Pologne/Union européenne – Réunis le 16 décembre pour parler notamment de la flambée des prix de l’énergie, les 27 n’ont pas pu se mettre d’accord sur deux questions primordiales pour l’avenir de l’Europe : le marché des droits d’émission de CO2 et la « taxonomie » énergétique, c’est-à-dire la liste des énergies qui seront considérées comme propres dans le cadre du « pacte vert » et de son dernier avatar, le plan « Fitfor55 » porté par le premier vice-président exécutif de la Commission européenne et commissaire européen à l’Action pour le climat, le travailliste néerlandais Frans Timmermans.
Après s’être opposé à la Pologne et à la Hongrie sur les questions de l’état de droit alors qu’il était premier vice-président de la Commission Juncker chargé de l’Amélioration de la législation, des Relations inter-institutionnelles, de l’État de droit et de la Charte des droits fondamentaux, Timmermans a l’occasion de poursuivre sa croisade contre les gouvernements conservateurs d’Europe centrale, pour lesquels il n’a jamais caché son hostilité, par le biais de la politique climatique.
Ce sont le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki et son homologue tchèque Andrej Babiš, dont c’était le dernier sommet, qui sont pointés du doigt comme responsables du fiasco du sommet en ce qui concerne les politiques énergétiques. Leur exigence : exclure les spéculateurs du marché européen des droits d’émission et réserver ce marché aux entreprises concernées par les quotas d’émission de CO2. D’autres pays soutiennent cette exigence, mais ne sont pas allés jusqu’à bloquer l’adoption de conclusions du Conseil européen (la réunion des chefs d’État et de gouvernement) qui auraient permis au Conseil de l’UE (la réunion des ministres concernés) d’agir sur le plan législatif, de concert avec le Parlement européen. Il s’agit de la Hongrie, de la Slovaquie, de la Bulgarie dans une moindre mesure, mais aussi de l’Espagne.
Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez était toutefois prêt à accepter des conclusions sans engagement sur une réforme du marché des droits d’émission de CO2. Outre la question des droits d’émission, moins concernée que la Pologne et la Tchéquie qui ont encore beaucoup de centrales au charbon (qui comptent encore pour près des trois quarts de la production d’électricité en Pologne et près de la moitié en Tchéquie), l’Espagne serait intéressée par des achats communs de gaz avec un système de stockage géré à l’échelle européenne, alors que contrairement à l’Espagne ou à l’Allemagne les pays du V4 avaient veillé à aborder l’hiver avec des stocks bien remplis. L’Espagne a en outre beaucoup développé les énergies renouvelables, ce qui ne l’empêche pas de connaître elle aussi des hausses record cette année du fait de l’instabilité de ces sources d’énergie et des prix du gaz. Ainsi, si Madrid exige aussi une réforme du système de quotas d’émissions, cette différence de situation explique peut-être l’amertume du socialiste Sánchez après le sommet :
« Nous regrettons qu’un accord n’ait pas été trouvé au Conseil », a déclaré le Premier ministre espagnol, « mais nous sommes en train d’ouvrir la voie. Cela ne signifie pas que ces questions ne continueront pas à être abordées, car il a été convenu que les mesures relatives aux prix du gaz et au marché de gros continueront à être discutées lors des prochains Conseils. Nous étions très près de parvenir à un accord, d’inciter la Commission à être plus incisive et plus détaillée dans les rapports qu’elle doit publier en avril de l’année prochaine sur le marché de l’électricité et la réaction des prix à court terme, mais malheureusement certains États n’ont pas accepté cet accord minimal, qui pour nous était suffisant car il permettait d’avancer. »
Face au refus polonais et tchèque de ne rien faire contre la hausse exponentielle du prix des droits d’émission, le président du Conseil européen Charles Michel a donc décidé de mettre fin au sommet après 14 heures de réunion. Depuis le début de l’année, le prix de la tonne d’équivalent CO2 émise est passé de 31 € à 90 €. Cette instabilité rend tout calcul économique impossible pour les entreprises et se répercute sur les prix payés par les entreprises et les ménages, entraînant inflation et paupérisation. En Pologne, le risque de paupérisation lié aux droits d’émission de CO2 est encore accentué par le fait que 5,8 millions (40%) de ménages, soit 15 millions de personnes, sont chauffés au moyen des réseaux de chauffage alimentés par les centrales de cogénération au charbon, et ces ménages ont à subir directement l’impact de la hausse du prix des droits d’émission. Le plus gros producteur d’électricité polonais, PGE, qui opère une quarantaine de centrales électriques, principalement au charbon, a payé à lui seul 6 milliards de zlotys (env. 1,3 milliard d’euros) en 2020 pour ses droits d’émission. C’était deux fois plus qu’en 2019 et c’était encore avec un prix de la tonne d’émission d’équivalent CO2 bien moins élevé que cette année. L’autre gros producteur d’électricité, Enea, a dépensé 1,1 milliard d’euros pour les droits d’émission en 2020, soit 45% de plus qu’en 2019.
L’absurdité de ce système, c’est qu’en quelques années seulement, les producteurs polonais d’électricité vont avoir à payer un montant équivalent au coût prévu du programme polonais d’énergie nucléaire, estimé à 80 milliards de zlotys sur vingt ans.
« Les quotas d’émission n’auraient jamais dû être sur le marché, c’est une taxe, il est impossible qu’une taxe soit sur le marché, c’est un non-sens total », a déclaré le Tchèque Babiš à la presse en marge du sommet, « et la Commission elle-même influence le marché en retirant des quotas ». Dans le cadre du « pacte vert », et peut-être bientôt du plan « Fitfor55 » encore plus ambitieux, les quotas d’émission sont en effets progressivement réduits, accroissant le prix des droits d’émission revendus sur le marché. Le principe était que les entreprises concernées par ces quotas qui émettraient moins pourraient revendre leurs droits non utilisés à d’autres qui auraient épuisé leurs quotas, créant ainsi une incitation à émettre moins de CO2. Le problème, c’est que le marché est ouvert à tous et que certains fonds spéculatifs contribuent aujourd’hui à accentuer la volatilité des prix, même si l’ampleur du problème est contestée par un rapport élaboré récemment par les instances de l’UE.
Contrairement à son homologue espagnol, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé que « nous ne pouvions pas nous permettre, à un moment aussi historique, d’adopter des conclusions qui seraient pratiquement vides », car « nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise des prix sans précédent sur les marchés de l’énergie, sur le marché du gaz, sur le marché de l’électricité. (…) Cette crise des prix, avec des prix très élevés de l’énergie, a un impact sur l’inflation, sur les citoyens ordinaires, sur les gens, sur les Polonais, les Croates, les Slovènes, tous les citoyens de l’UE. »
« L’énergie était le sujet le plus important et je regrette que mon dernier Conseil se soit terminé ainsi », a conclu le Tchèque Andrej Babiš, qui n’était toutefois pas non plus prêt à accepter des conclusions consacrant le statu quo.
Dans une vidéo émise la veille du sommet du 16 décembre, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán faisait de ce sujet un problème de défense des familles. « Nous, ainsi que les Polonais, les Tchèques et les Slovaques, allons initier des changements dans les règles de tarification de l’énergie et rendre l’énergie moins chère pour les familles », a-t-il déclaré. « Nous voulons également empêcher le projet de Bruxelles de prélever une taxe sur les propriétaires de maisons et de voitures » et « les Tchèques, les Polonais, les Slovaques, les Hongrois et peut-être les Bulgares se battront ensemble pour protéger les intérêts des familles », a encore dit Orbán.
Le Premier ministre hongrois faisait ainsi allusion aux projets de Bruxelles d’étendre au transport et au secteur résidentiel le système des droits d’émission jusqu’ici réservé à l’industrie, à l’énergie et au transport aérien à l’intérieur de l’UE. Juste avant la réunion des chefs d’État et de gouvernement de jeudi, le Premier ministre polonais a lui aussi assuré qu’il allait « protester très fort contre l’inclusion du chauffage urbain, de l’eau chaude et du transport, c’est-à-dire des carburants, dans ce système [des droits d’émission]. » La nouvelle ministre tchèque de l’environnement du gouvernement de Petr Fiala, Anna Hubáčková, est du même avis : « La proposition d’inclure le transport routier et le chauffage des bâtiments dans le système de quotas d’émission est très difficile à accepter pour nous dans sa forme actuelle, étant donné les impacts sociaux négatifs probables qui pourraient augmenter considérablement le risque de pauvreté énergétique dans notre pays », a-t-elle déclaré avant de rencontrer ses homologues européens pour la première fois.
L’autre sujet de désaccord lors de ce sommet, c’était la « taxonomie » préparée par la Commission européenne, c’est-à-dire la liste des énergies qui seront considérées comme propres dans le cadre du paquet climatique de l’UE. Les pays du V4 ainsi que la plupart des autres pays de l’ancienne Europe de l’Est (Estonie, Croatie, Slovénie, Roumanie, Bulgarie) et la Finlande souhaitent, comme la France, que l’énergie nucléaire soit incluse dans cette taxonomie. L’Autriche s’y oppose fermement, de même que le Luxembourg et, dans une moindre mesure, l’Allemagne. Cette dernière ayant décidé de sortir du nucléaire, elle voudrait en revanche que le gaz soit inclus dans la taxonomie européenne en tant qu’énergie de transition, pour remplacer le charbon. Pour les mêmes raisons, et parce que, contrairement à la Tchéquie ou la Hongrie, elle n’a pas encore de centrales nucléaires, la Pologne aussi exige que le gaz soit inclus dans la taxonomie.
L’intransigeance polonaise à ce sommet pourrait aussi être liée au refus de la Commission européenne, qui est soutenue en cela par certains pays membres (Pays-Bas, France…), de débloquer les fonds du plan de relance Next Generation EU prévus pour la Pologne et la Hongrie, dans le cadre de la dispute sur « l’état de droit » et « les valeurs européennes ». En Pologne, au sein du camp gouvernemental, des voix s’élèvent, y compris au gouvernement, pour bloquer le paquet climatique de l’UE par mesure de rétorsion, et aussi parce qu’il va coûter particulièrement cher aux Polonais. Certains proposent que la Pologne se retire tout bonnement du système européen des droits d’émission, mais le Premier ministre Morawiecki s’en tient pour le moment à proposer un plafonnement du prix des droits d’émission de CO2.
« Nous devons adapter la politique climatique de l’UE aux possibilités de tous les pays, et pas seulement aux attentes des plus riches », avait déclaré le Premier ministre polonais en octobre. « C’est pourquoi je proposerai au Conseil européen deux solutions susceptibles de freiner efficacement la hausse des prix de l’électricité. Tout d’abord, l’Union devrait introduire des taux maximums pour les émissions de CO2, du moins pendant un certain temps, car ce sont elles qui alimentent l’inflation sur les marchés de l’énergie. » En effet, avait fait remarquer cet ancien dirigeant de banque, « les quotas d’émission de CO2 sont devenus une marchandise négociable en bourse au même titre que l’or, le pétrole ou les actions d’entreprises. (…) Encore en 2017-2018 , on payait entre 5 € et 15 € maximum par tonne. Depuis, le prix dépasse désormais 60 € [et même 90 € en ce moins de décembre, ndlr] et, en un an seulement, les prix ont augmenté de 100% [désormais 200%, ndlr] . Il s’agit d’une pure spéculation, qui rapporte de l’argent à une poignée d’investisseurs et fait perdre de l’argent à des millions de familles et des milliers d’entreprises. »
« Deuxièmement », avait alors argumenté Mateusz Morawiecki, « l’UE doit renoncer au nouveau système d’échange de quotas d’émission pour les bâtiments et les transports, car quand ce système sera introduit, les prix de l’énergie monteront à nouveau en flèche, et la majorité des habitants de l’UE seront frappés au portefeuille ».