L’ancien président du Comité économique et social européen, Henri Malosse, a accepté de répondre à nos questions concernant son parcours au sein des institutions européennes, sa relation avec l’Europe centrale et orientale et sa position sur la question européenne. Yann Caspar a interrogé cet acteur et observateur de premier plan de la construction européenne :
Yann Caspar : Pourriez-vous, pour nos lecteurs, présenter rapidement votre parcours professionnel ?
Henri Malosse : Je suis un passionné d’Europe qui n’a pas fait une carrière classique de fonctionnaire. J’ai représenté pendant longtemps les Chambres de Commerce françaises auprès des Institutions européennes avant de devenir, en leur nom, membre du Comité économique et social européen dont j’ai été le 30ème Président de 2013 à 2016. Je suis particulièrement fier d’avoir participé au lancement du programme ERASMUS et d’avoir été l’inspirateur de plusieurs instruments européens en faveur des Petites et Moyennes Entreprises (en particulier les Euro-info-centres, devenu réseau EEN pour mettre l’Europe à la porte des petites entreprises). Aujourd’hui je conseille un groupe politique au Parlement européen et intervient dans plusieurs universités. Je préside également le Think tank « The vocal Europe ».
Yann Caspar : Pour quelles raisons avez-vous décidé très tôt d’entretenir des liens avec les pays d’Europe centrale et orientale ?
Henri Malosse : Dès mes jeunes années, j’ai été très choqué par le manque de liberté des pays derrière le rideau de fer. Je suis un féru d’histoire et le partage de Yalta m’a paru très injuste. Je me suis beaucoup intéressé à l’histoire de la résistance anticommuniste en URSS et en Europe centrale et orientale. J’ai fait un 3ème cycle (après mon diplôme) à Sciences-Po Paris avec les Professeurs Hélène Carrère d’Encausse et François Fejtő.
Un voyage à Berlin-Est pendant mon service militaire m’a également beaucoup marqué. Dès que j’ai pu (en 1975, à 21 ans), je me suis rendu en Europe centrale et orientale et j’ai appris les langues polonaise et tchèque.
Yann Caspar : Dans quel contexte s’est déroulée votre rencontre avec Lech Wałęsa ? Pourriez-vous nous parler de ce personnage ? Avez-vous maintenu des liens avec lui ?
Henri Malosse : J’ai commencé à me rendre en Pologne à partir de noël 1975 tant pour des raisons personnelles qu’un engagement politique à soutenir la dissidence. Pendant l’été 1976, accompagné d’une amie, j’ai passé quelques jours du coté de Gdansk avec l’espoir de rencontrer discrètement des témoins des événements de décembre 1970 (les premières grandes grèves des chantiers navals). Lors d’une rencontre dans l’arrière salle d’un club j’ai pu discuter avec un groupe d’ouvriers ou anciens ouvriers des chantiers – l’un d’entre eux était reconnaissable par ces grosses moustaches et ce n’est que quand il est apparu comme un des leaders de la grève de l’été 1980 que j’ai su qu’il s’appelait Lech Wałęsa. Je l’ai revu plusieurs fois par la suite dans les années 2000 et 2010, sans maintenir de liens personnels avec lui. Je garde en mémoire cette rencontre de 1976 et son rôle pendant la grande grève de 1980 où il a pu fédérer derrière lui la très grande majorité du peuple polonais. Je pense que c’est surtout cette phase-là de sa vie qui restera dans l’histoire et c’est très bien comme cela.
Lors de cette rencontre en 1976, qui dura plus de 3 heures, nous avons beaucoup échangé de manière idéaliste sur l’idée d’un monde libéré à la fois du socialisme et du capitalisme. À l’époque, j’étais engagé dans un mouvement « solidariste » en France, qui faisait écho à un célèbre mouvement dissident en URSS. Nous en avons beaucoup parlé de « solidarité et de solidarisme ». Sans en avoir la certitude, je me dis parfois que peut-être le nom « SOLIDARNOSC » vient de la recherche de mes interlocuteurs de trouver cette « 3ème voie ».
Je tiens aussi à vous dire, par rapport aux accusations dont Lech Wałęsa fait l’objet, que
j’ai été pour ma part harcelé à partir de décembre 1981 par les services de sécurité polonais (SB) et banni de la Pologne de Jaruzelski jusqu’en 1989 – j’ai pu récupérer récemment à l’Institut de la mémoire nationale (IPN) à Varsovie mon dossier secret de l’époque communiste, il fait plus de 400 pages.
J’envisage d’écrire un livre sur cette aventure… Je sais très bien quelles étaient les méthodes des services secrets communistes à cette époque, en ayant moi-même souffert !
Yann Caspar : Le vent de liberté et d’espoir de prospérité qui a soufflé sur l’Europe centrale et orientale en 1990 a été très bref. Très rapidement, ces populations se sont mises à douter des avantages de la construction européenne, sans pour autant la remettre en cause. Quelles sont selon vous les raisons de cette déception ?
Henri Malosse : J’ai vécu très étroitement cette période d’euphorie des premières années après la chute du rideau de fer, me rendant très souvent en Europe centrale et orientale. J’ai même brièvement conseillé le cabinet d’un Premier ministre polonais.
Je suis très critique sur la façon dont la Commission européenne a géré ses relations avec des pays qui recouvraient la liberté. Très vite, à partir de 1993, elle a envoyé dans ces pays une armada de soi-disant « experts », recrutés par les grands cabinets anglo-saxons ( en Pologne, on les appelait les « experts du Mariott ») pour « vendre » les mérites de l’économie libérale mais pas l’idée européenne.
Il y aurait eu une autre méthode possible, qui aurait peut-être été plus longue, mais aurait permis de « gagner les cœurs », c’était de multiplier les échanges d’expériences et jumelages entre acteurs économiques, groupes sociaux, jeunes, municipalités, etc. J’ai moi-même eu la chance de gérer un projet de ce type entre 5 pays de la Communauté européenne et la Pologne au niveau des Chambres de Commerce et d’industrie ! Encore aujourd’hui, ces coopérations fonctionnent 30 ans après !
Mais dans les années 1990, l’idéal européen avait déjà été remplacé par le mondialisme à la tête de l’exécutif bruxellois. Je considère que Bruxelles a vu surtout les marchés et la main d’œuvre bon marché.
Ils ne se sont pas intéressés à ce que ces nations pouvaient apporter comme richesses et comme valeurs à la construction européenne !
Yann Caspar : Dans votre dernier ouvrage, Le Crépuscule des Bureaucrates, vous parlez de cette région comme étant un hinterland allemand. Pourriez-vous préciser cette notion ?
Henri Malosse : C’est un état de fait que l’industrie allemande a investi massivement dans les pays d’Europe orientale et centrale pour en faire son Hinterland de sous-traitance grâce à une main d’œuvre bien formée et moins onéreuse qu’en Allemagne. Cela correspond d’ailleurs souvent à des liens économiques bien plus anciens.
Je ne trouve pas cela choquant tant que ces liens ne se traduisent pas par une forme d’impérialisme économique ou politique, même sous une forme paternaliste.
Je suis convaincu que les pays de Visegrád, s’ils renforcent leurs liens entre eux, peuvent représenter un pôle de stabilité économique et politique tout à fait important et rivaliser avec la France ou l’Allemagne ! Ils n’ont pas vocation à n’être éternellement que des sous-traitants !
Yann Caspar : Depuis quelques années, les relations entre Berlin et Washington ne sont plus aussi idylliques que par le passé. Peut-on imaginer une Europe sans l’influence de Washington ?
Henri Malosse : Aujourd’hui, les États-Unis ne sont plus ce qu’ils étaient en 1944. Leur influence dans le monde est en train de s’émousser. Avec le recul, je reconnais le mérite de la vision du Général de Gaulle qui voulait garder Washington à « distance ». Sur de nombreux conflits en Europe (Ukraine, Balkans), je ne pense pas que l’influence américaine soit positive aujourd’hui. Je comprends que certains pays comme la Pologne ou les États baltes tiennent au « parapluie américain », mais cela ne doit pas nous empêcher d’avoir un œil critique, en particulier sur
les pratiques contestables des administrations américaines comme l’espionnage ou sur l’impérialisme économique des GAFA.
Si l’Union européenne abandonnait l’hypercentralisation de Bruxelles et se structurait sous la forme d’une Confédération de nations libres et souveraines, elle devrait pouvoir revoir ses relations avec Washington dans un sens plus équitable. Mais cela voudra dire aussi de prendre en charge davantage elle-même sa propre défense et donc d’y consacrer les dépenses nécessaires.
Yann Caspar : Les institutions européennes condamnent régulièrement des pays tiers pour non-respect des droits de l’homme. L’Union européenne est-elle en mesure de donner des leçons alors qu’elle fait depuis plus d’un an la promotion de « mesures restrictives » hautement problématiques d’un point de vue des droits et des libertés ? Sans parler de la politique étrangère des États-Unis, qui n’est pas connue pour s’encombrer de questions juridiques ou humanitaires…
Henri Malosse :
La question des droits humains est bien évidemment à double tranchant. Personne ne peut effectivement donner des leçons aux autres et je ne suis pas favorable au système de sanctions, personnelles ou économiques, qui pénalisent en fin de compte les populations. L’Union européenne a en effet péché à bien des égards en matière de droits humains, nos États-membres aussi et sans parler des États-Unis !
Cela étant dit, il est important aussi de garder les yeux ouverts ! Pour ceux qui ont vécu sous la férule communiste de l’autre coté du rideau de fer, comme beaucoup de vos lecteurs, il était important qu’on accueille les exilés et qu’on publie les textes des dissidents en occident ! (Moi-même j’en ai véhiculé beaucoup, notamment des écrits de Soljenitsyne quand je visitais l’ Europe centrale et orientale dans les années 1970 ! )
Je trouve par exemple proprement scandaleux qu’on refuse de recevoir le Dalaï Lama quand il est en visite en Europe sous la pression de l’Ambassade de Chine ou qu’on fasse les yeux doux à Pékin en leur ouvrant nos marchés pratiquement sans conditions comme veut le faire Bruxelles.
Dialoguer : oui ; Commercer : oui, si c’est notre intérêt, mais fermer les yeux sur les atrocités des régimes communistes, certainement pas : telle pourrait être ma devise !
Yann Caspar : Pour nombre de nos partenaires, l’Union européenne n’existe que formellement. On sait par exemple que les Russes et les Chinois ne se fatiguent même pas avec Bruxelles, car ils considèrent que l’Allemagne est le seul partenaire sérieux en Europe. Cette agitation sur les droits de l’homme, au-delà du ridicule qu’elle inspire à nos partenaires, n’est-elle pas la preuve de l’inconsistance, voire de l’inexistence, de l’UE ? Tout en sachant que les sanctions prises ont toujours conduit à renforcer et à rapprocher les concernés…
Henri Malosse : Je suis bien d’accord sur l’inconsistance de la diplomatie européenne. Je la trouve même néfaste. Elle ne fait qu’ajouter à la confusion.
Les sanctions personnelles ou économiques ne servent à rien, en effet !
J’ai été moi-même placé dès 2015 sur la liste « noire » de Moscou tout simplement en mesure de rétorsion aux sanctions européennes après l’annexion de la Crimée. Mon seul tort avait été de me rendre à Kiev sur la place Maïdan lors des évènements, mais sans critiquer jamais la Russie mais au contraire pour y plaider le dialogue !
Maintenant que faire à l’avenir ? Selon les parties du monde, il reste encore des zones d’influence de l’Europe qui sont importantes, et ce n’est pas que l’Allemagne : l’Espagne en Amérique du Sud, la France en Afrique… Tout n’est pas qu’économie ! la culture fait aussi partie de l’influence, les diasporas, et bien entendu l’humanitaire jusqu’aux forces armées !
J’imagine plutôt qu’une nouvelle Europe, Confédération de Nations libres et souveraines, déléguerait à certaines d’entre elles (imaginons une Troïka de 3 pays, dont au moins un petit ) la responsabilité de les représenter selon leur influence et compétence dans la région concernée !
Je pense qu’il est tant maintenant de préparer un « Wind of Change » de l’Europe