Par Modeste Schwartz.
Les opinions exprimées et expressions employées dans ce billet n’engagent que son auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de la rédaction.
Roumanie – Après s’être fait snober dans les grandes largeurs par le nouveau pouvoir américain tout au long des festivités de l’élection et de l’investiture de D. Trump, le 9 juin 2017, Klaus Johannis, président de la Roumanie, a enfin été reçu par l’Empereur d’Occident, qui lui a fait l’honneur d’une conférence de presse en tandem. Pendant que, au gré d’un dialogue entre Trump et les journalistes d’une presse et d’une « société civile » roumaine qui lui appartiennent corps et âme, l’Occident se livrait, à propos de sa colonie roumaine, à l’habituel exercice de ventriloquie (« Nous, agents de l’Occident en Roumanie, sommes préoccupés par l’importance du phénomène de la corruption [comprendre : des formes de corruption que l’Occident ne contrôle pas] » – « Moi, Empereur d’Occident, je partage vos préoccupations. [Quelle surprise !] »), Johannis a donc eu son quart d’heure de gloire, au terme duquel Trump, oubliant visiblement son existence, est revenu à des sujets – notamment moyen-orientaux – plus substantiels pour sa diplomatie (comprendre : des clients plus solvables pour le carnet de commandes de l’industrie militaire américaine), Johannis revenant, lui, a son rôle providentiel dans toutes les grandes productions internationales : la figuration muette. Peu lui en chaud, dans la mesure où cette scénette, n’en doutons point, n’était que l’officialisation médiatique de négociations plus discrètes, au cours desquelles la Roumanie, l’un des pays officiellement les plus pauvres de l’UE, a « décidé » (comprendre : accepté) l’achat d’armes hors de prix au complexe militaro-industriel US, en vue d’une héroïque guerre russo-roumaine de quatre ou cinq heures top chrono. Assez peu de choses, forcément, en comparaison du chèque de 110 milliards qu’a virtuellement signé l’Arabie saoudite, état souverain – ce qui explique que Trump se soit résigné à l’idée que Ryad vaut bien une excursion, tandis que Johannis a dû prendre son bâton de pèlerin pour aller quémander le droit de vider les caisses exsangues de sa province du Tiers-monde en échange … de canons inutiles et hors de prix et de quelques minutes de célébrité médiatique internationale ?
Peut-être pas seulement pour ça. La plupart des observateurs roumains refusent en effet de voir une pure coïncidence dans le fait que le retour triomphal de Johannis après ses débuts dans la figuration washingtonienne ait aussi marqué, presque au jour près, le début de la crise gouvernementale la plus grave que le pays ait connu depuis la nomination, début janvier, du cabinet Grindeanu.
Les détails de cette crise sont multiples, compliqués, souvent équivoques – adjectifs d’ailleurs applicables généralement à la vie politique d’un pays où l’idéologie est un facteur pratiquement négligeable de la vie politique, et où rien, dans le système institutionnel et la culture politique, ne sanctionne ou décourage réellement l’opportunisme éhonté et le nomadisme trans-partis. En règle générale, les politiciens roumains sont – comme leurs homologues occidentaux – à vendre au plus offrant, mais – à la différence de ces derniers, plus disciplinés – aussi bien à l’unité qu’en gros. La seule chose à peu près sûre, c’est que, depuis près de deux semaines, le torchon brûle entre L. Dragnea, chef peu contesté du Parti Social Démocrate qui a remporté les dernières élections avec une majorité confortable, et le premier ministre S. Grindeanu, lui aussi membre du PSD, mais qui avait eu une carrière provinciale relativement obscure jusqu’à sa nomination il y a un peu plus de cinq mois, proposée (en second choix) par Dragnea et agréée (sous peine, certes, de provoquer des élections anticipées où son parti aurait pu perdre encore davantage qu’il ne venait de le faire) par Johannis. Suite à des déclarations peu amènes de Grindeanu sur L. Dragnea, ce dernier a mis en branle la machinerie du parti, qui introduit en ce moment même une motion de censure contre le gouvernement Grindeanu.
Intoxication et contre-intoxication étant de règle dans la vie politique roumaine, il existe au moins deux interprétations, diamétralement opposées, des événements en cours, selon qu’on attribue le rôle du « traître » (secrètement allié à Johannis contre les intérêts du PSD et de la Roumanie) à Grindeanu (ce qui semble être l’option majoritaire parmi les partisans du PSD, et notamment de son aile patriote/nationaliste) ou à Dragnea.
La première dit en substance que le choix de Grindeanu (dont certains liens avec les « services secrets » roumains sous contrôle occidental sont assez clairs) a été imposé à Dragnea par Johannis et les patrons occidentaux de ce dernier. En effet, la logique et les précédents institutionnels auraient voulu que Dragnea, en tant que chef de la coalition parlementaire majoritaire, se propose lui-même au poste, option que Johannis a refusée avant même qu’elle soit évoquée, en annonçant (de façon, probablement, anticonstitutionnelle) qu’il refuserait une telle nomination en raison des « soupçons de corruption » qui planeraient sur la personne de L. Dragnea (cf. mes rapports de cet hiver à ce propos). Grindeanu aurait donc, pour l’essentiel, constitué un micro et une mine insérés par l’Etat profond roumain dans ce gouvernement qui, tout en s’intitulant officiellement « gouvernement Grindeanu », est de notoriété publique celui de L. Dragnea. En signant, par la main de K. Johannis, un paquet astronomique d’achats d’armes américaines, ledit Etat profond aurait acheté l’indulgence de la nouvelle administration américaine – de prime abord rétive à collaborer avec les suppôts d’A. Merkel – en vue d’un débarquement du tandem Dragnea-Tăriceanu, c’est-à-dire de la coalition PSD-ALDE qui avait pu former un gouvernement, précisément, à quelques jours d’un déplacement de L. Dragnea (alors accompagné de S. Grindeanu) à… Washington.
Cette crise gouvernementale serait donc le deuxième acte d’une seule et même campagne destinée à ravir sa victoire de décembre 2016 à la majorité démocratique incarnée par la coalition au pouvoir, le premier acte – intitulé « Hiver Roumain » – s’étant soldé par l’échec de la tentative de maïdan en février dernier. Voire le troisième acte, si l’on considère qu’en réalité, la tension ne s’est jamais relâchée, mais qu’elle avait, entre ledit maïdan et la crise gouvernementale actuelle, migré vers le terrain des luttes sociétales, sous la forme d’une bataille savamment mise en scène, autour de la question du « mariage gay », entre le lobby LGBT local (d’importation) et une « Coalition pour la Famille » souhaitant faire inscrire l’hétérosexualité du mariage dans la constitution (coalition elle aussi étrangement bien financée, et non dénuée de liens avec certains milieux néo-protestants américains) – bataille dont l’enjeu réel était, à mon avis, là encore, l’éclatement du PSD, tiraillé entre une aile sociale-libérale plutôt favorable à une acceptation modérée du programme LGBT et une aile social-patriote résolument opposée à ce dernier (voir à ce propos mon analyse concernant O. Vasilescu).
La seconde version, véhiculée par les partisans de Grindeanu (c’est-à-dire ceux des députés PSD qui ne voteront pas la motion de censure proposée par leur propre parti), affirme au contraire que le tandem Dragnea-Tăriceanu aurait désormais un accord secret avec Johannis et qu’ensemble, avec la bénédiction discrète de Donald « carnet de commandes » Trump, ils s’apprêteraient à se débarrasser des éléments « intègres et compétents » du PSD, de façon à perpétuer une gestion oligarchique et corrompue du pays. Outre la présence de thèmes bien connus de la propagande occidentale (dont le leitmotiv de la « corruption »), cette thèse va aussi à l’encontre du principe d’Ockham, en impliquant d’énormes renversements d’alliance, alors que l’interprétation précédente fournit à la fois une confirmation d’interprétation des événements de décembre/janvier et une explication à l’ascension fulgurante de ce S. Grindeanu qui, il y a six mois, était encore un parfait inconnu ; enfin, la « thèse Grindeanu » implique que non seulement L. Dragnea, mais aussi, derrière lui, une grande partie de l’appareil du PSD serait disposée à mettre le parti en danger d’éclatement, donc de perdre des mandats aux prochaines élections, alors même qu’il est au pouvoir et que le consensus social (impliquant, notamment, nombre de représentants de la minorité hongroise – cf. infra) croît autour des mesures socio-économiques qu’il a imposées. Vu de l’extérieur, on pourrait certes trouver bizarre que S. Grindeanu accepte, sur ordre, de saccager un programme économique couronné de succès, qui serait, de plus, appelé à pérenniser son nom dans l’histoire du pays ; à supposer, néanmoins, que ce même S. Grindeanu soit un agent de police politique infiltré dans les rangs du PSD, il va de soi que (à défaut d’autre secrets encore plus gênants) la simple crainte de voir ce passé rendu public peut largement suffire à lui imposer un tel seppuku politique.
Parallèlement à ces événements, de nouveaux enregistrements fort compromettants sont apparus, semblant annoncer une démission imminente de Laura Kövesi, qui, à la tête du parquet anti-corruption, constitue un élément clé de l’appareil de chantage institutionnel censé garantir la loyauté de la classe politique roumaine envers l’Empire Occidental. En fonction des sources supposées de la fuite, on retrouve les deux tendances interprétatives évoquées ci-dessus : mettant l’accent sur l’hostilité presque personnelle existant entre Kövesi et Dragnea, les partisans de Grindeanu considèrent que la CIA sacrifie ses propres pions sur l’autel d’une belle vente d’armes, à la faveur d’une réconciliation tripartite Dragnea-Johannis-Trump. Les partisans de Dragnea, apparemment moins rapides à tirer des conclusions, pourraient quant à eux fort bien soupçonner la frange rebelle des services internes (SRI), généralement associée au nom de l’oligarque S. Ghiță (actuellement en fuite en Serbie), d’être à l’origine de ces nouvelles révélations fort embarrassantes pour la « Madame Propre » de l’Etat profond roumain. On ne peut d’ailleurs pas exclure non plus l’hypothèse de représailles (avec, si c’est le cas, un assez mauvais timing) du clan Dragnea au vu de la trahison avérée de Grindeanu.
Quoi qu’il en soit, si les détails intermédiaires de la révolution de palais en cours continueront probablement longtemps à se dérober à nos regards, la logique du cui prodest permet d’en décrire clairement l’origine et le dénouement probable. Johannis n’ayant jamais eu d’existence politique propre, qu’a-t-il bien pu négocier avec Trump au nom de la Reich-chancelière Merkel, récemment sortie victorieuse des élections françaises, si ce n’est une mise au pas de sa colonie roumaine, passant notamment par le retrait du programme économique néo-keynésien (hausses de salaires) qui, aux urnes, avait porté le PSD au pouvoir en décembre dernier, mais provoquait le mécontentement non-voilé du capital prédateur allemand implanté en Roumanie ? Quel que soit son passé, Grindeanu, s’il survit à la motion de censure, sera bien obligé de s’appuyer sur une autre majorité parlementaire, incluant, outre les éléments mutins du PSD qui le soutiennent, les partis de droite (PNL de K. Johannis) et libéraux-libertaires (USR), pro-occidentaux, qui ont tenté de le renverser dans la rue en février – avec toutes les « concessions » qui, dans un tel contexte, s’imposent.
Indépendamment du résultat final du match, qui n’est pas encore connu, l’aspect le plus intéressant de cette passe d’armes aura probablement été celui concernant le rôle « des hongrois » et la gestion de leur image dans ce débat. Menacé à sa droite par de petits partis hongrois nationalistes, et à sa gauche par la récupération/dénationalisation de son aile gauche en voie d’absorption par l’USR, le parti historique de la minorité hongroise (UDMR en roumain, RMDSZ en hongrois) a en effet, dans un premier temps, envisagé de se joindre à la motion de censure, en échange de concessions du PSD de L. Dragnea à ses revendications culturelles (bilinguisme des administrations en Transylvanie). Cette tentation a aussitôt donné lieu à un déchaînement savamment orchestré de magyarophobie dans les secteurs chauvins du nationalisme roumain, généralement contrôlés par les réseaux anti-communistes de l’OTAN. De façon fort révélatrice, un des organes de presse roumains les plus impliqués dans cette stratégie de la tension, le poste de télévision DIGI, a pour actionnaire majoritaire un citoyen roumain ethniquement hongrois, Z. Teszari (fortune personnelle estimée à 370 millions d’euros) ; ce poste, d’ordinaire ouvert aux messages « transylvanistes » lorsqu’ils se bornent à fortifier le racisme social d’une partie de l’opinion roumaine transylvaine à l’encontre des « parasites » de la Roumanie extra-carpatique, a aussi clairement soutenu la tentative de maïdan pro-occidental qui a échoué en février dernier – alimentant ainsi, chez beaucoup de nationalistes roumains, la vieille phobie d’un « complot hongrois » en vue du démantèlement territorial de la Roumanie. Mission accomplie : l’UDMR vient de retirer son soutien à la motion de censure du PSD, qui a probablement dû revoir à la baisse ses promesses, effrayé par le risque de s’aliéner ses propres partisans du camp chauvin.
Mais au passage, on aura pu vérifier que – contrairement aux croyances desdits chauvins au sein du PSD – l’ethnicité n’est pas l’élément décisif des positionnements politiques de la minorité hongroise : privé de soutien occidental par son récent rapprochement avec le FIDESZ de V. Orbán, et par conséquent structurellement placé, tout comme le PSD du côté roumain de la barricade ethnique, dans la situation d’avoir à satisfaire son électorat de masse plutôt qu’une oligarchie occidentale qui œuvre à son éclatement, l’UDMR représente, en l’occurrence, les intérêts bien compris d’une majorité populaire au sein de la minorité hongroise, loyaliste mais désireuse de voir respecter ses droits culturels sur le territoire roumain. Z. Teszari, en revanche, a beau avoir le hongrois pour langue maternelle, il partage et défend les intérêts d’une oligarchie comprador qui, pour maintenir sa domination socio-économique en Roumanie, est prête à passer sur bien des cadavres – y compris, au besoin, celui de la minorité hongroise dont ce même Z. Teszari est issu. Côté roumain, de même, on voit une fois de plus confirmée la convergence discrète d’un activisme libéral-libertaire (USR) et d’un activisme xénophobe-identitaire (moins structuré, mais clairement audible dans les médias et sur Internet) qui servent, en réalité, les mêmes intérêts oligarchiques – conformément au modèle fourni par le régime LGBT-hitlérien actuellement au pouvoir, avec la bénédiction de l’UE et de l’OTAN, en Ukraine.
NDLR : La motion de censure est passée le 21 juin 2017.