Par Raoul Weiss.
Roumanie – Le 25 avril, László Tőkés, évêque de l’Eglise calviniste hongroise de Transylvanie et légende vivante de la lutte pour les droits de la minorité hongroise de Roumanie, qui est aussi eurodéputé FIDESZ, a rendu visite en prison à MM. István Beke et Zoltán Szőcs, les deux activistes sicules incarcérés pour terrorisme il y a 9 mois par les autorités roumaines. Il a aussi appelé le président roumain Klaus Johannis à gracier les deux activistes. Vous pourriez donc être en train de lire le début d’une belle histoire chrétienne de pardon et de réconciliation, étant donné que c’est ce même Klaus Johannis, le président le plus magyarophobe de l’histoire démocratique roumaine, qui a personnellement retiré à Tőkés sa Croix de Roumanie, peu de temps après avoir été élu grâce – entre autres – aux voix d’une partie de la minorité hongroise ! Mais cette requête semble aussi contradictoire, dans la mesure où, simultanément, l’évêque présente MM. Beke et Szőcs comme des innocents victimes d’un procès politique. Or qui diable pourrait bien organiser des procès politiques en Roumanie, si ce n’est le tristement célèbre État profond roumain, dont Klaus Johannis est de notoriété publique – pour employer un euphémisme – très proche ? Et pourquoi des innocents devraient-ils – au lieu d’une libération avec excuses et indemnités – être graciés ?
En réalité, l’initiative de Tőkés apparaît dans le contexte d’une escalade de la guerre interne – notamment judiciaire et médiatique – qui déchire l’exécutif roumain, opposant le gouvernement, appuyé sur une majorité parlementaire dominée par le Parti Social-Démocrate de Liviu Dragnea, à la présidence de Klaus Johannis, alliée au principal parti de l’opposition (le Parti National Libéral, héritier en ligne plus ou moins directe du Parti Démocrate Libéral de Traian Băsescu) et à l’État profond. Il y a encore dix ans, le FIDESZ hongrois et ses alliés de l’époque au sein de la minorité hongroise de Roumanie (dont, notamment, l’évêque Tőkés) étaient assez proches du système Băsescu. Oui, mais ça, c’était avant. Depuis lors, le FIDESZ de Viktor Orbán, démonisé comme « populiste », est devenu la tête de turc de l’Eurocratie, tandis que la « droite » roumaine, reprise en main par l’ethnique allemand Klaus Johannis, est devenue l’exécutrice locale des basses œuvres de l’axe Bruxelles-Berlin. László Tőkés (qui fête cette année ses 67 printemps) aurait-il commencé à vivre dans ses souvenirs plutôt que dans la réalité présente ?
Pas forcément. Si la guerre (de moins en moins) froide au sein de l’État roumain s’intensifie, c’est entre autres en raison de l’approche des élections européennes – un scrutin qui n’a jamais passionné les Roumains jusqu’ici, mais qu’on considère cette fois comme une répétition générale en vue des élections présidentielles prévues en fin d’année. Or les deux camps belligérants semblent s’approcher du champ de bataille en ordre dispersé, divisés et affaiblis par les scandales : une situation idéale pour la minorité hongroise, qui, bien que ne représentant que 7% de la population, peut espérer devenir comme par le passé, au centre, l’arbitre des rivalités politiques de la majorité ethnique, ce qui ne peut qu’inciter les leaders de ladite minorité à surenchérir dans leurs exigences (en matière, notamment, de droits minoritaires et de restitutions de biens confisqués par le régime communiste). Un tel contexte crée bien entendu aussi des conditions idéales pour une escalade des rivalités au sein de la représentation politique de ladite minorité : tandis que son parti historique et majoritaire (l’UDMR/RMDSZ – membre du PPE) offre, hors-gouvernement, un soutien critique et conditionnel à la majorité de Liviu Dragnea, mais peine à valoriser ce pragmatisme sous formes de concessions arrachées à ce dernier, les petits partis nationalistes faisant depuis une dizaine d’années concurrence à l’UDMR/RMDSZ (dont le petit Conseil National Sicule de Tőkés) essayent probablement de le devancer en faisant valoir les avantages (moraux ou matériels ?) d’alliances au sein de la « droite » roumaine – ou tout du moins, de donner à leur électorat potentiel l’impression que de tels avantages et de telles alliances pourraient exister. Pourtant, compte tenu du fait que la tête de liste du PNL de Klaus Johannis aux européennes n’est autre que le journaliste Rareș Bogdan, qui prête depuis des décennies son visage et sa voix à la magyarophobie la plus paranoïaque, cette réconciliation des droites roumaine et hongroise pourrait bien exiger – plus que l’habilité politique d’un évêque – un miracle des Cieux.
Or comme, en politique du moins, les miracles sont rares, on peut, en attendant, se demander comment l’opinion hongroise de Transylvanie va réagir à ce poker menteur auquel jouent, par-dessus sa tête, les frères ennemis de l’élite hongroise. N’étant pas tous initiés aux subtilités de la stratégie, les électeurs risquent de ne pas comprendre le cynisme qui inspire ces manœuvres, mais d’en retenir les accusations de « corruption » dont Tőkés (usant d’accents étonnamment semblables à ceux de la gauche libérale européiste hongroise en croisades contre son ami Viktor Orbán) accable l’UDMR/RMDSZ. Or, compte tenu des seuils de représentation, l’issue de ce jeu dangereux pourrait bien être la fin de la représentation ethnique de la minorité hongroise à Bucarest – au moment même où, compte tenu de l’alliance UDMR/RMDSZ-FIDESZ et de la possibilité de s’inviter en arbitre dans les jeux de pouvoir roumains, cette dernière pourrait espérer – pour la première fois dans son histoire – aborder de futures négociations en position de force. Une telle erreur, de la part des élites hongroises de Transylvanie, serait d’autant plus impardonnable que, à défaut de lire mes analyses, l’exemple slovaque récent aurait dû suffire à leur montrer ce qui arrive à une minorité hongroise du Bassin des Carpates lorsqu’elle se laisse diviser et happer, au détriment du principe de représentation ethnique, par les passions politiques de la majorité ethnique du pays.