qu’une impression, car son ascension conserve une grande importance intellectuelle) ; en tout état de cause, on l’a vu se rapprocher spectaculairement, puis diverger de façon tout aussi spectaculaire de ce quelque-chose qui lui aurait permis d’exercer une influence, non seulement intellectuelle, mais aussi institutionnelle. C’est lui qui assume la paternité intellectuelle de la narration qui a extrait Donald Trump du néant et du désespoir pour le porter jusqu’au fauteuil présidentiel. Et c’est même pour cela qu’il a été le premier à tomber en disgrâce. Mais c’est là un symptôme de plus indiquant que, de nos jours, c’est de ce côté-ci – la droite, le camp polgári, le camp du peuple, le camp national, conservateur, chrétien, ou tout cela à la fois, en combinaison harmonieuse ou même conflictuelle – qu’a lieu le travail intellectuel titanesque qui doit accoucher d’une nouvelle narration, plus ou moins unitaire, plus ou moins bigarrée, mais capable – dans sa logique fondamentale d’interprétation de l’existence – de fournir la nouvelle narration mondiale. C’est là bien sûr, pour l’instant, un objectif encore lointain, et rien ne garantit même qu’il sera atteint, mais, d’un point de vue intellectuel, cet effort est incessant, on ne peut pas ne pas le remarquer ; à quoi il faut ajouter que nous vivons dans un monde où le combat dont l’enjeu est l’interprétation du fait, de la vérité et de la réalité a atteint une intensité et une visibilité inédites dans l’histoire. On peut dire que cela fait peut-être 2.500 ans – depuis la Grèce ancienne – qu’on n’a pas vu une remise en cause aussi ouverte et quotidienne des fondements du fait, de la vérité et de la réalité.

La situation actuelle, c’est que l’humanité se dirige intellectuellement vers le chaos le plus complet. (…) Nous constatons une fois de plus la duplicité de l’outil – de la hache de silex à Facebook : il peut être l’instrument de la construction et de la guérison, comme celui de la destruction et de la dégénérescence. Quant à savoir lequel de ces deux scénarios prendra le dessus, cela tient pour l’essentiel à l’évolution de la guerre civile spirituelle, de la guerre civile mondiale en cours : laquelle des narrations concurrentes sera-t-elle capable de faire accroire au plus gros de la population qu’il faudrait tout de même s’orienter dans telle ou telle direction, compte tenu du fait que les autres narrations – chose qui devient actuellement même visible – mènent l’humanité à sa perte, y compris d’un point de vue écologique. (…) Le comble, c’est que certaines de ces narrations trompeuses prétendent justement apporter une solution au problème écologique. N’oublions pas que parmi les financiers de Greenpeace, on trouve certains des pires pollueurs de la planète. Or on assiste aux mêmes processus dans la sphère spirituelle, étant donné qu’il n’y a pas une seule nature, mais deux : l’une est la nature extérieure de l’homme, l’autre, sa nature intérieure, spirituelle, morale, intellectuelle. Et, dans l’une comme dans l’autre, nous participons à l’équivalent spirituel d’une partie d’échecs mondiale, qui serait en même temps une partie de billard à bandes multiples.

Raoul Weiss : Tournons-nous s’il vous plaît un instant vers la gauche. En Hongrie – vu de France, tout du moins – on est frappé de voir que la presse proche du gouvernement a pour habitude de taxer de « marxisme » tous les pires ennemis de la Hongrie FIDESZ – qu’il s’agisse des cercles proches du Parti Socialiste Hongrois (lequel est en effet l’héritier d’un parti unique qui s’auto-proclamait « marxiste-léniniste »), des « écologistes » assez inclassables du LMP, des ultralibéraux à la Macron du Momentum, voire éventuellement du parti Jobbik, depuis son récent « virage LGBT ». Pour ma part, j’ai lu Marx, et j’ai souvent l’impression que László Bogár a plus compris de Marx que, disons, Gáspár Miklós Tamás (professeur à la CEU et grande figure des manifestations anti-FIDESZ), qui a pourtant lui aussi, de toute évidence, lu Marx. Pourtant, la véritable idéologie de ce dernier (constatation qu’on pourrait étendre à l’ensemble des mouvements d’opposition mentionnés ci-dessus) ne semble pas du tout être le marxisme classique, mais bien plutôt l’illuminisme radical prôné et étudié, par exemple, par Jonathan Israël. Pour autant, il n’est bien sûr pas question de prétendre que László Bogár serait, lui, marxiste ; mais peut-être serait-il temps d’acclimater en Hongrie la distinction – déjà ordinaire depuis longtemps en philosophie française – entre marxistes (ceux des lecteurs de Marx qui épousent son programme révolutionnaire) et marxiens (ceux qui ont lu Marx et tirent conceptuellement parti de ses analyses, sans pour autant devenir marxistes) ?

László Bogár : On raconte une histoire sur Marx – authentique ou non, mais en tout cas elle a la vie dure : Marx, qui était d’ailleurs d’un tempérament colérique, pique une crise de rage et déclare que lui n’est certainement pas marxiste. Jusqu’à la fin de sa vie, il s’est efforcé de rester mentalement souple : assimiler les contradictions et, au besoin, modifier ses propres vues. Il faut le reconnaître : Marx fut un véritable penseur. De ce point de vue, quand bien même on n’accepterait aucune de ses vues, il faudrait tout de même reconnaître en lui un phénomène intellectuel digne d’attention. Pour ma part, ce qui m’oppose le plus à Marx – dont les analyses m’ont pourtant toujours fait réfléchir – ce sont ses écrits de jeunesse, ceux de sa période journalistique, qui montrent un Marx qui n’a en réalité rien contre le capitalisme, qui ne s’oppose en rien à la modernité, à la modernisation – bien au contraire ! … Ces passages où il ne laisse aucun doute quant au fait que, pour lui, le capitalisme exerce une fonction fondamentalement positive. Quand ce dernier ruine complètement, d’abord spirituellement, puis bien sûr matériellement aussi, ce que lui considère alors comme son véritable ennemi – la sacralité traditionnelle – il s’en félicite sans la moindre hésitation, et il le fait dans l’Allemagne de la fin du premier tiers du XIXe siècle ! Voilà ce qui m’oppose frontalement à sa pensée.

Mais revenons au « matérialisme dialectique » (c’est le nom sous lequel on enseignait le marxisme dans les universités hongroises à l’époque communiste) : à moi, l’interprétation dialectique de l’histoire me suggère exactement le contraire. Pour ma part, ce sont les « Lumières » que je vois comme un processus d’obscurcissement spirituel méthodique. Et – même si l’argument peut sembler démagogique – permettez-moi de remarquer que 95% des touristes qui visitent l’Europe – qu’il s’agisse de tourisme interne ou externe –, lorsqu’ils visitent des villes, sont à la recherche des produits de l’âge obscur qui a précédé les Lumières, de l’âge des cathédrales, plutôt que de ceux des âges suivants – ce qui, à mon avis, en dit long. Même si nous n’avions aucune autre objection à formuler face à la doxa, il vaudrait tout de même la peine d’y réfléchir : comment concilier ce fait avec l’idée générale qu’il y a d’abord eu un sombre et horrible, un inhumain « moyen-âge », suivi d’un âge merveilleux, depuis lequel tout le monde est heureux, car l’humanité a atteint l’époque de la paix perpétuelle, du bien-être et du bonheur – au terme duquel, conformément aux prédictions de Fukuyama, le triomphe du capitalisme libéral mondial règle tous nos problèmes d’un seul mouvement.

S’il existe une dialectique de l’histoire, au fur et à mesure que je vieillis, j’ai de plus en plus tendance à donner raison à Spengler, qui, dans le Déclin de l’Occident, ne rate aucune occasion de souligner que l’histoire, en tant que telle, n’a pas et ne peut pas avoir de but ou de sens. Ce qui existe, ce sont des cultures, d’énormes fulgurances, de gigantesques exploits culturels, au cours desquels l’homme, dans le cadre d’une certaine configuration de l’être, par application de certains schémas auto-itératifs, de structures fractales, accouche de créations fantastiques, à vous couper le souffle : l’âge des cathédrales. Puis, comme tout ce qui vit, cela atteint un sommet, se prend de paresse, se durcit, s’alourdit. C’est d’ailleurs la principale raison qui l’amène à distinguer entre culture et civilisation : l’Occident a commencé sous forme de culture sacrale, pendant – disons – six siècles, ceux des styles roman et gothique en architecture, puis, pour une raison ou une autre, le mécanisme s’est grippé. A ce moment-là, il est tellement plein de lui-même qu’il devient parasitaire. Ne produisant plus de performances culturelles neuves, il commence par se parasiter lui-même, puis découvre de plus en plus le moyen de parasiter autrui : c’est l’âge des « grandes découvertes » et de la colonisation. Puis, en fin de compte, il stagne : de toute évidence, l’occidental n’a plus vraiment envie, même de se reproduire. Il vit encore une courte phase hédonistique, vivant d’expédients, mais de plus en plus malheureux, de plus en plus mal luné, de plus en plus dégénéré. Cette phase, c’est hélas le siècle dernier. Spengler ne se piquait pas de prédictions. Lui aussi était tout en suggestions. Ce n’était pas un savant. Son livre relève bien plutôt de la poésie philosophique – qui, comme on peut le voir, atteint des strates plus profondes. En se tenant au niveau des instincts, des intuitions et des suggestions, en effet, il obtient un portrait plus fidèle de cette entité connue sous le nom d’Occident. Si, par conséquent, il existe une dialectique de l’histoire, si elle a le moindre sens et la moindre apparence de but – ce en quoi je crois de moins en moins – alors la réponse ne peut être que celle que donne Spengler : lorsqu’une grande culture est en phase d’ascension, tous – de l’individu jusqu’aux collectifs d’individus plus ou moins vastes – s’efforcent spirituellement d’amener à la surface tout ce dont ils sont capables. Ensuite, pendant un certain temps, on s’efforce de maintenir tout ça. Et puis, au bout d’un certain temps – pour paraphraser un vers d’Attila József – « tout ce qui existe tombe en morceaux ». Sur l’échelle de l’entropie, il n’y a pas [de retour en arrière]. Tout ce qui, en ce monde, parvient à l’existence, finit, évidemment, par se détériorer. Tant [qu’une culture] conserve sa force spirituelle, la force qui lui permet de maintenir l’ordre – par quoi il faut naturellement comprendre : l’ordre de la sacralité – et de l’élever à un degré organisationnel toujours plus haut, elle continue à avancer et reste réellement précieuse, ascendante ; puis, du jour où cela ne fonctionne plus… C’est aussi le cas de nos vies [individuelles] : de tout évidence, elles atteignent un point culminant, qui est le moment où nous sommes théoriquement capables de toutes les réussites – aussi bien physiques que spirituelles – dont l’homme est capable en ce monde. En pratique, c’est un point que, le plus souvent, nous n’atteignons pas, mais il y a de toute façon un point culminant, après lequel nous nous laissons aller, et cela n’a rien d’étonnant. L’homme s’imagine toujours que tout le monde meurt, mais que lui vivra éternellement. Les empires, aussi, ces modalités d’organisation de l’être, et les grandes cultures, montrent cette tendance à s’imaginer immortels. Or, si j’ose dire : rien n’est éternel, hors le changement. Or l’essence du changement, c’est d’opérer en cycles : conception, naissance, ascension, déclin, effondrement, destruction – puis, dans le cas le plus heureux : retour à l’humus, où une nouvelle vie pourra germer. J’aime à croire qu’en latin, humus (la terre), homo (l’Homme, l’humanité) et humilis (humble) sont dérivés de la même racine. J’espère que cette coïncidence de l’Homme, de la terre et de l’humilité dans telle ou telle strate archaïque du langage n’est pas l’œuvre du hasard.

 

László Bogár (à gauche) et Raoul Weiss (à droite) à Budapest, fin novembre 2018. Photo : Visegrád Post

 


 

[1] N.d.t. : la non-solution consistant à ne pas traduire le mot hongrois nous a ici semblé préférable aux diverses traductions envisageables, toutes plus trompeuses les unes que les autres. Polgári est un adjectif issu par dérivation du substantif polgár, lui-même issu par emprunt et magyarisation phonétique de l’allemand médiéval Bürger (qui a aussi donné le français bourgeois), ce mot peut tantôt être traduit par « citoyen » (dont l’étymologie latine est superposable à celle de Bürger), tantôt par « bourgeois ». En France, néanmoins, dans un contexte politique, la notion de citoyen renvoie spontanément à une conception républicaine (donc, notamment, antimonarchique et laïque) de la cité/nation – ce qui n’est pas le cas du polgár hongrois –, alors que celle de bourgeois renvoie à une vision avant tout économiciste et libérale (orléaniste, versaillaise, aujourd’hui macronienne) du « vivre-ensemble » ; là encore, ce n’est pas le cas du mot hongrois (ne serait-ce que du fait du différentiel de développement industriel entre les deux pays, lequel explique que la Hongrie n’ait, jusqu’à ces toutes dernières années, jamais disposé d’une bourgeoisie moderne – comprendre : urbaine et industrielle – au même titre que la France).