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« Une machinerie sans âme »

Temps de lecture : 4 minutes

Henri Malosse, ancien président de la cinquième institution de l’Union européenne, le Comité économique et social européen, vient de signer Le Crépuscule des Bureaucrates — Chronique de la fin de l’Union européenne, un récit romancé composé d’une douzaine de personnages déçus par les milieux euro-bruxellois dans lesquels ils évoluent.

L’auteur — que l’on retrouve en bonne partie dans le personnage de Pascal Dalando — est un témoin de premier choix de l’évolution de la construction européenne puisqu’il est arrivé à Bruxelles à la fin des années 70 pour y mener une carrière au plus près des principales institutions européennes, dont il connaît les moindres rouages et affirme qu’elles sont le cœur d’une dérive bureaucratique hautement défavorables aux citoyens européens.

C’est l’implosion de cette dérive que raconte son Crépuscule des Bureaucrates, dans lequel l’Union européenne prend fin par l’impossibilité des États-membres à trouver un accord budgétaire. Sous la pression d’un ultimatum formulé par la chancelière allemande, les chefs d’États et de gouvernements — exceptés les Roumains et les Français, qui font mine d’y croire encore — se relaient pour afficher leur impatience à couper court à cette agonie institutionnelle.

Malosse donne d’ailleurs à la Hongrie le rôle du premier pays affichant fermement sa position sur l’absurdité de la poursuite de négociations sans fin, et fait de l’actuel Groupe de Visegrád, rejoint par la Slovénie et la Croatie, la base d’une nouvelle coopération européenne suivant la dissolution de fait de l’Union européenne.

Il nomme cette coopération la « Communauté européenne des pays d’Europe Centrale » , une initiative dont le parrain n’est autre que l’ambassadeur des États-Unis à Budapest,

rappelant ainsi que la construction européenne, si elle est aujourd’hui surtout un outil de domination monétaire et économique allemand, est initialement un projet US, ce que la confrontation des mythes Monnet et Schuman à la cruauté des faits et des archives historiques permet entre autres de corroborer.

Au-delà des considérations de politique internationale sur lesquelles il permet de réfléchir, le récit de Malosse est aussi d’un grand intérêt pour quiconque entend saisir la Bruxelles bureaucrate sur des plans sociologique et anthropologique. Pourtant très simple, la plume de l’auteur a ceci de sophistiquée qu’elle provoque des moments de régal presque houellebecquien.

Le vide existentiel que dégage certains personnages, la débauche matérielle ridicule et pathétique de l’ « homo brusselus » et finalement la pitié qu’inspire ces bureaucrates semi-beaufs ne sont-ils pas, en effet, la quintessence anthropologique de notre Occident morbide et moribond ? Il est facile d’éprouver à l’égard de ces bureaucrates ce que nombreux personnages de Michel Houellebecq provoquent : un mélange de tendresse humaine et de profond dégoût, ce qui est la définition d’une forme de mépris souverain.

Hors-sol, gavés, à la fois cyniques et drôlement naïfs, ces adorateurs repentis de l’UE se retrouvent en Catalogne pour discuter de la fondation d’un nouveau projet européen, l’occasion pour eux de se livrer à

un festival de sornettes éculées et de grands slogans se voulant être un remède à une Europe déconnectée de la réalité, trop technique et soporifique, qui est devenue un repoussoir digne de l’Union soviétique.

Cette dernière partie du récit, que les eurolâtres les plus confirmés auraient encore la faiblesse d’esprit ou la malhonnêteté intellectuelle de prendre au sérieux, a une indéniable puissance comique, tant on a l’impression d’avoir affaire à une secte — là aussi, un thème cher à Houellebecq —, dont les fidèles, entre deux apéros-tapas et trois siestes à la plage, trouvent encore la force de disserter sur les « valeurs communes » européennes.

Une des protagonistes de cette réunion, la blogueuse portugaise Anna, déplace carrément le débat dans une autre dimension ; sur les terres catalanes du surréaliste Salvador Dalí, elle affirme passionnément vouloir faire « une Europe qui ressemble à cet endroit, fondée sur l’émotion et la vision ». Éclats de rire garantis.

Cette « forteresse bureaucratique » et cette « machinerie sans âme » tiendraient-elles encore par autre chose que la peinture si elles n’étaient pas soutenues à bout de bras par la machine de propagande médiatique otano-bruxelloise ?

Peut-on encore avoir de l’espoir dans une Union dont l’écrasante majorité des pays ont sacrifié leurs économies et leurs libertés en raison d’une maladie bénigne pour l’écrasante majorité de la population ? Voilà des questions que le lecteur averti de l’ouvrage d’Henri Malosse ne manquera pas de se poser.

Le parallèle avec l’Union soviétique, que certains personnages du récit soulèvent, n’est en réalité pas si hasardeux que cela. Union européenne, prison des peuples ? Asphyxie de la liberté des entrepreneurs ? Soviétisation des banques centrales ? Payer les gens à ne rien faire ? Une monnaie et des prix de plus en plus faux ? Nous sommes en plein dedans, et la liste pourrait encore être rallongée.

L’auteur donne une fin technique assez paisible à l’Union européenne, mais laisse entrevoir une série de conflits dues à des désintégrations identitaires et ethniques, partant du principe que la vacance de Bruxelles ouvrirait la voie à des revendications locales et à la dislocation de certains États-nations. Pourquoi pas. Après avoir œuvré au dépassement des cadres nationaux, par exemple en poussant à une politique de régionalisation et en expliquant que le sentiment national est une chose dangereuse, c’est une éventualité.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’ambiance bruxelloise que décrit Henri Malosse est absolument infecte.

Un homme exigeant ne peut y voir et y imaginer que de la laideur, du mauvais goût, de la lâcheté, du fric facile, un insupportable globish, des power point interminables et inutiles, des secrétaires féministes et des métrosexuels végétariens. Un enfer. On se demande quelle utilité auraient ces immeubles hideux s’ils ne permettaient d’y profiter occasionnellement de quelques galbes slaves.

Ce livre est à mettre entre les mains de tous les eurobéats, qui, une fois de plus, pour les plus malins d’entre eux, feront semblant de ne pas comprendre.

 

Henri Malosse, Le Crépuscule des Bureaucrates — Chronique de la fin de l’Union européenne, Éditions du Palio, 2020