Les plans d’extermination étaient effroyables. Au cours de la première phase du GPO, le Plan général Est, les Allemands voulaient tuer environ 100 millions de personnes, explique le professeur Grzegorz Kucharczyk, historien de l’Académie polonaise des sciences et spécialiste de l’histoire du Troisième Reich.
Entretien publié originellement en polonais dans l’hebdomadaire polonais Do Rzeczy du 5 juin 2023 et traduit intégralement en anglais sur Sovereignty.pl. Pour voir la version intégrale en anglais sur Sovereignty.pl, cliquez ici.
Piotr Włoczyk : Pourquoi la région de Zamość est-elle devenue une sorte de prélude au cauchemardesque Plan général allemand pour l’Est ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : Les Allemands ont mené dans la région de Zamość, dans le sud-est de la Pologne actuelle, ce que l’on pourrait appeler une « action pilote » du Plan général Est, ou Generalplan Ost (GPO). Il s’agissait d’une grande campagne de colonisation allemande, qui devait s’accompagner d’un grand génocide contre les Slaves vivant dans les régions orientales de l’Europe. Le GPO devait être réalisé après la victoire finale de l’Allemagne dans la guerre.
La région de Zamość, Zamojszczyzna en polonais, faisait partie du district de Lublin sous le Gouvernement général (Generalgouvernement Polen). Odilo Globocnik, l’homme responsable de l’extermination des citoyens polonais d’origine juive dans les camps de la mort de Belzec et de Sobibor, y dirigeait l’appareil de terreur allemand. Les Allemands disposaient d’infrastructures bien développées pour la Shoah dans les environs immédiats, ce qui explique le choix de la région de Zamość.
Piotr Włoczyk : De combien de victimes parlons-nous dans le contexte du GPO ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : Les plans d’extermination étaient effroyables. Dans la première phase du GPO, les Allemands voulaient tuer environ 100 millions de personnes. La nation polonaise devait être réduite à un collectif (qui n’aurait bien sûr plus le statut de peuple) de quelques millions de personnes qui devaient être utilisées comme main-d’œuvre esclave. Le reste des Polonais devaient être éliminés sur place ou déplacés au-delà de l’Oural. Le même sort était réservé aux Russes, aux Biélorusses et aux Ukrainiens. Tous les Slaves peuplant les régions prévues pour faire partie de l’empire allemand en Europe centrale et orientale devaient disparaître. C’était ce « Lebensraum », cet « espace vital » dont Adolf Hitler avait parlé dans Mein Kampf.
Piotr Włoczyk : Comment les spécialistes de la SS planifiaient-ils le massacre d’autant de millions de personnes ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : Outre les meurtres commis dans les camps d’extermination, les Allemands avaient également l’intention d’exterminer des dizaines de millions de personnes par des travaux forcés éreintants et par la famine. La lecture des analyses allemandes sur ce sujet, rédigées dans un langage froid, est tout simplement terrifiante. L’empire allemand devait être bâti sur des fondations génocidaires, après quoi devait commencer une grande campagne de colonisation. La place des Slaves devait être prise par des Nordiques « racialement purs ».
En même temps, il faut bien comprendre que le Plan général Est n’est pas un unique document ou décret d’Hitler. Il s’agit d’un ensemble de documents, d’analyses et de rapports préparés au sein d’une cellule spéciale sous l’autorité du Commissariat du Reich pour le renforcement de la germanité à l’Est. Dans ce commissariat, supervisé par Heinrich Himmler, travaillaient des SS portant des titres universitaires qui planifiaient le génocide de manière « scientifique ». L’action menée dans la région de Zamość devait montrer comment cette théorie allait fonctionner dans la pratique.
Piotr Włoczyk : La région de Zamość a été attaquée de cette manière en novembre 1942. Pourquoi cela s’est-il produit à un moment où la victoire allemande était encore loin d’être acquise ? Les Allemands étaient-ils impatients de commencer ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : Nous avons ici affaire à une logique d’État dirigé par un homme fort. La concurrence pour obtenir les faveurs du chef était visible au sein du Troisième Reich. Himmler voulait montrer qu’il avait des réalisations à son actif. L’action dans la région de Zamość devait être une nouvelle preuve de son efficacité. Rappelons que les Allemands ont commencé à assassiner massivement des Polonais dans la région de Zamość à la fin de l’année 1942, c’est-à-dire à l’apogée de la Shoah sur nos terres. C’est au cours de cette année que la plupart des Juifs polonais ont été tués dans le cadre de l’opération Reinhardt à Treblinka, Belzec et Sobibor. Pour Himmler, ce n’était pas encore assez. Il a mis en œuvre son nouveau « projet » pour montrer qu’Hitler pouvait compter sur lui.
Piotr Włoczyk : Qui était le véritable « cerveau » du génocide allemand contre les Polonais de la région de Zamość ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : Les SS qui travaillaient au sein du commissariat de Himmler. Ces personnes avaient l’ambition de présenter le génocide sous un jour scientifique. Les historiens qui étudient le sujet sont frappés par les euphémismes utilisés par les Allemands dans le contexte du GPO. On sait que les fonctionnaires allemands qualifiaient le génocide des Juifs de « solution finale à la question juive ». En ce qui concerne l’extermination des Polonais, car c’est à cela que devait conduire le GPO, il était question d’un « changement de la structure de la population » ou d’un « recul de la population ». Ces acrobaties verbales visaient à dissimuler l’objectif réel. D’autre part, les planificateurs allemands du génocide voulaient ainsi ajouter une sorte de touche scientifique à leur travail. C’est de la même manière qu’ils avaient cherché à « scientifiser » le racisme ou l’euthanasie.
Piotr Włoczyk : Combien de Polonais devaient-ils disparaître de la région de Zamość ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : L’objectif était clair : toute la région de Zamość devait être « nettoyée » et devenir un territoire purement allemand. Les Polonais devaient ainsi être confinés dans une sorte de réserve. En effet, la bande de peuplement allemande devait couper le territoire polonais en deux. Les villages, mais aussi les bourgs et les villes, devaient être peuplés d’Allemands. Zamość, par exemple, est devenue Himmlerstadt pendant un temps.
D’une part, il y a eu un nettoyage ethnique dans la région de Zamość et, d’autre part, nous avons assisté à une sélection raciale. Les enfants de la région de Zamość ont été au centre du chapitre le plus dramatique de ce projet génocidaire. Dans les plans allemands, l’élément considéré comme ayant « la plus grande valeur sur le plan racial » devait être conservé. Les purges n’ont pas été menées sur la base de la nationalité, mais de la race. Ainsi, si un enfant polonais répondait à la définition nazie de l’aryanité, il pouvait être orienté vers la germanisation.
Piotr Włoczyk : Quelle réaction des Polonais les Allemands envisageaient-ils ? Supposaient-ils que la résistance rendrait très difficile la réalisation du génocide et du remplacement de la population ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : Les Allemands s’attendaient à une résistance, mais son ampleur les a certainement surpris. Les formations de la résistance polonaise se sont unies sur cette question et ont opposé une résistance armée à la réalisation des plans de colonisation allemands. Rappelons également qu’au moment de l’opération dans la région de Zamość, il y a eu un durcissement des combats sur le front de l’Est. En février 1943, les Allemands ont perdu à Stalingrad. Puis, à l’été 1943, ils ont subi une défaite stratégique lors de la bataille de Koursk, qui a renversé le cours de la guerre à l’Est. Les Allemands avaient des problèmes croissants de réserves alors qu’ils devaient secourir un front en train de s’effondrer. Par ailleurs, la machine génocidaire dans la région de Zamość n’a pas fonctionné comme les planificateurs de Berlin l’avaient imaginé.
Piotr Włoczyk : Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : L’interaction entre les SS, la police et les formations auxiliaires. C’est d’ailleurs visible dans les rapports allemands. Les commandants des différentes formations se plaignaient eux-mêmes que la coopération avec les autres unités ne se déroulait pas comme elle aurait dû. En dépit de ce que l’on s’imagine souvent de l’organisation des Allemands, ils ne parvinrent alors pas à une « synergie génocidaire ».
(…)
Piotr Włoczyk : Au total, plus de 110 000 Polonais ont été expulsés de la région de Zamość. Combien d’entre eux sont morts ?
Prof. Grzegorz Kucharczyk : Les estimations varient considérablement dans ce domaine. On peut, sans craindre d’exagérer, parler en termes de dizaines de milliers de Polonais tués par les Allemands dans le cadre de la campagne de colonisation de la région de Zamość. À ce jour, nous ne connaissons pas non plus le nombre exact de victimes parmi les enfants de cette région. Et même si c’est difficile à croire, nous n’avons toujours pas en Pologne de musée moderne qui raconterait la tragédie de ces enfants. Un musée qui montrerait pleinement quel genre de « kulturträger » les Allemands étaient vraiment, quelle « culture » ils apportaient à la Pologne à l’époque…
Le professeur Grzegorz Kucharczyk est un historien spécialiste de l’histoire de la pensée politique des XIXe et XXe siècles et de l’histoire de l’Allemagne. Son dernier livre, qui vient de sortir dans les librairies polonaises, porte le titre « Le Troisième Reich allemand. Modernité et haine » (III Rzesza Niemiecka. Nowoczesność i nienawiść).
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Traduit en français par le Visegrád Post