Pologne – Le 13 mars 1881, Alexandre II Romanov était assassiné dans un attentat à la bombe organisé devant le Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg par Ignacy Hryniewiecki [traditionnellement orthographié Ignati Grinevitski en français, ndlr], aristocrate polonais de Lituanie (actuelle Biélorussie) et membre du mouvement révolutionnaire russe « Narodnaïa Volia » [en russe, Народная воля, la volonté du peuple, ndlr]. L’auteur de l’attaque décéda quelques heures plus tard des suites des blessures subies au cours de l’explosion. Il reste à ce jour le seul Polonais à avoir exécuté une tête couronnée.
Le « Tsar Libérateur », surnom donné à Alexandre II, a laissé en France une image de souverain éclairé soucieux d’européaniser son pays. Il est vrai qu’au lendemain de la débâcle de Crimée de 1856, le début du règne d’Alexandre II Romanov fut marqué par un certain relâchement de l’autocratie qui prévalait sous le règne de son père Nicolas Ier, ce dont témoignent la mise en place de réformes ambitieuses telles que l’abolition du servage débutée en 1861, le développement d’un enseignement primaire indépendant de l’église orthodoxe, l’octroi de l’autonomie aux universités en 1863, la libéralisation du système judiciaire permettant à ses sujets de se défendre devant les tribunaux entreprise en 1864, la création de « zemstvos » [en russe, земство, sorte d’assemblée provinciale, ndlr] la même année puis de « doumas » [en russe, дума, sorte d’assemblée municipale, ndlr] accordant un semblant d’autonomie locale aux communautés villageoises ainsi qu’aux villes en 1870 et la réduction du nombre d’années de service militaire auxquelles étaient condamnés les paysansdepuis l’introduction de la conscription universelle en 1874.
Cependant, cet élan modernisateur fut rapidement suivi d’un nouveau raidissement à partir du milieu des années 1860 du fait du mécontentement croissant dans le monde paysan et dans les cercles de l’intelligentsia face à l’ampleur jugée trop limitée des réformes. C’est que la très tardive, lente et instrumentale « libération des paysans » de 1861 demeurait très incomplète en ce qu’elle imposait aux serfs fraîchement affranchis de racheter à prix d’or une portion des terres qu’ils cultivaient à l’État et qu’elle garantissait aux propriétaires terriens la possession de la moitié des terres disponibles. Dans le contexte des velléités indépendantistes polonaises, elle avait également pour but à peine voilé de nuire aux propriétaires terriens du Royaume du Congrès, porteurs d’une identité nationale intrinsèquement dangereuse, en les opposant à la paysannerie locale, qui obtint à partir de 1864 des conditions de sortie du servage plus favorables que dans les autres parties de l’Empire.
Cette politique d’antagonisation des rapports de classes visant à régler la question polonaise connut d’ailleurs un certain succès, ce dont témoigne la statue monumentale du « Tsar Libérateur » qui fut érigée en 1889 grâce aux dons de la population paysanne devant le monastère de Jasna Góra, principal lieu de pèlerinage du catholicisme polonais et symbole patriotique de la résistance à l’envahisseur suédois en 1655. Par ailleurs, le Tsar refusa jusqu’au bout de donner une constitution à l’État, d’introduire une forme de parlementarisme sur le modèle de ce qui se pratiquait alors en Europe, de lever réellement la censure et de mettre fin aux arrestations arbitraires. Ces différents facteurs favorisèrent le développement d’un climat de radicalité politique tendant de plus en plus vers la violence.
Cependant, c’est bien l’Insurrection de Janvier (1863-1864) et la répression qui s’en suivit qui freina considérablement les velléités réformatrices du Tsar. Il est de ce point de vue tout à fait notable qu’Alexandre II Romanov laissa sur les terres de l’ancienne Rzeczpospolita le souvenir d’un tyran ayant écrasé la révolte patriotique dans le sang, déporté en Sibérie des dizaines de milliers de représentants des élites polono-lituaniennes coupables de s’être soulevées contre le joug moscovite, exproprié la noblesse du pays de manière systématique au profit des fonctionnaires coloniaux russes, liquidé l’autonomie du Royaume du Congrès (devenu « Pays de la Vistule » en 1867), anéanti toute forme de liberté locale (par la suppression du droit municipal en 1869), réprimé l’Église catholique (par la liquidation définitive de l’Union de Brest en 1875 et la confiscation des biens de l’Église catholique au profit de l’Église orthodoxe) et impitoyablement russifié les populations autochtones (par le bannissement total de la langue polonaise de l’administration, de l’enseignement et des tribunaux à partir de la deuxième moitié des années 1860 puis par l’oukaze d’Ems interdisant l’impression et la diffusion de textes en langue ukrainienne ainsi que toute forme de vie nationale en « Petite Russie » en 1876).
Si Ignacy Hryniewiecki incarne aujourd’hui aux yeux de beaucoup de Polonais la figure par excellence du héros ayant consenti jusqu’au sacrifice ultime afin de s’opposer au despotisme asiatique étouffant son pays, la question de son auto-identification nationale reste néanmoins aussi débattue que les motivations profondes de son acte.
Le mouvement national biélorusse en a fait un « Lituanien » en invoquant les racines ruthènes de sa lignée familiale (pourtant considérée par les généalogistes comme issue de la région de Cracovie), en se référant à son lieu de naissance (le village de Basin situé en Biélorussie centrale) et en se basant sur des témoignages apocryphes interprétés de manière anachronique (son camarade Lev Tikhomirov a rapporté dans ses mémoires qu’Ignacy Hryniewiecki se qualifiait lui-même de « Lituanien »). L’historiographie russe a quant à elle entreprit de réduire la portée de l’attaque du 13 mars 1881 à l’action dépourvue de signification identitaire d’un étudiant pétersbourgeois nihiliste rêvant d’instaurer par la terreur un régime utopique en Russie. Les bolcheviques ont pour leur part préféré célébrer un martyr de la révolution socialiste internationale mort en combattant l’autocratie tsariste.
Ces jugements ne se contredisent nullement. En 1881, les notions de Lituanie (Biélorussie) et de lituanité (biélorussité) étaient encore synonymes d’identification à l’héritage de la République des Deux Nations et à une forme de polonité orientale, notamment chez les nobles polonais ou polonisés qui dominaient culturellement les Confins. « Être de nationalité polonaise » y signifiait alors encore largement « appartenir à l’aristocratie », et inversement. Le catholicisme de rite romain et la polonophonie y étaient bien souvent des attributs d’identité nationale sous-tendus par une appartenance de classe, ce que le contact quotidien avec les populations paysannes, de tradition byzantine et ruthénophones, majoritaires dans les territoires orientaux, ne faisait que sublimer.
Pourtant, si le Grand Duché de Lituanie était devenu officiellement catholique en vertu de l’Union de Brest de 1596 et polonophone en 1696, l’essentiel de sa population restait de rite grec et ruthénophone. Ceci explique pourquoi le jeune mouvement national biélorusse de la fin du XIXe siècle était largement inspiré par des aristocrates polonais. Ceux-ci, dans la lignée de Wincenty Konstanty Kalinowski, chef de l’insurrection de Janvier en Lituanie et lui-même issu de la noblesse, catholique de rite romain et polonophone, avaient tiré les leçons de l’échec de l’Insurrection de Novembre (1830-1831) dont ils voyaient les causes dans le caractère essentiellement nobiliaire du soulèvement. Ils voulaient, en restaurant l’Union de Brest contre l’orthodoxie russe, en promouvant la langue biélorusse contre celle des Moscovites et en promettant une réforme agraire plus généreuse que celle proposée par le Tsar, intégrer les masses paysannes à la lutte pour la résurrection de la Pologne entendue comme Rzeczpospolita, dont la Biélorussie héritière du Grand Duché de Lituanie devait être l’une des composantes.
Ce n’est qu’ultérieurement, et largement d’ailleurs sous l’influence de la politique de korénisation menée dans les années 1920 par les bolcheviques russes, que la dimension populaire et ethnique de l’identité biélorusse prit réellement le pas sur l’imaginaire aristocratique et lituanien. Quant à « Narodnaïa Volia », l’organisation dont Ignacy Hryniewiecki était l’un des dirigeants et dont étaient membres des personnages aussi différents qu’Alexandre Oulianov (le frère du futur Lénine) et Bronisław Piłsudski (le frère du futur Maréchal Józef Piłsudski), elle n’avait certes pas pour objectif prioritaire le démantèlement de la Russie en tant qu’État unitaire mais elle regroupait néanmoins autour d’un programme révolutionnaire centré sur le renversement de l’autocratie tsariste, l’instauration d’une démocratie paysanne et l’avènement d’un socialisme agraire des individus de nationalités différentes dont les trajectoires personnelles, les imaginaires historiques et les motivations politiques profondes pouvaient grandement varier.
Du reste, la sympathie que vouaient les principaux idéologues du courant des « narodniki » à la cause polonaise est un fait depuis longtemps établi par les historiens. Alexandre Hercen, patriarche du mouvement et théoricien d’un « socialisme russe » devant advenir sur la base de l’obshchina [communauté, ndlr] villageoise sans passer par la phase de développement capitaliste, soutint ouvertement l’Insurrection de Janvier, quitte à perdre une grande partie des abonnés de Kolokol, le premier journal russe non-censuré qu’il publiait alors en émigration à Londres. Le futur communard Piotr Lavrov, qui condamnait le chauvinisme grand-russe, vit quant à lui dans la Pologne un vecteur de progrès social face à une Russie jugée arriérée du fait de son caractère féodal. Le penseur anarchiste Mikhaïl Bakounine alla jusqu’à se porter volontaire pour combattre l’armée russe auprès des Polonais en 1863. Ajoutons enfin que « Zemlia i Volia » [en russe, Земля и воля, Terre et liberté, ndlr], qui fut d’abord entre 1861 et 1864 puis à nouveau entre 1876 et 1879 la première organisation d’importance se réclamant du courant « narodniki » et l’ancêtre en ligne directe de « Narodnaïa Volia », reconnaissait le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et entretenait des relations suivies avec le parti polonais des « Czerwoni », dont le point culminant fut l’accord du 2 décembre 1862 passé avec le Comité Central National polonais visant à déclencher un soulèvement paysan conjoint sur tout le territoire russe, plan qui fut finalement rendu caduque par le déclenchement de l’insurrection de Janvier.
Même si aucune source ne permet de le confirmer avec certitude, il est donc probable que le slogan « Pour notre liberté et la vôtre » des insurgés de 1863-1864 ait pu guider l’action d’Ignacy Hryniewiecki, aristocrate polonais de Lituanie et étudiant en mathématiques à l’école polytechnique de Saint-Pétersbourg, dont les idéaux patriotiques et socialistes trouvaient alors conjoncturellement dans la frange la plus radicale du mouvement russe des « narodniki » leur principal vecteur d’expression. Après tout, les partisans polonais qui harcelaient les troupes d’occupation russes se référaient souvent à l’idée d’expropriation des terres sans indemnité, qui était alors popularisée par le parti des « Czerwoni » et qui annonçait le radicalisme agraire de « Narodnaïa Volia ». En Russie, le groupe terroriste fut littéralement décapité par la répression ayant suivi l’assassinat du Tsar et le pays se figea dans la « réaction », ce qui entraîna par la suite une surenchère de nihilisme et favorisa indirectement l’apparition du communisme.
Deux décennies plus tard, « Narodnaïa Volia » trouva une seconde vie non pas parmi les révolutionnaires professionnels de Lénine mais parmi leurs rivaux Socialistes-Révolutionnaires (SR) qui, sous la houlette de Victor Tchernov et de quelques autres « neonarodniki », tentèrent de réconcilier le socialisme agraire avec le marxisme. Se référant ouvertement à l’héritage d’Ignacy Hryniewiecki, ils persistèrent dans la stratégie terroriste en assassinant notamment deux ministres de l’intérieur, Dmitri Sipiaguine et Viatcheslav Plehve, respectivement en 1902 et 1904, puis participèrent au Gouvernement Provisoire russe après la révolution de février 1917, avant d’être finalement systématiquement éliminés par les bolcheviques lors de la guerre civile. En Ukraine, la branche locale des SR dirigée par Mykhailo Hrouchevsky participa quant à elle en 1917 à la prise d’autonomie de la Rada Centrale dans le cadre du Gouvernement Provisoire russe puis, par opposition au bolchevisme, à la prise d’indépendance de la République Populaire Ukrainienne. Beaucoup de SR ukrainiens finirent par se rallier après 1918 aux léninistes par rejet du conservatisme social restauré par l’Hetmanat de Pavlo Skoropadsky et par attrait naïf pour la politique soviétique de korénisation. Ils connurent le même sort que leurs camarades russes.
L’attentat du 13 mars 1881 et ses conséquences font toujours l’objet d’appréciations très diverses. Si certains ont analysé l’assassinat du Tsar comme un coup fatal porté au lent processus de civilisation de la Russie, la cause directe du retour à l’autocratie la plus autoritaire opéré sous Alexandre III et le lit de la radicalisation bolchevique ultérieure, d’autres ont au contraire souligné la relative timidité des réformes entreprises par Alexandre II, la permanence de la politique russe envers les nationalités dominées de l’empire et l’importance que revêtit pour la cause polonaise cet acte spectaculaire qui, en rallumant symboliquement la flamme d’une tradition insurrectionnelle épuisée par l’échec des trois grands soulèvements armés du XIXe siècle, réveilla les consciences endormies par un siècle de russification.
En Pologne, la tradition nationale-démocrate, dont Roman Dmowski était le principal représentant, entreprit à partir de la fin du XIXe siècle la critique des révoltes militaires tournées contre la Russie, en pointant l’anachronisme dont était empreinte l’idée de restauration d’une Rzeczpospolita multinationale dans le contexte de l’affirmation des nationalismes consécutive au Printemps des Peuples, l’absence de conscience nationale des masses polonaises provoquée par le monopole qu’avait encore largement l’aristocratie sur la polonité et le caractère contreproductif des coups d’éclats armés ne faisant que renforcer la politique ethnocidaire russe. Voyant le danger principal du côté de la politique de germanisation agressive menée par les Prussiens en Grande Pologne, la Démocratie Nationale prônait une politique « réaliste » vis-à-vis de la Russie afin de sauvegarder la vie nationale là où la polonité était la moins en danger et un « travail organique à la base » afin de la défendre là où elle était la plus menacée.
C’est pourtant Józef Piłsudski, lui aussi aristocrate « lituanien », tenant de la tradition insurrectionnelle et militant révolutionnaire, qui ressuscita l’État polonais par la force des armes le 11 novembre 1918, donnant du même coup raison a posteriori à Tadeusz Kościuszko, Wincenty Konstanty Kalinowski et Ignacy Hryniewiecki. Théoricien de la résurrection de la Rzeczpospolita sous la forme d’une fédération ou confédération des nations libres d’Europe centrale contre l’axe Berlin-Moscou (connue sous le nom latin d’Intermarium) et de la croisade des peuples dominés de l’Empire russe contre leur ennemi commun (appelée prométhéisme), il utilisa à merveille le libéralisme politique austro-hongrois de la seconde moitié du XIXe siècle pour développer le mouvement national polonais en Galicie.
Ayant prévu que la chute des empires centraux suivrait mécaniquement celle de la Russie, il prit très tôt le parti des Habsbourg afin d’organiser des Légions polonaises autonomes au sein de l’armée austro-hongroise pendant la Première Guerre Mondiale en vue de restaurer l’indépendance nationale en s’appuyant sur cette force au moment opportun. Devenu Maréchal, il déclara: « Je suis descendu du train de la révolution socialiste à l’arrêt de l’indépendance nationale ».