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L’Intermarium aujourd’hui : stratégie et tactique

Sovereignty.pl est un site d'opinion en langue anglaise avec des chroniqueurs et commentateurs conservateurs polonais qui écrivent sur les grands sujets alimentant le débat public dans leur pays.

Temps de lecture : 6 minutes

Le concept d’Intermarium, entité de coopération régionale des territoires compris entre la mer Baltique, la mer Adriatique et la mer Noire, a refait surface en 1989. L’auteur, un Américain d’origine polonaise, énumère ce qui reste à faire pour transformer ce concept en succès.

 

Un article de Marek Jan Chodakiewicz publié en anglais sur Sovereignty.pl. Pour voir la version intégrale en anglais sur Sovereignty.pl, cliquez ici.

Vladimir Poutine s’est récemment exprimé sur de prétendus plans polonais concernant la guerre en Ukraine. Il s’agirait pour la Pologne de restaurer son empire, l’Intermarium. L’Intermarium, c’est-à-dire les terres situées entre la mer Baltique, la mer Noire et la mer Adriatique, est apparu pour la première fois en tant que concept géopolitique viable sous la dynastie des Jagellons, grands-ducs de Lituanie devenus également rois de Pologne, aux XVe et XVIe siècles. Ce concept est ensuite tombé dans l’oubli avec le déclin de la République des Deux Nations polono-lituanienne au XVIIIe siècle. Cette région a plus tard brièvement repris de l’importance à la suite de la Première Guerre mondiale et de la dissolution des empires russe, austro-hongrois et prussien/allemand, avant d’être bientôt écrasée par le Troisième Reich et l’Union soviétique.

Cependant, l’Intermarium, en tant qu’entité de coopération régionale ou même en tant qu’entité fédératrice, est réapparue en théorie et dans la pratique après 1989. Que faut-il faire pour transformer cette idée d’Intermarium en succès ? Il faut de la solidarité régionale. À cette fin, il faut rechercher une intégration globale de toutes les parties intéressées, y compris au niveau de la base. Certains de ces processus ont déjà commencé en raison de la guerre en Ukraine ou malgré elle.

(…)

Après 1989, alors que les territoires situés entre les mers Baltique, Noire et Adriatique ont recouvré leur liberté, certains sont revenus à l’idée d’unité et de coopération régionales. Les peuples de la région ont créé le Triangle de Visegrád, puis le Quadrilatère de Visegrád et enfin le Groupe Visegrád, avec la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie, ainsi que d’autres groupes régionaux du même type. Submergés qu’ils étaient par la vision de l’Union européenne, il leur manquait toutefois une vision et des ressources qui leurs fussent propres, même si le cœur y était.

Tout naturellement, Bruxelles et Berlin ont longtemps regardé de travers les idées et structures alternatives comme l’Intermarium, qui peuvent être perçues comme une concurrence à l’Union européenne. Aucune aide n’a donc été apportée pour favoriser la renaissance de la région selon ses propres termes.

Traditionnellement, les États-Unis se référaient à une UE comprise comme étant principalement l’Europe occidentale. Jusqu’à récemment en effet, Washington ignoraient largement l’espace post-soviétique, Intermarium compris, hormis pour les questions liées à l’OTAN et dans le cadre des services rendus par la plupart des pays de l’Intermarium à la « guerre contre la terreur » (contre le terrorisme) menée par les États-Unis. L’Intermarium est même un temps devenu la « Nouvelle Europe » dans le langage de la diplomatie américaine, mais cela a été assez bref.

En outre, cet artifice rhétorique visait davantage à remuer un bâton dans la fourmilière des Européens de l’Ouest, Français et Allemands en particulier, qu’à mener une politique constructive et de long terme à l’égard des territoires situés entre les trois mers. L’Amérique continuait à percevoir la région principalement à travers le prisme de Bruxelles, Berlin et Moscou.

Ceci a toutefois changé dans une certaine mesure en 2016. Le concept de l’Intermarium a commencé à faire son chemin à la Maison Blanche, avec deux priorités principales.

Premièrement, le renforcement militaire du flanc oriental de l’OTAN contre l’agression anticipée de la Russie permettrait aux États-Unis de déplacer leurs ressources vers le Pacifique et de s’y concentrer pour contrer la Chine.

Deuxièmement, investir dans les infrastructures de l’Intermarium pour créer un pôle énergétique en Pologne, en Croatie et en Bulgarie pour les approvisionner en gaz et en pétrole américains serait le meilleur moyen d’assurer la sécurité énergétique de l’Union européenne et de ses voisins. Ce devait être une situation gagnant-gagnant pour tout le monde. Les Américains gagneraient de l’argent et les Européens mettraient fin à leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.

Malheureusement, après l’élection de 2020, les nouveaux dirigeants américains ont abandonné le projet. Washington a tenté d’apaiser l’Allemagne et de se rapprocher de Moscou, mais le discours américain a de nouveau changé après l’invasion de l’Ukraine lancée par le Kremlin en 2022.

L’Intermarium est de nouveau dans les bonnes grâces en tant qu’intermédiaire pour livrer l’aide américaine (et pas uniquement américaine) pour la conduite de la guerre en Ukraine. Cela implique certains investissements américains, mais surtout dans le domaine militaire. Ce n’est pas suffisant pour la région et il est clair que la Maison Blanche n’a pas de stratégie à long terme dans ce domaine.

Les gouvernements d’Europe centrale et orientale devraient s’efforcer de tirer parti de la situation pour traduire cet intérêt militaire éphémère en engagements américains plus durables en matière de sécurité et d’investissements.

Tous les États-nations de la région devraient s’efforcer de conclure le plus grand nombre possible d’accords bilatéraux avec les États-Unis. Ces accords devraient aller au-delà des questions militaires et concerner le commerce, les infrastructures et d’autres projets.

En outre, ces nations devraient aussi coordonner leurs efforts entre elles pour agir en tant que bloc afin d’habituer les États-Unis à traiter avec elles en tant qu’entité de l’Intermarium unie, avec des intérêts communs. Il n’est pas nécessaire pour l’instant d’impliquer tout le monde dans la région, mais cela pourrait s’avérer très efficace à terme. Ainsi, par exemple, les Pays baltes peuvent agir seuls face à la Maison Blanche pour les questions qui ne concernent qu’eux. Toutefois, si la question est plus universelle et ne concerne pas qu’eux, ils devraient demander au groupe de Visegrád de se joindre à leurs efforts pour avoir plus de poids.

(…)

Certains signes encourageants montrent que de la solidarité émerge depuis un certain temps dans l’Intermarium. À Bruxelles, par exemple, les États d’Europe centrale et orientale s’obstinent à demander des comptes sur les meurtres de masse et autres crimes commis par les communistes. Cela ne plaît pas à de nombreux gauchistes et autres apologistes du marxisme en Europe occidentale, mais jusqu’à présent, le bloc de l’Intermarium a tenu bon au Parlement européen.

Un autre signe de solidarité, c’est que ce même bloc a tendance à être pro-américain au sein de l’UE. C’est d’ailleurs la seule bonne raison de regretter le Brexit : la Grande-Bretagne était sur la même ligne que les nations de l’Intermarium. Aujourd’hui, les Britanniques sont partis et les Polonais et autres peuples de l’Intermarium ne suffisent pas à compenser seuls l’anti-atlantisme actuel du duo franco-allemand.

Mais les Britanniques font toujours partie de l’OTAN et il importe que la coopération au sein de l’Alliance soit être aussi étroite que possible. Une rotation des troupes de l’OTAN serait d’ailleurs souhaitable à des fins de formation militaire et culturelle. Un mois passé en Estonie par un soldat espagnol peut l’aider à saisir le danger de l’impérialisme russe. Un séjour au Portugal d’un garde-frontière tchèque lui démontrera amplement la menace que représente l’immigration incontrôlée en provenance du tiers-monde.

En résumé, les gouvernements de l’Intermarium ont du pain sur la planche. Et les gens ordinaires ? Ils ne doivent pas permettre à leurs dirigeants élus de leur voler la vedette. Il ne suffit pas de voter pour des politiciens favorables à l’Intermarium et il appartient aux citoyens d’être actifs à plusieurs. Au niveau de leur municipalité, pour commencer, car les collectivités locales auraient intérêt à tendre la main aux collectivités locales dans chacun des pays de l’Intermarium pour créer (ou renforcer) un réseau de villes et villages jumelés.

Ensuite, il appartient aux chambres de commerce locales et aux entreprises de suivre le mouvement, et cela vaut aussi bien pour les gros conglomérats publics (ou privés, nettement moins fréquents dans la région) que les petites entreprises et tout ce qui se trouve entre les deux. C’est bon pour les affaires et c’est bon pour les contacts humains.

Pour finir, il convient de mettre en place une diplomatie de personne à personne en dehors du cadre des gouvernements et des entreprises. Ainsi, par exemple, les enseignants croates pourraient se rendre en Lettonie pour comparer leurs notes, les enfants hongrois pourraient participer aux tournois de football des écoles secondaires en Bulgarie, et ainsi de suite, et il devrait y avoir des bourses d’études financées localement pour étudier où l’on veut dans l’Intermarium.

Très vite, ces initiatives de terrain pourront passer d’activités locales et unilatérales à des activités régionales et multilatérales, ce qui n’empêchera par les relations spéciales forgées à la base entre les peuples de l’Intermarium de perdurer et prospérer, bien au contraire. Une approche par le bas est un facteur crucial pour favoriser la solidarité régionale.

Traduction : Visegrád Post

L’auteur est un historien américain d’origine polonaise, spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale, en particulier du XXe siècle. Il est l’auteur de nombreux ouvrages importants, parmi lesquels : « Le massacre de Jedwabne, 10 juillet 1941 : avant, pendant, après » et « La civilisation de la mort : Comment arrêter l’anti-culture des minorités totalitaires ».