Par Olivier Bault
Pologne, Varsovie – Le 13 avril, le Parlement européen adoptait une résolution demandant à Varsovie de publier et appliquer les résolutions du Tribunal constitutionnel polonais afin que les principes d’État de droit soient respectés conformément aux traités européens. Une résolution votée à une large majorité, avec les voix de l’extrême-gauche, des socialistes, des libéraux, des Verts et du PPE (sans les députés Fidesz hongrois qui ont tous voté contre). Dans leur texte, les députés européens se réfèrent à l’avis de la Commission de Venise du 12 mars 2016 concernant les amendements du 22 décembre 2015 à la loi du 25 juin 2015 sur le Tribunal constitutionnel de la Pologne. Un avis demandé par le gouvernement polonais lui-même et qui est plus nuancé que la résolution du Parlement européen du 13 avril, puisqu’il reconnaît que la crise actuelle remonte aux agissements de la majorité précédente en mai-juin 2015 et que cette crise ayant une origine politique, la solution devra aussi être politique.
Rappelons aussi que, sur la question de son Tribunal constitutionnel, la Pologne fait l’objet d’un « dialogue structuré » lancé par la Commission européenne pour s’assurer du respect de l’État de droit, et que cette même Commission avait demandé au parlement polonais de suspendre ses travaux sur la réforme de sa loi du 25 juin 2015 sur le Tribunal constitutionnel. Le Parlement polonais n’a bien entendu pas obtempéré.
Il est d’ailleurs regrettable que la même Commission n’ait pas fait preuve du même zèle en mai-juin 2015 quand la majorité précédente, formée par les libéraux de la Plateforme civique (PO) et le parti « paysan » (PSL), prenant conscience de sa défaite très probable aux élections parlementaires du 25 octobre 2015, avait voté une loi spéciale pour l’occasion. Une loi préparée avec l’aide du président et de deux juges du Tribunal constitutionnel, et qui a permis à la majorité sortante de remplacer à l’avance, le 8 octobre 2015, sur les quinze juges que compte le Tribunal, trois juges dont les mandats expiraient le 6 novembre et deux juges dont les mandats devaient s’éteindre respectivement le 2 et le 8 décembre. Ceci aurait verrouillé pour longtemps le Tribunal constitutionnel déjà largement dominé par des proches de l’ancienne majorité et dont le président, Andrzej Rzepliński, avait même été pressenti comme ministre de la Justice du gouvernement PO-PSL avant d’être nommé au Tribunal constitutionnel.
Le président de la République polonaise Andrzej Duda a refusé d’assermenter ces juges, jugeant leur nomination contraire à la Constitution, puisque le parlement sortant s’était arrogé un droit de nomination des juges qui aurait dû revenir au nouveau parlement.
Le 25 novembre, la nouvelle majorité du parti conservateur Droit et Justice (PiS), appuyée par le parti d’opposition Kukiz’15, a déclaré nulles les résolutions du 8 octobre portant nomination des cinq nouveaux juges. L’opposition PO, à l’origine du conflit, a alors porté sa propre loi de juin devant le Tribunal constitutionnel. Le 2 décembre la Diète polonaise (la chambre basse du parlement, qui est compétente pour le choix des juges) a nommé cinq nouveaux juges que le président Duda a assermentés. Le président du Tribunal constitutionnel leur a affecté des bureaux, mais il a en même temps décidé qu’il ne leur confierait aucune affaire tant que la légalité de leur nomination n’aurait pas été confirmée.
Dans un jugement rendu le 3 décembre, le Tribunal constitutionnel a ensuite affirmé que la loi de juin violait effectivement la constitution, mais uniquement en ce qui concerne la nomination anticipée des juges dont le mandat devait prendre effet en décembre. Pour le Tribunal constitutionnel, les nominations en remplacement des trois juges dont le mandat arrivait à terme début novembre étaient, elles, conformes à la constitution. Pour la majorité parlementaire, néanmoins, le Tribunal constitutionnel n’est pas habilité par la Constitution polonaise à se prononcer sur la validité des nominations des juges faites par le Parlement, puisque la Diète a une compétence exclusive en la matière et qu’elle le fait en adoptant des résolutions (tandis que le Tribunal constitutionnel n’est habilité à statuer que sur la constitutionnalité des lois).
Depuis, le président Rzepliński, dont le mandat doit durer jusqu’en décembre prochain, refuse de confier des affaires à trois des cinq juges nommés par la nouvelle majorité parlementaire. Une majorité qui reproche à Rzepliński son engagement politique et son manque à son devoir de réserve dans les médias, et aussi son implication dans la préparation de la loi de juin 2015 que le Tribunal constitutionnel a ensuite reconnue comme étant partiellement inconstitutionnelle.
Pour résoudre le conflit à son profit, la majorité PiS a donc voté le 22 décembre un amendement à la loi du 25 juin sur le Tribunal constitutionnel. La constitution polonaise indique que c’est le parlement qui définit les modalités de fonctionnement du Tribunal constitutionnel à la majorité simple et c’est donc ce que la majorité parlementaire a fait.
Quels sont donc les changements apportés à la loi polonaise qui, selon leurs détracteurs, vont instaurer une « dictature » de la majorité parlementaire en Pologne en bloquant de fait le fonctionnement du Tribunal constitutionnel ? Selon les nouvelles dispositions, le Tribunal constitutionnel doit examiner les recours contre les lois votées par le Parlement au complet, c’est-à-dire à treize juges au moins (sur quinze), et non plus en comité restreint de quelques juges choisis par le président de la Cour Andrzej Rzepliński, sans doute un peu en fonction de la décision désirée. Deuxième changement majeur, les recours doivent être examinés dans l’ordre de leur réception par la Cour constitutionnelle et non plus dans l’ordre décidé par ce même président de la Cour qui est une fois de plus accusé d’avoir utilisé ces dernières années cette prérogative pour soutenir son ancien parti. Les recours gênants pouvaient attendre plusieurs années tandis que ceux qui étaient désirés par le gouvernement précédent pouvaient être examinés quasiment immédiatement. Le troisième changement concerne la destitution d’un juge de la Cour constitutionnelle pour faute grave ou incapacité. Jusqu’ici la Cour elle-même était seule compétente. Désormais, si c’est toujours elle qui prend la décision de destituer un de ses juges, sa décision doit être approuvée par la Diète. Par ailleurs, le président de la République et le ministre de la Justice peuvent eux aussi prendre l’initiative d’une telle destitution même si la décision elle-même reste du ressort de la Cour constitutionnelle.
Seulement voilà, le 9 mars 2016 le Tribunal constitutionnel s’est réuni à douze juges (sans les trois juges litigieux) pour se prononcer sur la constitutionnalité de ces amendements à la loi le concernant. Autant dire que le Tribunal était à la fois juge et parti, et son jugement a en plus fuité dans les médias avant même d’être rendu. Il y a eu des accusations de consultation préalable du jugement entre les juges « PO » du Tribunal constitutionnel et les députés PO de la Diète, sans que cela puisse toutefois être prouvé. Toujours est-il que le 9 mars le Tribunal constitutionnel a considéré que les amendements du 22 décembre étaient inconstitutionnels et que c’est donc toujours la loi du 25 juin 2015 qui s’applique. Mais comme il s’est réuni sans respecter la loi (telle que modifiée le 22 décembre) réglementant son fonctionnement (il s’est réuni à douze juges au lieu du minimum exigé de treize et il n’a pas respecté l’ordre d’arrivée des recours à examiner), le gouvernement de Beata Szydło a refusé de publier ce jugement. Car pour la majorité PiS et une partie des experts en droit constitutionnel qui s’expriment dans les médias, on n’a pas ici affaire à un jugement mais à un simple avis juridique rendu par une partie des juges du Tribunal constitutionnel. Bien entendu, la majeure partie de l’opposition et d’autres experts en droit constitutionnel sont d’un avis tout à fait contraire et considèrent que c’est le gouvernement qui viole la constitution en refusant de publier ce qu’ils considèrent, eux, comme un jugement.
Le conflit est en fait inextricable sur le plan juridique, et c’est pourquoi la Commission de Venise a eu raison de souligner la nécessité d’un accord politique entre la majorité et l’opposition. Mais ce n’est qu’à Varsovie qu’une issue peut être trouvée, à condition que les grandes forces politiques, y compris le PiS, trouvent le moyen de modifier ensemble la loi sur le Tribunal constitutionnel et aussi la constitution polonaise, afin qu’une telle situation ne puisse pas se reproduire. Des discussions sont en cours, mais les accusations mutuelles continuent de fuser dans les médias, ce qui ne favorise pas un compromis.
Les interventions partiales et mal informées de Bruxelles, survenant à la demande de membres du parti PO qui sont au minimum coresponsables de la crise et dont la mauvaise foi saute aux yeux dans cette affaire, ne peuvent qu’envenimer les choses et risquent aussi de rendre la droite conservatrice polonaise, majoritaire, encore plus eurosceptique qu’elle ne l’est déjà devenue après la crise de l’euro, les attaques de Bruxelles contre la Hongrie depuis 2010 et la crise migratoire actuelle.