Pologne – « C’est par le cadavre de la Pologne blanche que passe la route pour mettre le feu au monde », écrivit Mikhaïl Toukhatchevski, commandant du Front occidental de l’Armée rouge, dans son ordre du 2 juillet 1920. En lançant la grande offensive vers l’ouest après avoir forcé les troupes blanches du lieutenant-général Dénikine à se replier vers la Crimée et dans la foulée du recul des troupes polonaises et ukrainiennes qui avaient occupé Kiev et l’ouest de l’Ukraine en avril-mai 1920 dans le but de permettre la création d’un État ukrainien indépendant, la Russie soviétique pensait répandre sa révolution vers l’ouest : vers l’Allemagne vaincue par l’Entente, où des tentatives de révolution communiste éclataient çà et là, et vers l’Italie où, lors des « deux années rouges » de 1919-20, le nord était déjà sous la coupe de socialistes fascinés par la révolution bolchevique. Entre la Pologne et l’Italie, une Hongrie inutilement humiliée et dépecée par les pays de l’Entente avait déjà connu la république des conseils communiste de mars à juillet 1919.« Nous devons diriger toute notre attention au renforcement des Révolutions bolcheviques occidentales », écrivit Lénine dans un télégramme. Un Lénine qui était partisan d’une offensive contre la Pologne dès le printemps de l’année 1919, n’étant pas prêt à accepter l’occupation de Vilnius – ville de l’ancien Empire tsariste revendiquée comme capitale par les Lituaniens mais habitée majoritairement par des Polonais – par les forces du maréchal Piłsudski à partir d’avril 1919. De son côté, le chef de l’Armée rouge Trotsky annonçait la couleur dans L’Internationale Communiste, l’organe de presse du Parti communiste français, le 15 décembre 1919, en affirmant que quand les Bolcheviques en auraient fini avec Dénikine, ils lanceraient toutes les réserves de l’Armée rouge contre la Pologne renaissante. De fait, les affrontements sporadiques entre l’armée polonaise en cours de création et l’armée communiste russe avaient débuté en février 1919 lorsque des unités polonaises avaient stoppé la progression d’une Armée rouge en train de s’engouffrer dans le vide laissé par le retrait des forces allemandes de l’Ober Ost, l’ancien front de l’est.
Dans ce contexte, la Bataille de Varsovie des 13-25 août 1920 marqua la fin de l’offensive bolchevique et le début de la déroute de l’Armée rouge face à une Pologne en lutte pour son indépendance à la faveur de la défaite dans la Première guerre mondiale des trois empires – allemand, autrichien et surtout russe – qui s’étaient partagé la défunte République des deux nations polono-lituanienne à la fin du XVIIIe siècle. Lord d’Abernon, représentant britannique au sein de la mission de l’Entente en Pologne, qualifia plus tard dans ses écrits la Bataille de Varsovie de 18e bataille la plus décisive de l’histoire. Une fois de plus en effet, comme en 1683 lors de la Bataille de Vienne contre les Ottomans, les Polonais se dressaient en rempart de l’Occident contre les hordes venues d’Orient pour détruire la civilisation chrétienne.
Après cette grande victoire polonaise, on a parlé du Miracle de la Vistule, d’autant que les premiers succès majeurs de la contre-offensive dataient du 15 août, date de la fête de l’Assomption. Le 31 juillet, le cardinal Aleksander Kakowski, archevêque de Varsovie, appelait à la prière pour la défense de la patrie contre les bolcheviques. Du 6 au 15 août, une neuvaine nationale fut décrétée. Face à l’invasion, des processions furent organisées ainsi que d’autres actes liés à la foi catholique. Alors que les représentations diplomatiques furent évacuées le 13 août en direction de la ville de Poznan, située quelque 300 kilomètres plus à l’ouest, Mgr Achille Ratti, nonce apostolique en Pologne et futur pape Pie XI, décidait de rester pour faire face à ce qu’il voyait comme les hordes de l’Antéchrist. Le concept de « Miracle de la Vistule » semble toutefois être venu des nationaux-démocrates de Roman Dmowski, hostiles au maréchal Jozef Piłsudski, chef de l’État et commandant en chef des forces armées. Il s’agissait de ne pas attribuer la victoire au génie militaire de Piłsudski, de la même manière que les Occidentaux, qui n’aimaient pas non plus beaucoup le maréchal polonais, ont grandement exagéré le rôle de la mission interalliée et notamment du général Weygand, accueilli à Paris en héros par le premier ministre Alexandre Millerand. Maxime Weygand lui-même était gêné par cet accueil, et il l’a dit dans ses mémoires : « la victoire était polonaise, le plan était polonais, l’armée était polonaise ». Face à la légende créée en France autour de son rôle dans la Bataille de Varsovie, le général Weygand estimait en effet que « la France a suffisamment de sa propre gloire militaire pour ne pas tenter de l’accroître aux dépens de la Pologne ». Un mois avant la Bataille de Varsovie, à la Conférence de Spa, Lloyd George avait sondé la résolution française face à l’offensive bolchevique, en laissant croire au Maréchal Foch et à Millerand que le Royaume-Uni envisageait d’envoyer des troupes et en demandant si la France était prête elle aussi à envoyer des hommes : « Pas d’hommes ! », fut la réponse de Foch en présence de Millerand[1].
Alors que les Polonais fêtent aujourd’hui le centenaire de la victoire remportée sur la Russie soviétique aux portes de Varsovie, le rôle de conseil et de formation de la Mission militaire française (dont fit partie, avec plusieurs centaines d’autres officiers, le capitaine Charles de Gaulle) dans la création de la nouvelle armée polonaise ainsi que les fournitures d’armes par la France font que notre pays apparaît malgré tout aujourd’hui comme l’un des deux pays amis qui apportèrent une contribution réelle à la victoire polonaise, aux côtés de la Hongrie qui envoya des wagons de munitions salvateurs pour la Bataille de Varsovie.
Côté polonais, la victoire doit beaucoup au succès de la stratégie de contre-offensive rendue possible par un repositionnement éclair des forces polonaises qui surprit l’Armée rouge et permit de lancer une contre-offensive et de contourner les troupes de Toukhatchevski afin de les prendre par l’arrière et forcer ensuite, en lançant la poursuite, le retrait précipité des troupes bolcheviques étirées à l’extrême dans le nord du pays. Mais la victoire polonaise doit aussi beaucoup au grand succès de l’appel aux volontaires qui permit d’avoir en moins d’un mois près de 165 000 hommes et femmes supplémentaires sous les drapeaux, y compris des régiments de travailleurs formés en dépit de l’espoir des bolcheviques de voir le prolétariat polonais se soulever à l’approche de l’Armée rouge. Ceci permit, après deux mois de retraite quasiment ininterrompue – mais ordonnée quoi que rapide – des unités polonaises, de rééquilibrer les forces en présence pour la Bataille de Varsovie. Alors, miracle ou victoire militaire méritée ? Après tout, les deux ne s’excluent pas mutuellement. Quoi qu’il en soit, la Bataille de Varsovie d’août 1920 marqua le tournant de cette guerre qui ressemblait par endroits, à une petite échelle, à la guerre de tranchées de la Première mondiale, avec l’utilisation de tanks (principalement des chars Renault côté polonais), d’avions (surtout pour l’observation ou contre la cavalerie à cheval) et d’artillerie, mais qui était avant tout une guerre de mouvement, la dernière du genre où les charges de cavalerie à cheval jouèrent encore un rôle crucial. La bataille de Komarów notamment, qui se déroula entre le 30 août et le 2 septembre, fut le plus grand affrontement de cavalerie depuis 1813, et elle se conclut par la défaite des cosaques de Boudionny contre les uhlans polonais.
Cet article a été publié initialement par le quotidien catholique Présent.
[1] Conversation rapportée par l’historien britannique Norman Davies dans son livre sur la guerre soviéto-polonaise de 1919-21 « White Eagle, Red Star » (Aigle blanc, étoile rouge).