Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Si j’emprunte le titre de cette chronique – en l’adaptant un peu – à une des citations les plus célèbres du génial dramaturge valaque Caragiale, c’est parce que, ces derniers temps, même pour l’observateur le plus avisé (que je ne prétends pas être), la politique roumaine devient de plus en plus chaotique, illisible – cette opacité constituant, paradoxalement, une véritable tradition sur l’échiquier politique roumain en temps de crise (interne et internationale).
Samedi dernier, à Craiova (capitale de la région Olténie, un bastion du Parti Social-Démocrate au pouvoir, et fief de la très médiatique ministre du travail Olguța Vasilescu), pour la première fois depuis presque un an de maïdan à bas régime entretenu chaque week-end (hors week-ends d’été) par la « société civile » domestiquée de G. Soros et des ambassades occidentales, une contre-manifestation a eu lieu. Le fait marquant, en l’occurrence, n’est pas le chiffre de participation de la manifestation (8000 – égal à celui du maïdan dans les villes de province qui le soutiennent, comme Cluj : assez peu pour un parti rassemblant une majorité absolue de l’électorat, mais beaucoup pour un premier essai), mais son caractère assez surréaliste d’hommage « monarchiste social-démocrate anti-maïdan ». Il se trouve en effet que, plus ou moins au moment où l’aile « dure » du PSD appelait à des contre-manifestations, Mihai de Hohenzollern, ancien roi de Roumanie (que les monarchistes considéraient encore comme tel), malade depuis longtemps, a rendu l’âme. Comme il était à la fois le signataire du décret qui, le 14 septembre 1940, avait institué l’État National Légionnaire (organisé conformément aux préceptes de feu C. Z. Codreanu, dont l’antisémitisme « effrayait » quelque peu Hitler), et celui du mandat d’arrêt du 23 août 1944 émis à l’encontre du maréchal I. Antonescu (plus tard livré aux communistes et fusillé, tandis que Mihai était décoré par Staline de l’Ordre de la Victoire), il est assez difficile d’établir exactement quelle mémoire politique on commémore en rendant hommage au souverain défunt, issu d’une famille qui par ailleurs s’était surtout fait connaître par d’innombrables histoires de corruption et d’adultère. Mais il est certain que la Roumanie n’échappe pas au trend européen des funérailles-spectacles, et que la tentation de « récupérer » l’émotion (en grande partie télévisuelle) suscitée par ce décès a été forte dans les deux camps (certaines sections locales du maïdan « anti-corruption » appelant elles aussi – dans d’autres villes – à se mêler aux rangs des citoyens venus rendre hommage à Mihai) : aussi curieux que cela puisse sembler, notre Europe visiblement dénuée d’intérêt pour son avenir a encore le souci de certains de ses morts (pour peu qu’il s’agisse de rock-stars ou de têtes couronnées, ou anciennement couronnées).
Sur ces entrefaites, dans la plus pure tradition roumaine, l’ancien premier-ministre Dacian Cioloș (dit « technocrate » – probablement parce qu’il n’a jamais été élu par personne), dont les « jeunes beaux et libres » du maïdan en cours d’essoufflement réclament à cors et à cris le retour, vient de trahir les partis du maïdan (à la fois le Parti National Libéral du président Johannis et l’USR qui constitue le pendant roumain du En Marche français, ou encore du Momentum hongrois), en annonçant la constitution de son propre parti. Alors même qu’il était depuis des mois « pressenti », peut-être même courtisé, pour prendre la tête d’un de ces parti (lequel ferait ensuite automatiquement alliance avec l’autre). Dans un contexte d’érosion du maïdan (qui depuis sa reprise en septembre n’a plus jamais réussi à atteindre ses chiffres de participation de l’hiver dernier – eux-mêmes modestes à l’échelle européenne), la volte-face de ce très francophile ancien commissaire européen à l’agriculture prend de toute évidence acte du principal handicap du maïdan : le fait que son image soit (et pour cause !) associée à celle des ténors politiques, culturels et judiciaires de la « droite roumaine » (antinationale), laquelle, sous les mandats de T. Băsescu, a disposé, à partir de 2004, d’une décennie entière pour montrer de quoi elle était capable à la population roumaine – qui n’en redemande pas. Mutatis mutandis, c’est – pour ne rien dire de la tragi-comédie Saakachvili – aussi la situation de l’opposition hongroise à V. Orbán, dont les jeunes ténors aimeraient tant (mais, pour de mystérieuses raisons, ne parviennent jamais) à se débarrasser du boulet que constitue, dans leurs structures et à leurs réunions, la présence gênante du très compromis ex-premier-ministre F. Gyurcsány et de sa « bande ». En réalité, cette incapacité des mouvements libéraux pro-Bruxelles d’Europe centrale et orientale (formellement « de droite » en Roumanie et Géorgie et « de gauche » en Hongrie ou Pologne) à faire peau neuve est probablement une conséquence directe de leur manque de base sociale, c’est-à-dire du fait qu’ils constituent davantage les leviers d’action locaux de puissances étrangères et transnationales que des expressions légitimes d’une volonté populaire locale.
On peut néanmoins aussi se montrer sceptique concernant, à ce jeu de la patate chaude, les chances de succès dudit Dacian Cioloș, en la personne duquel des indiscrétions récentes nous ont d’ailleurs fait connaître un ancien membre du très controversé Mouvement d’Intégration Spirituelle dans l’Absolu (MISA), du gourou G. Bivolaru (aujourd’hui réfugié en Suède) : une secte très influente dans la Roumanie des années 1990, qui, sous couvert d’initiation yogique, semble avoir conjugué la spiritualité des drogues avec l’absolu de la pornographie (y compris infantile). Indépendamment d’une vie privée qui semble réserver quelques surprises, cet ancien fonctionnaire européen n’est hélas politiquement pas aussi vierge qu’il n’aurait intérêt à l’être compte tenu de ses ambitions actuelles : court mais récent, son mandat de premier ministre (imposé fin 2015 par Johannis et « l’État profond » roumain à une chambre alors déjà dominée par le PSD), dans la droite ligne des gouvernements de l’ère Băsescu, a laissé dans la population des souvenirs assez vifs de néolibéralisme féroce et… d’incapacité à absorber les fonds communautaires !
Compte tenu, enfin, des dissensions internes qui caractérisent, de façon patente depuis près d’un an, le camp occidental, la récente visite de ce même Dacian Cioloș au Département d’État américain, peu de temps avant l’annonce de la constitution de son parti, fait bien évidemment jaser. Ce même Département d’État s’étant au même moment – et à la surprise générale, juste après un gigantesque achat d’armement censé réconcilier le grand frère transatlantique avec le nouveau pouvoir roumain – montré décidé à poursuivre la politique roumaine de l’ère Obama (destruction du PSD et contrôle direct de la politique locale à travers un parquet « anti-corruption » aux ordres), on peut naturellement être tenté d’interpréter ce schisme potentiel de la « droite » roumaine comme une énième guerre par procuration entre « structures Trump » et « État profond US » – ce dernier conservant de bonnes relations avec l’UE, dont Dacian Cioloș est, au vu et au su de tous, la créature. Dans un tel contexte, l’inconnue décisive concerne bien évidemment le degré de contrôle obtenu par l’équipe Trump sur la CIA (et autres structures américaines de « renseignement » externe), dont dépend (c’est le secret de Polichinelle) l’État profond roumain (constitué du « binôme » parquet « anti-corruption » + services « secrets »). Quoi qu’il en soit, le PSD semble devoir réussir à faire passer une loi de transparence financière des ONG (semblable à celle en vigueur en Hongrie), alors même que son homologue moldave (le parti du président I. Dodon) en a été empêché par l’opposition féroce des partis pro-occidentaux qui dominent le parlement à Chișinău. L’adoption de telles lois semble donc devenir un symptôme fiable de la « bénédiction Trump » sur les régimes qui en jouissent.
En fonction de la valeur réelle de l’inconnue, la montée au front de Dacian Cioloș pourrait donc traduire, plus encore qu’une tentative illusoire de « faire peau neuve », la volonté de G. Soros et de ses amis de « séparer leurs billes » roumaines de celles d’un État profond dont ils craignent de perdre le contrôle. La profonde – et inhabituelle – discrétion de K. Johannis (principale incarnation publique dudit État profond), ces derniers jours, tend à accréditer cette thèse. Après tout, cet ethnique allemand a suffisamment répété, au cours de son mandat, qu’il « se sent roumain ». En termes de traditions politiques, l’évolution des jeux d’alliance à Bucarest pourrait bientôt lui donner l’occasion de le prouver de la même façon que Mihai de Hohenzollern en août 1944.