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La guerre sainte de Poutine

Temps de lecture : 9 minutes

Article paru dans l’hebdomadaire libéral-conservateur polonais Do Rzeczy n° 1/2023 du 8 janvier.

« Donne la victoire au commandant en chef Vladimir, le courageux archistratège et souverain de la Russie qui aime Dieu » : des livres de prières avec cette invocation ont récemment été donnés aux soldats russes combattant dans la guerre contre l’Ukraine. La télévision Spas, propriété du Patriarcat de Moscou, en a parlé. Dans cette prière, Poutine est ainsi assimilé à l’archange Michel, que les orthodoxes et les gréco-catholiques appellent l’archistratège, c’est-à-dire le chef des armées célestes. « Quand l’esprit de Dieu est présent chez un commandant, ses troupes sont invincibles », explique un prêtre orthodoxe en uniforme, avec l’image du Christ sur son casque, devant la caméra de Spas. Le téléspectateur aperçoit aussi sur ces images une icône de la Sainte Vierge couverte de médailles militaires et arborant un galon avec l’inscription « Russie ». En haut de chaque page du livre de prière figurent une croix et deux kalachnikovs.

L’Église orthodoxe en guerre

L’Église orthodoxe du Patriarcat de Moscou soutient ouvertement cette opération militaire appelée « opération spéciale ». Des documents de propagande sont accrochés aux tableaux d’affichage des églises pour encourager les gens à s’engager dans l’armée. Cyrille Ier, le patriarche de Moscou et de toute les Russies, a expliqué aux croyants que mourir dans la guerre contre l’Ukraine permettait de « se laver de ses péchés ». Le chef spirituel de l’Église orthodoxe russe est un allié politique de Vladimir Poutine. Cyrille (Kirill) occupait déjà des postes importants dans l’Église orthodoxe à l’époque soviétique. Il était très probablement un agent du KGB. Il est devenu patriarche en 2009 et a toujours soutenu la politique impériale du Kremlin. Depuis sa position d’autorité spirituelle, il a sanctionné cette politique comme étant un combat du bien contre le mal, autrement dit de la « Russie conservatrice et chrétienne » contre un « Occident pourri et perverti ». L’Alliance du trône et de l’autel, ou plutôt la subordination de l’autel au trône, est une tradition politique russe remontant à l’idée byzantine de « symphonie », c’est-à-dire d’harmonie et de coopération entre le pouvoir séculier et le pouvoir spirituel. Les dirigeants russes, suivant le chemin tracé par Ivan le Terrible, ont interprété à leur manière les paroles de saint Paul selon lesquelles « il n’y a pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu ». Ils se sont considérés comme les oints de Dieu et l’Église les a souvent confirmés dans cette croyance.

Cyrille s’était rendu en Crimée avant son annexion par la Russie. Selon le SBU ukrainien, la visite du patriarche était une couverture pour les activités des services russes. Le chef de l’Église orthodoxe n’a toutefois pas pris part aux cérémonies officielles marquant le rattachement de la péninsule à la Russie. Officiellement, il n’a soutenu aucune des parties au conflit et il avait recours, dans ses déclarations, à une rhétorique de la « fraternité des peuples ».

En 2019, une partie des Églises orthodoxes d’Ukraine se sont unifiées en une seule Église orthodoxe ukrainienne et cette Église réunifiée s’est vue, au grand dam de Moscou, accorder l’autocéphalie par le patriarche de Constantinople. L’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev a ensuite été rejointe par plusieurs centaines de paroisses appartenant auparavant à l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, considérée comme une cinquième colonne religieuse. Le déclenchement d’une guerre à grande échelle a changé beaucoup de choses. Le 24 février, le chef de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, le métropolite Onuphre, a créé la surprise en se prononçant en faveur de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Cela n’a cependant pas été d’un grand secours pour l’Église qu’il chapeaute. En décembre, le SBU a mené une opération de perquisition massive dans des bâtiments appartenant à cette Église. Du matériel de propagande pro-russe a été trouvé dans certains d’entre eux et les autorités de Kiev envisagent aujourd’hui d’interdire le Patriarcat de Moscou en Ukraine. « Notre Église est une, qu’elle soit en Russie ou en Ukraine […]. Nous allons prier pour l’unité de la Sainte Rus’ », a déclaré le patriarche Cyrille de Moscou dans un sermon prononcé le 9 mars. Il a également déclaré que les Russes et les Ukrainiens sont « pratiquement une seule nation », faisant écho aux affirmations de Poutine.

Le patriarche n’a pas alors nommé les causes de la guerre. Il a parlé de forces non spécifiées qui veulent faire croire aux Ukrainiens et aux Russes qu’ils ne sont pas frères, mais ennemis. Trois jours avant, il s’était montré nettement plus décidé dans ses propos. « Les tentatives de destruction de ce qui existe dans le Donbass se poursuivent depuis huit ans. Et il y a un désaccord dans le Donbass, un désaccord fondamental avec les prétendues valeurs proposées par ceux qui voudraient diriger le monde », avait tonné Cyrille. S’il n’avait pas explicitement désigné l’Occident, il était absolument clair, d’après le contexte du sermon, que c’est bien lui qui voudrait « diriger le monde » tandis que les séparatistes pro-russes dans l’est de l’Ukraine n’ont fait qu’opposer une résistance héroïque à ces projets de domination mondiale. Les « prétendues valeurs » dont parle Cyrille, ce sont le consumérisme et la liberté. Le hiérarque a déclaré que l’Occident oblige ceux qui se soumettent à son autorité à organiser des parades de la « Gay Pride ». Autrement dit, il force les gens à pécher.

Le patriarche de Moscou a beaucoup parlé des « huit années de souffrance » des habitants du Donbass tués par les Ukrainiens, sans un mot de condamnation pour les auteurs des souffrances des Ukrainiens depuis le 24 février. Il a clairement fait comprendre que l’invasion russe était une tentative pour défendre les valeurs chrétiennes et orthodoxes ainsi que les Russes eux-mêmes contre l’expansion de l’Occident corrompu. Le 13 mars, Cyrille a remis au général Nikita Zolotov, commandant de la Rosgvardia, une icône « pour inspirer les jeunes soldats qui ont prêté serment et se sont engagés sur la voie de la défense de la patrie ».

Dans les mois qui ont suivi, le patriarche a exprimé à plusieurs reprises son soutien à « l’opération spéciale ». Voici ce qu’il a dit sur les causes de la guerre à la fin du mois de juin : « Là où l’on enfreint la justice, il y a toujours une résistance, et c’est pourquoi ce processus de huit ans a conduit à une telle escalade significative. » Il a également assuré prier pour la paix. À la même époque, il a déclaré que les troupes russes en Ukraine défendaient la Russie, et étaient guidées par un sens moral intérieur fondé sur la foi orthodoxe. Il a salué le courage et le sacrifice des soldats de Poutine.

Selon Cyrille, la guerre pour la Sainte Russie a une signification métaphysique. Le patriarche critique l’Occident presqu’à chaque fois qu’il commente la situation en Ukraine. Il l’accuse d’avoir instigué une « guerre civile » au sein d’un même peuple orthodoxe, et il lui reproche aussi le déclin de la foi. Dans le même temps, il souligne que de nouvelles églises orthodoxes apparaissent régulièrement en Russie tandis que l’Occident s’éloigne toujours plus de Dieu.

Cyrille est aujourd’hui visé par des sanctions de l’UE et du Royaume-Uni. Il est aussi critiqué par des orthodoxes. De nombreux membres du clergé de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou ont cessé de mentionner son nom pendant la liturgie. Parmi eux figurent notamment les moines de la Laure des Grottes de Kiev (ou laure de Kyiv-Petchersk), un monastère traditionnellement considéré comme étant un centre d’influence de Moscou. Le soutien du patriarche à « l’opération spéciale » a par ailleurs fait l’objet d’une condamnation officielle des Églises orthodoxes de Pologne, d’Allemagne, de Grèce, des Pays-Bas et de Lituanie.

En mars, 340 théologiens orthodoxes ont signé une déclaration spéciale condamnant « l’hérésie du monde russe » qui utilise les idées chrétiennes pour promouvoir l’impérialisme. En décembre, le patriarche Bartholomée de Constantinople a directement accusé le régime de Poutine de détruire l’Église orthodoxe russe. Le Conseil œcuménique des Églises a demandé à Cyrille d’influencer les autorités russes pour mettre fin à l’agression contre l’Ukraine. Le hiérarque moscovite a balayé ces pressions d’un revers de la main et il en a critiqué les auteurs. Il a notamment déclaré en répondant à ces pressions que « des forces traitant majoritairement la Russie comme un ennemi se rassemblent à ses frontières », et que le véritable objectif poursuivi par l’Occident est « l’affaiblissement de la Russie ».

Le culte de Staline

L’Église orthodoxe n’a toutefois pas le monopole de l’accompagnement spirituel de la « guerre sainte » que Poutine mène contre l’Ukraine et ses alliés. Le Kremlin se sert également d’une version sacralisée du communisme. L’idéologie poutinienne est une synthèse de l’orthodoxie et du stalinisme. Le culte de la victoire sur Hitler a une dimension quasi religieuse en Russie. Staline y joue un rôle de plus en plus central. Alexandre Prokhanov, écrivain et chroniqueur bien connu pour ses vues impérialistes, traite le « tsar rouge » presque comme un saint qui a défendu la Russie – et le monde entier – contre le diable incarné par le nazisme. Prokhanov parle depuis longtemps du « stalinisme orthodoxe » comme d’une idée nouvelle. Il y a quelques années, il a été à l’origine de la création d’une version non canonique de l’icône de Notre-Dame Souveraine, tsarine de la Russie. On y voit Staline dans un uniforme blanc avec, au-dessus de lui, Marie et l’Enfant entourés d’anges. Le généralissime y est entouré de maréchaux soviétiques, commandants victorieux de l’époque de la Seconde Guerre mondiale. L’Église orthodoxe s’est dissociée de cette icône, mais ce n’est pas la seule fois où l’on a vu Staline apparaître sur des images sacrées.

Le dictateur sanguinaire est en effet devenu l’une des figures de l’orthodoxie nationaliste populaire venant « d’en bas ». Quand l’URSS s’est effondrée, les nationalistes orthodoxes et les communistes se sont unis pour tenter de sauver la puissance impériale qui était pour eux une valeur partagée. Aujourd’hui, cette alliance tactique se transforme de plus en plus en une synthèse idéologique sincère. Les propagandistes du Kremlin, qui apparaissent dans les émissions de la télévision d’État, font de plus en plus l’éloge de l’Armée rouge, non plus seulement pour avoir vaincu Hitler et étendu les frontières de l’empire, mais aussi pour avoir vaincu le mal dans un sens religieux. Les autorités ukrainiennes ne sont plus seulement qualifiées de nazies mais aussi de sataniques. De ce point de vue, la Russie apparaît comme une incarnation de saint Georges terrassant le dragon, saint George étant aujourd’hui représenté par Poutine comme il l’a été par Staline il y a sept décennies. Quant au dragon, s’il était autrefois incarné par Hitler, il l’est aujourd’hui par l’OTAN et son pion Zelensky.

Selon cette vision, l’Ukraine est le champ de bataille des forces du bien et du mal. Du côté du bien : Moscou, troisième Rome, et la Sainte Russie, incarnée à la fois par le tsar Nicolas II, assassiné par les bolcheviks, et par Staline. Il n’y a rien d’étonnant à cela : la Russie de Poutine condamne la révolution parce qu’elle est porteuse de chaos anti-étatique, et elle fait l’éloge de l’URSS de l’époque de Staline parce que c’était un État fort et en expansion. Du côté du mal, dans cette hérésie religieuse russe, se trouve l’Occident dans ses hypostases successives : païen, occulte, fasciste, nazi, gay, libéral, capitaliste, otanesque… Quant aux Ukrainiens, ils se sont laissé posséder par ces forces obscures et l’« opération spéciale » est finalement une sorte d’exorcisme en leur faveur.


Voir aussi, de Marek Jurek :
Ukraine et défense des valeurs chrétiennes dans l’UE : espoirs et illusions
(1er août 2022)

Le djihad de Kadyrov

Outre la croix orthodoxe et l’icône de Staline, les bannières de la guerre sainte de Poutine arborent également un croissant musulman avec le Tchétchène Ramzan Kadyrov, qui mène son djihad contre l’Occident et ses « sous-fifres » ukrainiens. Sous la coupe de Kadyrov, la Tchétchénie est un État islamique conservateur affichant une loyauté sans faille pour Poutine. Après la prise de Marioupol, les soldats de Kadyrov ont fièrement poussé des cris de « Allahu akbar ! » sur les ruines de la ville. Kadyrov souligne souvent que, en Ukraine, ses hommes combattent les « sheitans » (l’un des noms de Satan dans l’Islam).

S’adressant à ses compatriotes, il a comparé les autorités de Kiev aux auteurs de caricatures de Mahomet. Il a déclaré que l’objectif de l’Occident était de faire des Russes et des Tchétchènes des esclaves du « Sheitan ». « Nous défendons aujourd’hui, avant tout, les valeurs familiales […]. Gens du Caucase, rasez vos barbes ou bien montrez que vous êtes religieux non seulement avec vos mots, mais aussi avec vos actions. Ce qu’il faut, c’est de la volonté, de la force, de la vaillance, car aujourd’hui, nous devons lever l’étendard de la victoire sur le satanisme et le fascisme », a clamé Kadyrov. Il a également appelé à l’unité entre musulmans et chrétiens dans la lutte contre le mal. Il a fait publiquement le serment, « par Dieu tout-puissant », « que cette guerre est un grand djihad auquel tous doivent participer ».

Il a affirmé qu’une démocratie satanique règne en Occident, qui consiste à protéger les droits des athées et à insulter les croyants. En fait, le fondamentalisme islamique s’inscrit bien dans le système idéologique de Poutine parce qu’il est lui aussi anti-occidental et anti-américain. La Russie a défendu à plusieurs reprises les autocrates du Moyen-Orient contre Washington dans le cadre de son soutien à l’idée d’un monde multipolaire, c’est-à-dire un monde dans lequel les États-Unis ne sont pas le seul empire puissant et où les puissances régionales ont le droit de se gouverner à leur manière et de disposer de sphères d’influence.

L’objectif initial de l’invasion de l’Ukraine était la « dénazification » et la démilitarisation. Quand il est devenu évident que la conquête ne se ferait pas aussi rapidement que prévu, Moscou a de plus en plus défini le conflit comme une guerre contre l’ensemble de l’Occident. Les accusations de nazisme se sont vite trouvées enrichies par une rhétorique quasi-religieuse de lutte du bien contre le mal. Poutine se présente depuis longtemps comme chef de file du conservatisme mondial et défenseur de ce conservatisme contre la corruption de l’Occident, et il associe ces vues au culte de l’impérialisme soviétique. Pourtant, d’un point de vue chrétien, sa « guerre sainte » est une véritable hérésie qui n’a rien à voir avec la véritable lutte contre le mal. Et ceci pas seulement parce qu’elle crée un curieux mélange d’orthodoxie, de stalinisme et d’islam. La seule caractéristique conservatrice de l’idéologie syncrétique de Poutine est sans doute son côté anti-LGBT, que la Russie a d’ailleurs hérité de l’URSS. La loi libérale sur l’avortement, le collectivisme, l’anti-individualisme, le non-respect de la liberté individuelle, le vecteur anti-occidental : voilà autant d’éléments du monde russe qui ne correspondent pas à la conception occidentale du conservatisme. Poutine utilise la religion de manière instrumentale avec la haine de l’Occident élevée au rang de dogme.

Traduit du polonais au français par Olivier Bault avec la permission de l’auteur et de la rédaction de Do Rzeczy.