Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

Entretien avec l’éditeur polonais de Jean Raspail, Jean Madiran, Charles Maurras, et bien d’autres

Temps de lecture : 8 minutes

Pologne – Entretien avec Bogusław Kiernicki, l’éditeur polonais de Jean Raspail, Jean Madiran, Charles Maurras, et bien d’autres : « Nous ne pouvions accepter l’absence de ces auteurs dans le débat intellectuel polonais ».

Propos recueillis par Olivier Bault pour le journal Présent. Entretien publié dans le dernier numéro du quotidien Présent paru le 30 juin.

Olivier Bault : Vous êtes à la fois homme politique et éditeur. Vous êtes le président du parti Prawica Rzeczypospolitej, Droite de la République, dont fait partie l’ancien président de la Diète polonaise et ancien eurodéputé Marek Jurek, bien connu des lecteurs de Présent en tant que défenseur du droit à la vie dès la conception. Mais c’est de votre maison d’édition que nous allons parler. La maison d’édition Dębogóra propose des auteurs appréciés de nos lecteurs : Jean Madiran, Jean Raspail, Vladimir Volkoff, Charles Maurras, l’historien Stéphane Courtois et bien d’autres, certains un peu moins connus. Quel est l’intérêt pour ces auteurs français en Pologne ?

Bogusław Kiernicki : Il y a toujours eu chez nous un grand intérêt pour la pensée française, y compris pour la pensée catholique et conservatrice. Avant, c’étaient Bernanos, Mauriac, Maritain ou Gilson. Puis le communisme soviétique est arrivé et la nouvelle génération d’intellectuels français de droite a eu beaucoup plus de mal à franchir le rideau de fer. Maintenant que les circonstances ont changé, nous essayons de rattraper un peu ce temps perdu, et il est intéressant de voir que ces auteurs ont encore des choses importantes à dire et que ces choses sont peut-être même aujourd’hui encore plus prononcées et plus prophétiques. C’est pourquoi nous les publions en Pologne. À la fois les plus anciens, comme Maurras, et la génération suivante, comme Madiran, Thibon ou Gitton, ainsi que des guides spirituels discrets comme feu Dom Gérard Calvet ou Dom Antoine Forgeot. En cours de route, nous avons succombé aux charmes de l’écriture du très regretté Jean Rapail, dont nous avons déjà publié onze romans et dont nous allons en publier un autre, Hurrah Zara, juste après les vacances. Nous avons également publié tous les romans les plus importants de Vladimir Volkoff, dont on peut dire sans hésiter qu’il s’est fait une place dans la conscience de l’intelligentsia de droite polonaise. Dans un autre genre, nous avons encorepublié Stéphane Courtois. Sa contribution à la mise en évidence de la nature criminelle et subversive du communisme ne saurait être surestimée. D’où, parmi nos publications, son Livre noir du communisme, le Livre noir de la Révolution française et la biographie de Lénine, l’inventeur du totalitarisme.

Il est aussi un autre domaine où s’exprime notre estime pour la pensée française. D’une part, nous avons traduit le Génie du christianisme de Chateaubriand ou L’amour de la sagesse éternelle de De Montfort. D’autre part, nous avons publié plusieurs monographies et un certain nombre de CD consacrés à la musique ancienne française, aux chansons des croisades, aux chansons des troubadours, du comte Thibaut, de Colin Muset, mais aussi aux chansons de l’époque des mousquetaires ou des insurgés vendéens. Il s’agit d’éditions très soignées dans lesquelles le livre est accompagné à chaque fois d’un CD avec un enregistrement de ces chansons en traduction polonaise. Depuis des années, nous sommes accompagnés par un ensemble de musique ancienne réputé – Klub Świętego Ludwika, le Club de Saint Louis – dirigé par Jacek Kowalski, historien de l’art, poète, traducteur, musicien et chanteur.

Olivier Bault : Qu’est-ce qui guide votre maison d’édition dans le choix des auteurs français à traduire et publier en polonais ?

Bogusław Kiernicki : Comme je vous l’ai dit, nous recherchons avant tout des auteurs que nous considérons comme importants et dont nous ne pouvons accepter l’absence dans le débat intellectuel polonais. Bien entendu, à cela vient s’ajouter une certaine expérience personnelle. Mon aventure personnelle avec la pensée française a commencé à l’école secondaire, à l’époque du régime communiste et des débuts de notre participation au Mouvement de la Jeune Pologne, un mouvement anticommuniste. J’ai alors lu un excellent livre sur le soulèvement vendéen, rédigé par l’historien polonais Paweł Jasienica sous le titre de Réflexions sur une guerre civile (Rozważania o wojnie domowej). C’est là que j’ai été pour la première fois au contact, de façon poignante, avec tous les héros de la Vendée, avec de Charette, La Rochejaquelein, Lescure et Bonchamps. En tant que jeune garçon, je me suis senti très proche de leur combat. Par ailleurs, la Révolution française, avec ses colonnes infernales et son antichristianisme, me paraissait ressembler beaucoup au communisme qui détruisait non seulement notre pays mais aussi une grande partie du monde. Nous n’avions pas alors la certitude que la fin de ce système était si proche.

Quelques années plus tard, alors que le communisme s’effondrait en Pologne, j’ai pu m’intéresser de plus près à la France pendant un certain temps. Ce fut un contact très important pour moi, ce dont je n’avais sans doute pas pleinement conscience à l’époque. J’ai pu écouter une conférence de Gustave Thibon à Paris, rendre visite à Pierre Pujo à la rédaction de l’AF, assister à la fête de Jeanne d’Arc, puis à une messe en plein air célébrée par Mgr Marcel Lefebvre. Au pèlerinage de Chartes, j’ai rencontré pour la première fois Dom Gérard, du Barroux, ainsi que Jean Raspail qui marchait en compagnie de Bernard Antony. À Port-Marly, j’ai rendu visite au Père Louis-Marie de Blignières qui m’a raconté l’histoire de la défense dramatique de la messe traditionnelle dans la paroisse locale. Des collègues de la communauté émigrée polonaise de Solidarité m’ont parlé de Vladimir Volkoff, dont Le Montage avait été publié par leurs soins en polonais à Paris et était paru tout de suite après dans une édition clandestine en Pologne.

Je dois beaucoup de ces rencontres à Dominique Molitor, que j’ai rencontrée à Paris et dont l’énergie, l’érudition, la gentillesse et l’hospitalité inspirent encore mon admiration et ma gratitude. Je suis rentré en Pologne avec une dédicace de Thibon, un abonnement à Présent et Aspects de France, et beaucoup de livres. C’était un gros bagage pour un jeune homme de 25 ans. Dans le magazine encore clandestin des jeunes catholiques polonais, Aspekty (Aspects), j’ai publié une interview du Père de Blignières et un des essais de Gustave Thibon.

Olivier Bault : Parmi les ouvrages français publiés par Dębogóra, lesquels vous apportent la plus grande satisfaction et pourquoi ?

Bogusław Kiernicki : Je ne serai pas objectif, mais votre question n’attend pas une réponse objective. Il y a de vrais sentiments derrière tout cela. Notre carte de visite française, ce sont sans nul doute les romans de Jean Raspail. Nous avons été liés avec l’auteur par une forme d’amitié, peut-être pas intense à cause de la distance, mais fidèle. Nous rendions visite à Jean Raspail dans son appartement de la rue Gounod à Paris, nous échangions des lettres. Il avait une affection sincère pour la Pologne et ne s’en cachait pas. Un peu avant sa mort, il nous a envoyé une introduction très personnelle à l’édition polonaise de La Miséricorde, dans laquelle il parle notamment de cela. Il est aujourd’hui très estimé en Pologne et a un grand nombre de lecteurs. Après son décès, le ministre polonais de la culture, qui a le rang de vice-premier ministre, a adressé à sa veuve une belle lettre soulignant sa grandeur et ses mérites. Malheureusement, elle n’a pas pu être lue lors des funérailles.

Son premier livre publié en Pologne était L’Anneau du pêcheur, et c’est à lui que nous sommes le plus attachés. Ce roman nous avait été recommandé, avant l’époque de la maison d’édition, par un ami après une visite à l’abbaye bénédictine de Fontgombault. Nous devons beaucoup à cette abbaye, y compris en matière d’idées de publications.

Olivier Bault : D’où vient votre relation avec l’abbaye de Fontgombault ? Est-ce aussi la suite de ce séjour que vous avez évoqué ?

Bogusław Kiernicki : Non, c’est une histoire un peu plus tardive. Pour moi, c’était en 2002 avec la publication de l’album de L’Esprit de la liturgie, du Cardinal Joseph Ratzinger, avec des photos que nous avions justement prises à Fontgombault. Mais l’amitié franco-polonaise fleurissait à l’abbaye depuis au moins le putsch communiste de 1981, et ensuite avec l’arrivée de jeunes gens venus de Pologne, qui sont devenus oblats à Fontgombault. Cette amitié s’est également étendue à d’autres monastères de la famille traditionnelle de Fontgombault et a eu un réel impact sur notre maison d’édition. C’est par exemple de l’abbaye de Triors que proviennent des manuels de chant grégorien que nous avons publiés en Pologne et une collection monumentale de chants pour chaque dimanche de l’année – 13 livres et 13 CD – interprétés par des moines de ce monastère. Sur une suggestion d’un frère de Triors, nous avons également publié récemment en polonais un album sur les jardins du monastère, qui a été préparé sous la direction de Régine Pernoud. Comme vous pouvez le constater, nous accordons de l’importance aux opinions des pères bénédictins, et pas seulement dans les domaines strictement spirituels. Mais nos relations ont avant tout une dimension spirituelle, religieuse et familiale. Leurs prières ont entouré notre famille dans les moments les plus difficiles de notre vie, et ont aussi accompagné nombre de nos joies familiales dont les murs monastiques ont été témoins.

Pour en revenir aux questions d’édition, je me souviens qu’une fois, après une visite à Fontgombault, rentrant en Pologne par Paris, j’ai raconté à Raspail comment les moines lisaient à haute voix au réfectoire, comme lecture spirituelle, son roman En canot sur les chemins d’eau du Roi, une aventure en Amérique. Il a voulu plaisanter un peu en singeant le recto tono des moines, mais il était clairement touché. L’admiration pour la spiritualité traditionnelle bénédictine est d’ailleurs une constante dans les romans de Raspail. C’est une de ses « spécialités de la maison ». À cette occasion, par exemple, il m’a fait part de sa gratitude et de son admiration pourle Père abbé de Fongombault de l’époque, Dom Forgeot, qui l’avait soutenu lors des grandes célébrations du bicentenaire de l’assassinat de Louis XVI, dont Jean Raspail était le principal organisateur.

Olivier Bault : La liste des auteurs français que vous avez publiés en Pologne est longue. Vous avez publié en polonais un grand nombre de livres et de disques français. Mais vous avez aussi cherché récemment à publier des auteurs polonais en français. Pourquoi cette idée ?

Bogusław Kiernicki : Nous avons en effet entrepris un tel effort. Nous sommes convaincus que la Pologne et la France ont beaucoup à se dire au niveau de ce message conservateur. Nous sommes parfois irrités du fait que la Russie et certains sentiments pro-russes des Français ont tendance à repousser la Pologne loin de leur vue. Nous pensons que le partenaire à l’Est pour la France et pour l’Occident en général, ce devrait être la Pologne et plus largement l’Europe centrale, et non pas une Russie post-communiste, voire néo-bolchevique et impérialiste. Nous sommes en effet cette partie de l’Europe où la vie chrétienne est encore vivante, où les vraies valeurs de la culture européenne restent attrayantes et où la conviction dominante est que l’Europe doit exister et se développer comme communauté d’États souverains et non comme super-État centralisé et idéologisé. C’est de cette Pologne-là que nous voulons parler au lecteur français. Notre première proposition est République sarmate, une anthologie de la poésie polonaise ancienne traduite en français avec une très bonne introduction et des commentaires du professeur Jacek Kowalski. Nous voulons montrer cette Pologne chrétienne sous son meilleur jour et avec ses meilleurs représentants. C’est un peu un retour aux sources. Actuellement, nous travaillons sur un livre intitulé La Pologne chrétienne. Il s’agit d’un essai historique sur la Pologne et les jalons de son développement civilisationnel, et aussi sur la façon dont la Pologne a adopté l’acquis de l’Europe chrétienne, ce qu’elle en a fait et ce qu’elle a donné en échange à l’Occident.

Nous essayons également de décrire la réalité française correspondante à notre manière pour le bénéfice du lecteur polonais. Nous le faisons d’une part régulièrement dans notre revue trimestrielle Christianitas, dont le 85e numéro vient de paraître, et d’autre part dans une série de livres. Le dernier de la série est une biographie très intéressante d’Éric Zemmour écrite par le commentateur politique polonais Kacper Kita. J’ai eu le plaisir d’en parler avec Philippe de Villiers juste avant les élections présidentielles. Sans être d’accord avec lui sur tout, j’apprécie beaucoup ce qu’il a fait au Puy du Fou et sa contribution à la restauration de la mémoire vendéenne.

Nous sommes très heureux d’avoir commencé à faire quelque chose ensemble dans le cadre des échanges intellectuels franco-polonais. Un exemple en est le livre que nous avons publié en français il y a quelques mois, En toute simplicité. Il s’agit d’une conversation avec le Père abbé de Fontgombault, le regretté Dom Antoine Forgeot, sur le monastère, sur la vie monastique, sur la France, sur l’Europe chrétienne. Cet entretien avait été réalisé il y a quelques années par l’auteur polonais Pawel Milcarek et avait d’abord été publié en Pologne. Sa première française s’est déroulée lors des dernières fêtes de Pâques. Nous l’avons organisée avec l’éditeur et le distributeur français. J’ai récemment lu une critique très positive de ce livre dans la presse française, écrite par Jacques Trémolet de Villiers. Nous sommes très désireux d’une telle coopération, d’échanger des opinions et chercher un terrain d’action commun en partant de nos valeurs communes.

Propos recueillis par Olivier Bault pour le journal Présent. Entretien publié dans le dernier numéro du quotidien Présent paru le 30 juin. Le journal catholique et souverainiste Présent existait sous forme de quotidien depuis plus de 40 ans et il doit reparaître sous forme d’hebdomadaire à partir du mois de septembre.