Alors que les actuelles commémorations du centenaire de la fin de la Grande guerre s’apparentent plus à un pathétique balai de petits et vils calculs politiques qu’à un hommage digne et solennel rendu aux victimes d’une implacable boucherie, il est immensément délicat de rester calme et sérieux pour faire de la connaissance du passé un outil de consolidation — est-il encore permis de rêver ? — de nos sociétés présentes et futures.
Peut-être la fiction littéraire, et ce qu’elle véhicule en terme de liberté poussée jusqu’à l’extrême absurdité, devient-elle alors le seul et modeste moyen pouvant laisser place à une maigre consolation. L’écrivain tchèque Jaroslav Hašek (1883-1923) et ses Aventures du brave soldat Švejk (1921-23) doivent assurément être placés en tête des palliatifs susceptibles de rassurer chichement tous ceux déplorant l’amnésie contemporaine entretenue par une poignée de dirigeants tournant crânement le dos à l’Histoire.
Dans les années 20, à la manière du quartier Montmartre à Paris, Prague abrite son lot de fous marginaux en tout genre, dont Jaroslav Hašek fait résolument partie. Ancien trafiquant de chiens, anarchiste patenté adepte du canular, militant atypique de la Légion Tchèque et aventurier bolchévique en 1918, Hašek n’a guère que la bohème et la bouteille pour donner une quelconque forme de cohérence à son parcours ubuesque. Certes d’une originalité inouïe, mais peu glorieuse, sa courte existence serait restée au rang des vulgaires curiosités s’il n’avait pas donné à la littérature tchèque et européenne l’un des plus grands romans populaires du XXème siècle.
Déjà esquissé avant le déclenchement de la guerre, son Švejk dévoile toute sa pathétique splendeur dans les quatre volumes (le dernier étant resté inachevé) de ses aventures emmenant cet ingénu pragois de l’arrière au front, puis à la prison. Personnage d’une inébranlable bonhommie et insaisissable des autorités austro-hongroises, Josef Švejk met sur les rotules tous ceux qu’il croise en les assommant de longues répliques toutes également exquises. Traîné de tribunaux militaires en asiles psychiatriques, Švejk multiplie les occasions de signifier une candeur débordante. Ne reculant devant aucune manière, il arrache le voile de respectabilité à cette monarchie finissante et montre que l’absurdité n’est pas tant à rechercher dans son attitude déroutante que dans la périlleuse pente sur laquelle sont alors engagés les peuples européens.
Servant de valet à un aumônier militaire après son passage à l’asile — seul lieu où Švejk laisse entrevoir ses états d’âmes en déclarant que séjourner dans une maison d’aliénés permet de faire ce que l’on veut, et donc d’être heureux, sans risquer d’être jugé —, son comportement insensé reste à ce jour l’une des plus subtiles satires de l’autorité religieuse que la littérature ne nous ait jamais donnés. Perdu aux cartes par son aumônier passablement alcoolique, il se retrouve sous la protection d’un premier-lieutenant qu’il ne finira pas d’exténuer par sa copieuse et maladroite déférence, montrant une hiérarchie miliaire déjà aux abois les hostilités tout juste commencées. Ses péripéties au front sont quant à elles tellement succulentes qu’elles ne peuvent ici souffrir de fébriles résumés ; elles montrent le génie d’un faible d’esprit dénué de toute peur dans sa capacité à donner, sans filtre, une réelle définition de la guerre.
Švejk est un concentré de sincérité poussée jusque dans ses plus vulgaires limites. Il est le porte-voix d’une vérité naïve qui ne manque jamais de révéler ce qui définit profondément l’homme banalement sain d’esprit : l’hypocrisie et le mensonge. Le brave Švejk ne recule devant rien ; s’il ne construit rien, il dispose au moins de cet honorable mérite qui consiste à être incapable de détruire. Il est cet être à la pureté originelle exempt de vices, cette exception venant montrer le cruel visage de la règle. Faut-il regretter qu’il ne puisse être érigé en modèle si sa pertinence et son utilité résident essentiellement — et seulement — dans sa confondante capacité à ridiculiser les plus iniques entreprises humaines ? Hélas, Švejk ne peut être qu’un miroir, et non une boussole ; il rebat néanmoins les cartes des grandes et pédantes interrogations philosophiques en nous proposant une nouvelle question, puissamment simple, comme lui : qui sont les véritables crétins ?