Roumanie – Auteur de quatre ouvrages (le dernier en date, de 2016, intitulé « La Roumanie : une colonie aux confins de l’Europe ») et de centaines d’articles très lus dans la presse roumaine des vingt dernières années, aujourd’hui âgé de 75 ans, l’économiste roumain Ilie Șerbănescu cumule l’expérience de trois régimes successifs (le communisme internationaliste/bolchevique des années 1945-1960, le régime de N. Ceaușescu et l’actuelle « transition démocratique » sous tutelle occidentale, en cours d’achèvement). Ancien ministre d’État des réformes de décembre 1997 à avril 1998 sous la première présidence de droite de l’après-1990, il ne peut être soupçonné ni de manque d’expérience des sujets dont il traite, ni de nostalgie naïve du « totalitarisme ». Nous traduisons ci-dessous l’un des plus récents de ses éditoriaux au vitriol, toujours bourrés de faits économiques très concrets, au moyen desquels il fouette régulièrement la conscience d’une société roumaine que les médias sous contrôle occidental se plaisent à présenter comme un élève « en retard mais motivé » de la « classe européenne » – lui rappelant ce qu’elle est de facto : une société colonisée et paupérisée. Voici l’article :
Les européens de l’Est commencent à en avoir assez du colonialisme occidental. Et cherchent, pour la plupart, à profiter de la fissure ouverte par le Brexit, mais aussi des nouvelles approches américaines que développe Trump en vue de relâcher sur leur cou la laisse de l’Allemagne – c’est-à-dire les structures de l’UE. Seule exception : la Roumanie ! Il est non seulement intéressant, mais même éloquent de confronter ce que les pays centre-européens, d’une part, et la Roumanie, d’autre part, trouvent moyen de faire dans le contexte politique européen et international actuel.
En tout premier lieu, il n’est pas difficile d’identifier une volonté manifeste – dans tous ces pays, à l’unique exception de la Roumanie ! – de renforcer l’État, seul capable de lutter contre les colons occidentaux (entreprises multinationales, banques, réglementation – bénéficiant toutes de l’appui des gouvernements occidentaux) et leurs brokers (la Commission de Bruxelles, le FMI, la Banque Mondiale). Des réglementations ont été activées, permettant de fortifier la position des décisions nationales, en dépit de la priorité dont jouissent les règles « européennes » en vertu des traités d’adhésion à l’UE. Les entreprises sous contrôle étatique national ont été consolidées, parallèlement au gel officiel ou officieux des privatisations, qui pourraient affaiblir les positions de l’État. « La Hongrie aux Hongrois » et « la Pologne aux Polonais » ne sont plus de vains mots. Le Premier ministre Orbán déploie en Hongrie une politique articulée et cohérente de type anticolonialiste, qui produit des effets dans divers domaines d’importance stratégique.
La défense de l’économie nationale est une politique d’État depuis l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice en Pologne, l’économie la plus puissante de la partie orientale de l’UE. On ne peut plus ignorer la résistance qu’il oppose aux mesures et règlements adoptés à Bruxelles afin de placer hors d’atteinte les politiques qu’il met en œuvre sur le plan national. La Tchéquie, pourtant situé au cœur de l’hinterland allemand, a une politique nationale en matière de change et s’est opposée à l’imposition dans tous les pays de l’UE d’un plafonnement du déficit dit « structurel » selon des modalités injustes pour les moins développés de ces pays.
L’entreprise la plus significative, mais aussi la plus difficile, est celle consistant à tenter de ramener l’économie dans des mains autochtones, de récupérer des positions stratégiques perdues face aux multinationales ou aux entreprises d’État de l’Ouest. Cela concerne tout particulièrement le secteur bancaire et les réseaux d’infrastructure. En première ligne de ce combat, on retrouve – et cela n’a rien d’un hasard – la Pologne et la Hongrie, non seulement parce qu’elles ont une longueur d’avance dans l’ensemble des évolutions anticoloniales, mais aussi parce qu’elles ont profité de conditions favorisantes spécifiques. L’une et l’autre sont dépourvues de ressources souterraines intéressantes pour les Occidentaux. Dans ces conditions, l’une et l’autre ont pu, dans le cadre de la définition de leurs objectifs stratégiques nationaux, se concentrer sur les autres zones prioritairement visées par le colonialisme occidental. L’un et l’autre pays – qui ont d’ailleurs, à la différence de la Roumanie, évité de liquider toute présence nationale dans le secteur bancaire – ont des programmes spéciaux de développement des banques autochtones, y compris au moyen de nouvelles acquisitions lorsque des opportunités apparaissent sur le marché, et même de restitutions onéreuses au domaine public d’éléments tombés dans des mains occidentales au cours des deux décennies passées. C’est précisément au moyen d’acquisitions de ce type qu’a été obtenue en Pologne la « re-polonisation » du système bancaire, dans lequel le contrôle national dépasse à nouveau les 50%.
En Roumanie, au contraire, une filiale bancaire grecque mise en vente a été acquise – non pas par le capital roumain, mais par le capital hongrois ! La Tchéquie a annoncé la nationalisation de la distribution de l’eau à Prague, détenue, comme dans la capitale roumaine, de l’inévitable Veolia. La Pologne a l’intention de revitaliser sérieusement ses exploitations de charbon, ressource restée sous contrôle national, au prix d’une guerre ouvertes avec la Commission Européenne, qui cherche, sous prétexte de lutte contre la pollution, à bloquer cette initiative polonaise. La Hongrie cherche à échapper à l’oppression de l’UE dans le domaine énergétique, en développant son secteur nucléaire, en coopération avec la Russie ; sa confrontation avec la Commission dans ce domaine a pris des accents de guerre ouverte.
Pour museler Bruxelles, Orbán prépare, avec des moyens inédits, le terrain pour un retour réussi dans des mains autochtones du secteur le plus sensible et le plus important : celui de la distribution de l’énergie (qui prélève de l’argent sur tous les consommateurs d’énergie) – en faisant par décret des réseaux de distribution des « activités non-lucratives » !
Source: Cotidianul.ro