Pologne – Dans le numéro de mercredi du tabloïde Fakt, qui est le quotidien national le plus vendu en Pologne, l’annonce de l’envoi de l’armée russe dans les républiques séparatistes de l’est de l’Ukraine, et peut-être bientôt au-delà, est comparée aux partages de la Pologne survenus à la fin du XVIIIe siècle, en trois étapes, entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. « Deuxième partage de l’Ukraine – Un journée noire pour l’Europe », peut-on lire en Une, au-dessus d’une photo d’un Vladimir Poutine à la mine enragée, habillé comme le Tsar de toutes les Russies. En gros titre : « Putin Zaborca », c’est-à-dire « Poutine l’occupant » ou « Poutine l’envahisseur », le mot polonais Zaborca désignant plus spécifiquement chacune des puissances occupantes qui s’étaient partagées la Pologne et l’ont occupée pendant plus d’un siècle, jusqu’en 1918. En coin, le commentaire de la rédaction en ukrainien et en polonais pour dire que les Polonais n’accepteront jamais que l’Ukraine soit déchiquetée par la Russie et reprochant à l’Occident son inaction, en écho aux portraits d’un Macron, d’un Johnson, d’un Biden et d’un Scholz aux mines penaudes, en miniature sous la grande photo du « tsar » Poutine et surmontés du titre « Que va faire l’Occident maintenant ? ». À noter que le mot polonais pour « Occident », Zachód, est le même que pour désigner l’Ouest de l’époque de la Guerre froide. « Nous, Polonais ordinaires, avons comme vous été déçus par la grande politique.
Nous savons ce qu’est la solitude et la douleur de voir son pays dépecé. Et pourtant, comme la Pologne a survécu aux tourmentes de l’histoire, vous survivrez vous aussi. Soyez sûrs que pour nous, Polonais, l’Ukraine libre dure et durera encore ! »,
peut-on lire dans le commentaire en Une de Fakt.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’action de la Russie en Ukraine unit momentanément les médias pro et anti-gouvernement (Fakt faisant partie des antis), même si, dans une cartouche en haut de sa Une, le journal pro-PiS Gazeta Polska codziennie indique que « L’opposition veut des sanctions contre… la Pologne », en référence à une réunion organisée par l’opposition « avec des représentants des institutions de l’UE à propos de prétendues violations de l’État de droit ». La photo de Une, ce sont des tanks russes avec le gros titre « Les Russes sont entrés en Ukraine », et le texte : « La reconnaissance par Vladimir Poutine de l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk a immédiatement entraîné des conséquences d’envergure. Depuis lundi soir, des colonnes d’armement russe s’y déplacent. Il y a également de nombreuses provocations.
L’Occident prévient que la Russie peut vouloir prendre le contrôle de l’ensemble des oblast de Donetsk et Lougansk, et pas uniquement des zones où se trouvent les terroristes et mercenaires pro-russes.
L’Ukraine n’a pas droit à la souveraineté, considère le Kremlin. »
Sous la photo de Une, deux articles ont droit à un signalement sur la couverture du journal : « Ils imposent les premières sanctions contre la Russie » et « La Pologne se prépare à sa défense », à propos d’un projet de « loi de défense de la patrie » justement adopté en Conseil des ministres. « ‘La Pologne doit disposer de forces armées adaptées à la situation actuelle’, a déclaré le vice-premier-ministre Jarosław Kaczyński ».
En face, Gazeta Wyborcza, quotidien de gauche engagé, dont la Une de mercredi met en avant les « Premières sanctions contre la Russie ». « En réponse à la reconnaissance par Vladimir Poutine des pseudo-mini-États du Donbass, l’Union européenne a coupé la banque centrale russe des marchés financiers et l’Allemagne a suspendu la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 », indique le journal dans le chapô de son article de Une. En dessous, comme en écho à l’attaque de Gazeta Polska codziennie contre l’attitude de l’opposition, le renvoi à un article sur le partage du patrimoine réalisé entre le premier ministre Mateusz Morawiecki et son épouse en 2013, par lequel Morawiecki aurait transféré des biens immobiliers à sa femme « avant les élections de 2015 ». L’éditorial du journal, en page 2, demande
« que l’Europe se dresse comme un seul homme pour l’Ukraine, qu’elle la soutienne pas seulement politiquement, mais aussi qu’elle l’arme et l’aide économiquement. Et que l’Union européenne applique les sanctions les plus dures ».
Mais l’éditorialiste reproche aussi au gouvernement polonais d’être formé « par des politiciens qui attaquent l’Union européenne et qui exigent même du premier ministre Mateusz Morawiecki qu’il la sabote de l’intérieur », ce qui est une référence à l’action du ministre de la Justice contre le mécanisme d’État de droit et contre les jugements ultra vires de la CJUE. « Il faut le dire clairement aujourd’hui : celui qui veut affaiblir l’Union européenne agit dans l’intérêt de la Russie. Dans le gouvernement polonais, il ne doit pas y avoir de place pour de tels politiciens » : telle est la phrase de l’éditorial mise en avant.
D’opposition mais moins engagé que Gazeta Wyborcza ou Gazeta Polska codziennie, et jugé aussi plus sérieux et moins tape-à-l’œil que le tabloïd Fakt, le quotidien Rzeczpospolita publiait mercredi un article intitulé « Poutine se prépare à la guerre ». En chapô : « La Russie reconnaît l’indépendance des mini-États autoproclamés dans l’est de l’Ukraine. Cela réduit considérablement le champ de la diplomatie et ouvre grand la porte à l’invasion. D’autant plus que les sanctions de l’Occident sont molles. » Comme on peut le lire dans l’article de Rzeczpospolita : « L’histoire s’est accélérée. Lundi soir, les chefs des ministères en charge de l’usage de la force et tous ceux qui ont un réel pouvoir en Russie se sont réunis autour de Vladimir Poutine au Kremlin. Selon un script soigneusement rédigé, ils ont dit au commandant en chef ce qu’il voulait entendre : que l’Ukraine se préparait à envahir les territoires qui en ont été détachés en 2014, les soi-disant républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. Et que ce sera le prélude au génocide de la population russophone. À moins que Moscou ne vienne à leur secours. (…) Le risque de guerre est également alimenté par le fait que les autorités des républiques autoproclamées, qui contrôlent environ un tiers de la superficie des deux oblasts, veulent conquérir l’ensemble de ces unités administratives, y compris les villes stratégiques de Marioupol et Kramatorsk. Moscou ne s’en dissocie pas.
Dans un discours extraordinairement agressif prononcé lundi, M. Poutine a mis en doute le droit même d’un État ukrainien indépendant à exister. »
Journal des élites économiques, Rzeczpospolita remarquait cependant mercredi que « Toute l’Europe, y compris la Pologne, paiera le prix des sanctions contre la Russie ». L’article portant ce titre nous apprend que la Russie est le troisième marché hors UE pour les exportations polonaises et l’Ukraine le quatrième. En outre, 75 % des importations polonaises de charbon proviennent de Russie, alors que c’est le combustible de base pour la production d’électricité en Pologne, même s’il y a aussi de nombreuses mines dans le pays (mais souvent peu rentables, d’où la part croissante des importations), de même que 55 % des importations de gaz, sans compter le gaz importé d’Allemagne, également d’origine russe, et 65 % des importations de pétrole.