Nous publions ici une réponse d’Alexandre Latsa à un article de l’hebdomaire polonais Do Rzeczy traitant des conservatismes russe et polonais, dont nous avions mis en ligne une version française consultable ici.
Alexandre Latsa est un Français résidant à Moscou, où il est chef d’entreprise et analyste. Auteur de l’ouvrage Un printemps russe (Ed. Les Syrtes), il anime le Blog Dissonance : le journal d’un Frussien.
Voici sa réaction :
L’excellent site Visegrád Post a récemment publié un article fort intéressant intitulé : « En quoi croit Moscou ? Le conservatisme russe n’est pas nécessairement le même que le conservatisme occidental ».
L’article a été écrit par un universitaire de la faculté des sciences humaines de l’Université de Szczecin et est paru dans un hebdomadaire libéral-conservateur polonais.
L’auteur affirme que la Russie aurait et promouvrait un conservatisme imparfait, sorte d’hybride de relents de néocommunisme, de nationalisme autoritaire, d’un État omniprésent et d’une Église orthodoxe caricaturale car vidée de son sens spirituel, preuve en serait les hauts taux de divorces et d’avortements. Étant majoritairement orthodoxe, la Russie ne saurait être un modèle pour une puissance appartenant au monde post-communiste catholique comme l’est la Pologne d’aujourd’hui.
Selon l’auteur : « Le conservatisme individualiste et libertarien des Polonais, issu de l’histoire particulière de l’aristocratie et de la petite noblesse de leur pays est tout simplement incompatible avec le conservatisme paysan, communautaire et autoritaire des Russes ».
Les conservatismes européens ?
Au sein des « nations » d’Europe de l’Ouest et/ou de l’Est d’aujourd’hui (hormis peut-être en Hongrie), les conservatismes qui s’y sont développés sont majoritairement des conservatismes superficiels voire passéistes ne portant en eux aucune réelle densité idéologique, ne permettant aucun changement en profondeur dans la société ni dans les peuples, et sont donc sans influence réelle sur le Destin des pays concernés, du moins sur la longue durée historique.
En France, par exemple, le conservatisme n’existe plus. Les conservateurs français sont éparpillés dans des partis politiques qui n’ont pas ou plus le pouvoir et les quelques élites conservatrices ne témoignent d’aucune énergie ni de capacité à bâtir un quelconque nouveau modèle. Au pire attendent-ils un nouveau de Gaulle et au mieux vont-ils chercher des modèles ailleurs, notamment en Russie.
Pour certains européens, l’Europe de Visegrád est un modèle, car identifiée comme une partie de l’Europe encore protégée et vivant « comme avant ». C’est pourtant curieux de penser que des pays ayant pris des dynamiques historiques et civilisationnelles pro-bruxelloises et pro-américaines pourraient sauver l’Europe et les Européens alors que leur avenir proche est déjà visible dans les rues de Paris, Malmö ou Bruxelles. Je n’inclue pas la Hongrie de Viktor Orbán qui est un OVNI mais n’a que 9,8 millions d’habitants et n’a donc pas la masse suffisante pour peser.
L’auteur du texte mentionne des dysfonctionnements russes profonds comme le trop grand nombre d’avortements et de divorces, et il a raison, mais il faut comprendre ces chiffres en gardant en tête que les dynamiques d’évolution sur la longue durée des divorces et des avortements sont bonnes (les deux sont en baisse), et que les autorités prennent des mesures volontaristes pour inverser ces tendances comportementales qui, quoi qu’il en soit, ne se changeront pas du jour au lendemain.
En parlant de tendances lourdes, l’auteur utilise le rejet de l’homosexualité comme une sorte de degré du caractère conservateur des sociétés, notamment en Pologne. Mais sur ce point, et malgré une gouvernance relativement conservatrice en Pologne, le pays profond évolue inévitablement et profondément vers plus de libéralisme sociétal puisque, par exemple, si le soutien au mariage gay était de 16% en Pologne en 2010, il atteignait 43% en 2017 et 45% en 2019. Dans le même temps en Russie, le soutien au mariage gay est passé de 14% en 2010 à 7% en 2019.
Sur le plan extérieur, la Pologne confirme le fort tropisme atlantiste et pro-occidental de son « pseudo-conservatisme ». Les conservateurs polonais, comme leurs adversaires progressistes, accélèrent la mise en orbite de leur pays autour du centre politique qu’est Bruxelles, dont les élites sociales-démocrates et mondialistes leur sont structurellement hostiles et leur mèneront une guerre totale d’extermination, comme elles l’ont fait en Europe de l’Ouest. C’est bien connu, Bruxelles ne tolère le nationalisme qu’en Ukraine, et le nazisme que dans les pays baltes car ces pays s’opposent à la Russie de Poutine.
Ne parlons pas du travail de fond des élites polonaises de tout bord, qui incluent les conservateurs, pour permettre la consolidation de l’OTAN dans l’Est de l’Europe – une OTAN dont les moteurs idéologiques sous-jacents sont, à n’en pas douter, bien éloignés des préoccupations des conservateurs polonais, français… ou russes.
La Russie
La Russie n’évolue pas via des ressorts identiques aux nations européennes. Elle sort de trois périodes totalitaires et déstructurantes que sont la période monarchiste autoritaire (qui toléra l’esclavage jusqu’en 1861), la période soviétique qui contribua à la création d’un homme nouveau (l’homo sovieticus) avec la destruction de l’identité religieuse et nationale et enfin la période post-soviétique libérale, qui, en une grosse décennie seulement, est arrivée à détruire la Russie sur le plan moral, sanitaire et démographique.
Et puis, un jour, « L’État, cette grande substance secrète de l’histoire russe qui en 1991 bascula dans le gouffre et fut réduite en cendres, s’est relevé, lentement, sûrement, de plus en plus rapidement, inébranlable et invincible dans son mouvement ascendant. Car en lui agit le destin. Et cet État a choisi Poutine pour conduire le processus historique en Russie. Ce n’est pas lui qui construit l’État, c’est l’État qui le construit. ».
Bien sûr, il n’est pas question de ne parler que de Vladimir Poutine, qui est le chef d’orchestre, mais bel et bien du produit de cet orchestre. Et cet orchestre travaille depuis 15 ans maintenant à bâtir, construire, définir, modéliser un nouveau cadre structurant. Un cadre politique, mais pas seulement.
Le conservatisme dynamique
La structure du nouveau conservatisme russe, telle que bâtie par ses créateurs, veut le transformer en autre chose qu’une simple idéologie. D’ailleurs ses créateurs le définissent comme une tentative d’aller au-delà du domaine de l’idéologie, d’en faire en quelque sorte une supra-idéologie, ce qui permettrait ainsi de dépasser les cadres idéologiques existants, jugés insuffisants et stériles, mais également de les englober.
Ce nouveau conservatisme a un nom : le conservatisme dynamique.
Tentons de formuler son essence propre : ce conservatisme dynamique doit avoir la capacité de se renouveler et se régénérer sans cesse pour combler les manques, les erreurs et les imperfections créés par l’Histoire, sans perdre son identité, et avoir toujours suffisamment d’énergie en réserve pour résoudre des problèmes inconnus, et préserver dans le temps un cadre identitaire grandissant et en développement permanent, suffisamment solide et surtout reconnaissable pour les nouvelles générations, afin de renforcer de façon permanente le lien entre les générations précédentes et actuelles.
Plus qu’un projet politique, le conservatisme dynamique russe est un authentique redémarrage civilisationnel, visant à l’instauration d’un nouveau système d’exploitation pour la Russie de demain.
Du reste, une autre dimension de ce conservatisme dynamique qui différentie les conservateurs russes de la majorité des conservateurs européens est à mettre en avant : le rôle civilisationnel accordé à la technologie.
En 2018, le président russe annonçait déjà la venue d’un « nouveau paradigme », né de la révolution numérique, et destiné à modifier le développement de l’État, de l’économie et de la société sous cette forme : « La vitesse du progrès technologique s’est brusquement accélérée. Elle augmente de façon spectaculaire. Ceux qui parviendront à traverser cette vague technologique iront loin devant. Ceux qui échoueront seront submergés et se noieront dans cette vague. Comme je l’ai dit, ces changements concernent toute la civilisation, et l’ampleur de ces changements appelle une réponse toute aussi puissante. Nous sommes prêts à la fournir. Nous sommes prêts à une véritable avancée. »
Conservateurs dynamiques de tous les pays : unissez-vous !
En réalité, la Russie et la Pologne font face à de nombreux défis historiques communs, qui dépassent largement les querelles de chapelles.
Selon moi, le principal défi commun est la question démographique, qui conditionne en partie, voire totalement, la capacité de ces pays à exister ou du moins à subsister dans 50 ou 100 ans, soit dans deux, trois ou quatre générations.
La crise démographique qui frappe l’Europe, la Pologne et la Russie est LE principal danger commun aujourd’hui, mais c’est la Pologne qui, en confiant son destin au Mordor bruxellois, prend le risque de finir comme les nations ouest-européennes.
À la recherche de modèles, les conservateurs français savent que le gaullisme ayant vécu, c’est le poutinisme qui est devenu le nouveau gaullisme.
Et c’est bel et bien le conservatisme dynamique russe qui pourrait devenir le modèle à suivre et une potentielle voie de survie pour faire face aux enjeux colossaux auxquels Polonais et Russes feront face au cours de ce siècle.
Alexandre Latsa (Moscou)