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L’Europe centrale, dernier cœur battant de l’Europe ?

Temps de lecture : 3 minutes

Article publié sur Tysol.fr le 5 mars 2021.

Dans le contexte des trente ans du groupe de Visegrád et de la rupture advenue cette semaine entre le PPE et le Fidesz, Thibaud Gibelin propose une mise en perspective de la situation, à la fois inconfortable et décisive, qu’occupe l’Europe centrale.

Qu’est-ce que la Belle époque ? Une période unanimement regrettée quand elle a pris fin, bien qu’on ait pu la conspuer en la traversant insouciamment. C’est d’abord une époque d’ordre, mise en évidence par les troubles qui lui succèdent. En tant que processus de décomposition, le libéralisme conduit toujours une « Belle époque » au temps des troubles. L’émancipation promise à chaque individu s’avère n’être que l’isolement de chacun, sa vulnérabilité et son insignifiance sous le règne de la marchandise. Je sais cette opinion tranchante, mais la situation dramatique de l’Europe me semble indiquer qu’elle est juste.

Sur le plan de la déliquescence libérale, le centre de l’Europe par rapport à l’Ouest accuse un retard. Cette moindre infection idéologique, les nations d’Europe centrale la connaissaient déjà durant la Guerre froide. Les Russes avaient pu fusionner l’idéologie communiste et la ferveur patriotique à l’occasion de la deuxième Guerre Mondiale. Mais les peuples d’Europe centrale perçurent clairement le communisme comme une aliénation étrangère. L’enracinement dans une culture nationale a donc nourri la résistance passive des Polonais, des Hongrois et des Tchèques face à la subversion idéologique du moment. 

Un contresens advint dans l’histoire européenne avec l’effondrement du bloc du l’Est, puisque cette victoire des peuples contre le communisme prit l’allure d’un plébiscite pour le modèle occidental. Le quiproquo est colossal : la sujétion de l’Europe occidentale dans le bloc atlantique fut sanctionnée par un apparent triomphe. Trente ans plus tard, la vassalité des nations de l’Ouest n’a pas cessé. L’acclimatation locale du modèle américain n’empêche pas les mises à jour : l’Europe occidentale se conforme aux (r)évolutions de sa métropole. Le multiculturalisme n’est que l’extension de ce côté-ci de l’Atlantique des mutations inhérentes à cette colonie perpétuelle qu’est l’Amérique du Nord. La déstructuration de l’homme jusque dans ses réalités anthropologiques devient le discours dominant après avoir germée sur les campus américains.

En Europe centrale, l’Amérique perçue est celle du cow-boy Reagan, tenant l’ours russe à distance. Ce que l’Amérique est devenue, cet Occident global, c’est précisément ce que l’Europe centrale n’est pas encore. Englobée hier dans le communisme eurasiatique, l’Europe médiane patiente désormais dans le conglomérat euro-atlantique.

Selon le mot de Milan Kundera, ce qui caractérise l’Europe centrale c’est « le maximum de diversité sur le minimum d’espace ». À la tête d’une de ces nations en péril, Viktor Orbán partage l’aspiration du Québécois Pierre Bourgault lorsqu’il déclarait : « Quand nous défendons le français chez nous, ce sont toutes les langues du monde que nous défendons contre l’hégémonie d’une seule ».

À l’occasion du trentième anniversaire du groupe de Visegrád, Viktor Orbán a mis en perspective, dans les colonnes du Magyar Nemzet, la raison d’être de l’Europe centrale dans l’époque actuelle : « Sur ce territoire séparant les mondes allemand et russe, à la frontière des chrétientés latine et orthodoxe, dans ce berceau de tant de langues et de cultures nationales, il existe une particularité culturelle commune, une façon de voir la vie, une tenue spirituelle et corporelle caractéristique. […] Or notre vocation, c’est la pérennisation de tout cela. »

Il est impossible de comprendre la dissidence actuellement à l’œuvre en Europe centrale sans en mesurer la dimension poétique et spirituelle. Les deux sources de l’intelligence humaine – mémoire et imagination – jaillissent encore de cultures nationales vivaces. Il n’y a là aucun idéalisme naïf. Par habitude avant tout, des gens simples occupent encore les citadelles de la fidélité. Et la démocratie permet à cette majorité d’être représentée à la tête du pays.

L’Europe centrale voit dans l’Europe son prolongement à travers d’autres nations sœurs, et la mesure même de la civilisation. « Voilà pourquoi les Centre-européens sont amoureux de l’Europe : ils comprennent que l’harmonie est à la fois la tension des contraires et leur mise en assonance. L’harmonie n’est pas uniformité, elle n’est pas une monotonie inarticulée », analyse le premier ministre hongrois.

La tragédie de notre époque, c’est que le cadre européen sert aujourd’hui précisément de relai à la mise au pas progressiste. La logique à l’œuvre est messianique, athée et post-nationale : autant de similitudes avec le communisme d’hier. Voilà pourquoi Viktor Orbán propose « d’incorporer aux valeurs européennes notre tradition d’anticommunisme intransigeant ». Si l’Europe a besoin d’un vaccin d’urgence, c’est pour remédier au poison idéologique.

Car le temps presse. Au contraire du communisme, se sclérosant jusqu’à s’effondrer, le modèle libéral en phase terminale se caractérise par sa brutalité accrue. C’est aujourd’hui tout le dilemme de l’Europe centrale, dans un contexte rendu plus incertain encore par le Covid. La mise au pas mondialiste interdit même aux récalcitrants de faire le dos rond. Des nations habituées à endurer patiemment des empires jusqu’à leur effondrement peuvent-elles prendre l’offensive ? D’autant que l’inertie des sociétés occidentales face aux changements brutaux qu’on leur impose rend plus incertaine l’action dissidente de l’Europe centrale.

Une chose est sûre : une période de conflits moins feutrés se précise à l’horizon. Constatant l’impossibilité de ramener le PPE à droite, le Fidesz de Viktor Orbán a décidé d’en partir. Une clarification qui en appelle d’autres.