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Trianon, la Hongrie et la République française – entretien avec Nicolas de Lamberterie

Temps de lecture : 5 minutes

HongriePour nos partenaires de Présent, à l’occasion du centenaire du traité de Trianon qui marque encore la politique en Hongrie et en Europe centrale, Olivier Bault a interrogé notre confrère et auteur Nicolas de Lamberterie, journaliste à TV Libertés et au Visegrád Post basé à Budapest.

 

— Le 4 juin 1920, la signature à Versailles du traité de Trianon ôtait à la Hongrie les deux tiers de son territoire millénaire et faisait de 3,3 millions de Hongrois des minorités en territoire étranger. On dit que les Hongrois n’ont jamais digéré cette mutilation imposée après la Première Guerre mondiale. L’appartenance à l’UE n’a pas réglé le problème ?

— Cela a effectivement pu atténuer cette problématique en facilitant les déplacements. Les Hongrois de Roumanie, par exemple, ne sont plus enfermés comme à l’époque de Ceaușescu. L’injustice historique de Trianon reste néanmoins une blessure. L’entre-deux-guerres avait été le grand moment irrédentiste avec l’amiral Horthy, quand 100 % de la nation hongroise était favorable à la révision des frontières. Tout ceci a été un peu décongelé à la fin de la guerre froide, mais il n’y a pas de courant favorable aujourd’hui à une révision. Très peu de Hongrois considèrent qu’il serait réaliste et sérieux de remettre cela sur le tapis. Viktor Orbán a, dès son retour au pouvoir en 2010, donné aux Hongrois de l’étranger la citoyenneté hongroise (exception faite des Hongrois de Slovaquie, à la suite d’un vote en urgence du Parlement slovaque prévoyant la déchéance de la citoyenneté slovaque en cas d’acquisition d’une autre citoyenneté) et la défense des minorités magyares est perçue comme fondamentale, mais ce n’est jamais évoqué dans les cercles du Fidesz et du gouvernement comme pouvant se faire par une révision des frontières. Orbán a au contraire beaucoup contribué à rétablir de bonnes relations avec les voisins slovaques et serbes. Il n’y est toutefois pas parvenu avec la Roumanie, qui est un cas un peu particulier où l’État profond sabote régulièrement toute tentative d’entente avec la Hongrie « illibérale » d’Orbán en agitant la menace fantôme d’une velléité hongroise pourtant inexistante d’envahir la Transylvanie.

— Il y a cent ans, l’Entente avait proclamé comme objectif de guerre le droit des peuples à l’autodétermination. Pourtant, le traité de Trianon a bafoué ce droit vis-à-vis des Hongrois. Pourquoi ?

— Le royaume de Hongrie comptait en son sein, pour des raisons historiques, des populations non magyares : des Slaves au nord, des Ruthènes en Transcarpatie, des Roumains en Transylvanie, des Serbes au sud du pays et les Croates qui avaient été rattachés à la Sainte Couronne de Hongrie depuis le XIIe siècle. Le XIXe siècle est passé par là, qui a fait naître des aspirations nationales chez ces populations. Et donc, si l’on avait respecté le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la Hongrie se serait retrouvée inévitablement amputée. En revanche, ce droit des peuples a été totalement bafoué pour des raisons stratégiques. On a décidé, par exemple, de placer la frontière hongro-tchécoslovaque sur le Danube, faisant descendre la frontière de l’actuelle Slovaquie bien au-delà des territoires peuplés par les Slovaques. De la même manière, c’est pour leur donner le contrôle d’une ligne de chemin de fer qu’on a permis aux Roumains d’obtenir une telle avancée de leur territoire. Il y a ainsi eu de nombreux facteurs qui ont fait que la Hongrie a connu, à l’occasion du traité de Trianon, un destin tragique.

Rappelons aussi que les demandes répétées des Hongrois d’organiser des référendums pour s’enquérir de l’avis des populations concernées ont été systématiquement rejetées. Le seul référendum qui a finalement eu lieu a concerné la région de Sopron à la frontière autrichienne : cette ville qui devait initialement être annexée par l’Autriche a connu un soulèvement de militaires hongrois. Cela a entraîné un référendum en décembre 1921, qui a amené au retour à la Hongrie.

— L’ancien Premier ministre britannique, Lloyd George, affirmera plus tard que « toute la documentation qui nous a été fournie par certains de nos alliés pendant les négociations de paix était mensongère et truquée. Nous avons décidé sur des faux ».

— Ce type de négociations est propice aux opérations de lobbying et d’enfumage. Par exemple, quand on a dépêché une commission « indépendante » pour voir si la ville de Kassa, devenue aujourd’hui Košice (Cassovie en français, NDLR), était peuplée essentiellement de Hongrois ou de Slovaques, il s’est avéré que cette commission était gérée par des gens à la solde des Tchèques Bénès et Masaryk. Ces gens ont produit un rapport mensonger prétendant qu’il s’agissait d’une ville slovaque, et l’on a décidé sur la base de ce mensonge. Il y a eu des faux, mais d’une manière générale celui qui ne veut pas s’informer ne s’informe pas.

— Dans son excellent ouvrage sur le traité de Trianon (Le Destin dramatique de la Hongrie), le Français Yves de Daruvar a des mots très durs sur la responsabilité de la France. Daruvar parle de la « prodigieuse ignorance » de Clemenceau. Êtes-vous d’accord avec lui pour dire que, avec ce traité, la France a préparé sa propre défaite de 1940 ?

— Il est certain que la France n’a pas bien construit son jeu d’alliances en Europe centrale et orientale pour contenir l’Allemagne. L’idée était que la Petite Entente – Roumanie, Yougoslavie et Tchécoslovaquie – soit la plus puissante possible et qu’elle entoure aussi la Hongrie puisqu’il y avait une volonté de liquider une fois pour toutes l’empire chrétien des Habsbourg. On attribue beaucoup à André Tardieu une partie des redécoupages et l’on dit que c’est ensuite Clemenceau qui a porté le chapeau.

C’est sans doute un peu excessif de faire le lien entre le traité de Trianon et la défaite française de 1940, mais il est vrai que les États de la Petite Entente étaient nouveaux et fragiles, tandis que des pays comme la Pologne et la Hongrie ont une tradition étatique millénaire. Dans les années 1920, la Hongrie a essayé sans succès de demander une révision des frontières et, confrontée au refus des vainqueurs de 1918, elle s’est ensuite retrouvée progressivement dans l’orbite d’Hitler, l’Allemagne étant la seule à soutenir ses demandes.

Face à l’Allemagne, une alliance polono-hongroise aurait été plus solide que la Petite Entente, d’autant plus que ces deux nations s’apprécient. Ainsi, quand la Hongrie a récupéré la Transcarpatie, elle a eu une frontière commune avec la Pologne à partir de mars 1939. Or, en septembre de la même année, pendant la campagne de Pologne, au grand courroux des Allemands les Hongrois ont ouvert leurs frontières aux réfugiés polonais. Leur amitié avec la Pologne restait forte malgré leur très puissant et très envahissant allié allemand.

— Aujourd’hui, la France ne répète-t-elle pas sur le plan économique les mêmes erreurs qu’elle avait commises sur le plan militaire avec le traité de Trianon, alors que les pays d’Europe centrale sont plutôt demandeurs d’un contrepoids français à la puissance économique allemande ?

— Il est certain que si les élites allemandes n’apprécient pas beaucoup les tendances dites « populistes » en Europe centrale, cela ne les empêche pas de continuer de placer leurs billes d’un point de vue économique. Elles distinguent bien leur éventuelle aversion idéologique à tel ou tel gouvernement et leurs intérêts économiques. Aujourd’hui, la voix de la France, très idéologique et peu pragmatique, ne compte plus beaucoup en Hongrie et en Europe centrale, et la France ne fait rien pour offrir un contrepoids aux pays de cette région qui ont été « hinterlandisés » après la chute du mur de Berlin.