Roumanie – Le Premier ministre de Hongrie, Viktor Orbán, s’est rendu à Oradea [en hongrois : Nagyvárad – Roumanie] le 2 octobre dernier. A l’Université Chrétienne du Partium [nom latin et hongrois de la région de la Roumanie actuelle bordant la frontière hongroise au Nord], il a assisté à une cérémonie marquant la rentrée universitaire et l’inauguration d’un nouveau bâtiment de l’Université. À la fin de cette cérémonie, il a accordé un entretien exclusif au journal Bihari Napló [« Quotidien du Bihar » ; Bihar est le nom de la région historique hongroise où se trouve Oradea, qui coïncide d’ailleurs avec le nom du département roumain dont elle est le chef-lieu : Bihor].
István W. Rais : Les élections législatives du printemps prochain en Hongrie seront les secondes auxquelles auront pu participer par leur vote les hongrois transfrontaliers [= appartenant aux minorités hongroises des pays bordant la Hongrie actuelle] qui ont obtenu la citoyenneté hongroise par la procédure accélérée [mise en place par le FIDESZ]. Quelle signification accordez-vous à cet événement ?
Viktor Orbán : Le monde est plein de nations au destin et au caractère différents. Un Hongrois ne se sent en sécurité que lorsqu’il peut garder le contact avec d’autres Hongrois. Et même si les hongrois ont une tendance à l’individualisme, ils éprouvent aussi le besoin de rester étroitement connectés les uns aux autres. Sauf qu’une fois qu’ils sont en contact, ils tiennent à ce que personne ne cherche à leur dicter leurs pensées ou leurs actes. Sans ce lien unissant les Hongrois qui vivent – en communautés compactes ou en petits groupes dispersés – dans le Bassin des Carpates, c’est la nation hongroise tout entière qui perd le sentiment de sa force et sa confiance en soi. Cette confiance en soi a commencé à s’accroître à partir du moment où nous avons lié les unes aux autres les parties éparses de la nation et trouvé des moyens de raccorder les communautés de la diaspora à la circulation sanguine unitaire du peuple hongrois. Il a gagné en assurance et en audace, tout en commençant aussi à s’améliorer économiquement. S’agissant des Hongrois, leur conscience nationale, leur force, leur estime de soi est étroitement liée à leurs résultats économiques, à leur compétitivité. Une fois dépassée cette étape importante de l’unification nationale – à savoir que désormais tout Hongrois peut accéder à la citoyenneté hongroise, et prendre part aux décisions communes les plus importantes – on peut voir à l’œil nu que, même du point de vue économique, presque toutes les communautés hongroises du monde sont en meilleur état. Et voilà précisément la raison pour laquelle j’encourage tous nos concitoyens à participer aux élections législatives qui auront lieu au printemps prochain, et aussi à procéder à leur enregistrement préalable dans le cas de nos concitoyens de l’extérieur. Je leur propose de continuer à avancer ensemble sur la voie que nous avons ouverte en commun.
István W. Rais : Quels sont les nouveaux objectifs de la politique nationale qui concernent aussi les Hongrois du Partium et de Transylvanie ?
Viktor Orbán : Nous devons créer un système d’enseignement unitaire en langue hongroise, de la crèche à l’université, incluant un système unitaire d’enseignement technique. Nous devons étudier et pratiquer ensemble non seulement les sciences de l’esprit, mais aussi les métiers, car la Hongrie a une tradition industrielle des plus sérieuses, dont de nombreux éléments ont été conservés, et sont même en phase de renforcement ces derniers temps. Moi-même, j’ai eu l’occasion d’inaugurer à Kolozsvár [en roumain : Cluj] un institut de formation professionnelle. Nous devons aussi conserver nos communautés religieuses, construire un système médiatique hongrois à l’échelle du Bassin des Carpates et du monde, et lancer des programmes de développement économique qui, tout en aidant tous ceux qui y participent, accroissent aussi les résultats d’ensemble du monde hongrois, de telle sorte qu’en fin de compte, on récupère davantage que ce qu’on a donné. L’essence d’une bonne politique économique, c’est de soutenir les personnes, les familles, les entreprises, les villes et les régions compétitives, viables et actives, de telle sorte qu’au total, du fait de l’accroissement des résultats, tout le monde se porte mieux en fin de compte. De cette façon, personne n’enlève rien à personne, mais tout au contraire, nos forces s’additionnent. La précarité matérielle, la pauvreté renforce nombre de qualités négatives de l’être humain. Beaucoup se disent : pourquoi aider les autres, pourquoi n’est-ce pas moi qu’on aide ? En Hongrie même, comme ailleurs, pendant longtemps, il n’en a pas été autrement – sans compter que la politique antinationale des communistes se servait de tels sentiments. Pendant de longues années, elle s’est ingéniée à opposer les Hongrois de Hongrie à ceux des communautés transfrontalières, avec l’argument « ce qu’on leur donne, il faut vous l’enlever à vous ». Mais de nos jours, en Hongrie, on voit prospérer l’idée – qui pourrait bien devenir majoritaire – qu’il est de notre intérêt de soutenir les parties extérieures de la nation, car en fin de compte, cela s’avérera avantageux pour nous tous. C’est une évolution considérable, parce qu’elle constitue l’une des conditions préalables du renforcement et du redressement de la nation hongroise. C’est pour moi l’une des plus grandes réussites de notre travail.
István W. Rais : Considérez-vous que les rapports étatiques roumano-hongrois ont des chances de s’améliorer ? Le gouvernement hongrois a fait preuve de beaucoup de fermeté dans son soutien au lycée catholique de Marosvásárhely [en roumain : Târgu-Mureș] face au gouvernement roumain.
Viktor Orbán : C’est une question qu’il faut aborder avec la distance nécessaire. En Occident, on assiste à une période de grandes invasions et de remplacement démographique dont le résultat sera une Europe de l’Ouest ethniquement composite, moins sûre que celle d’aujourd’hui, exposée au terrorisme et moins compétitive économiquement. Vers l’Est, en revanche, sur la frontière orientale de l’Ukraine fait rage un conflit aux conséquences imprévisibles, facteur d’insécurité. Une telle période offre à l’Europe centrale une occasion unique de poser les fondements de sa propre stabilité et de se redresser en avançant sur la voie de la coopération régionale. Je vois les décennies à venir comme les grandes décennies de l’Europe centrale. Ensemble, les Polonais, les Tchèques, les Hongrois et les Slovaques vont sûrement remporter de grandes victoires, et je pourrais ajouter les Slovènes à cette liste. Avec les Croates, il nous reste un ou deux problèmes à résoudre. Quant aux serbes, ils sont bien décidés à se joindre à cette réussite centre-européenne. Il est bien évident que les Hongrois de Roumanie auront leur place dans ce redressement. Nous en voyons déjà de nombreux signes. Reste donc la question : que veulent les Roumains ? C’est à eux d’y répondre. S’ils décident aujourd’hui de collaborer avec les Hongrois, en lançant des projets économiques communs, en se fixant des objectifs communs, ils peuvent rallier une grande réussite centre-européenne. De nos jours, une grande partie de la croissance économique globale de l’Union Européenne vient des quatre de Visegrad. Dans une formation V4 + Roumanie, nous pourrions trouver la forme de coopération permettant enfin d’assurer à la population roumaine – y compris les roumains ethniques ! – une élévation de leur niveau de vie, une plus grande sécurité et de meilleures perspectives. C’est une porte que, pour notre part, nous maintenons ouverte pour eux.
István W. Rais : En attendant que les Roumains ne se décident, de quelles possibilités et instruments réels dispose la Hongrie et le gouvernement hongrois pour promouvoir la protection et le respect des droits des hongrois transfrontaliers ? Je pense notamment aux accès de magyarophobie auxquels on assiste en Roumanie, à la préparation du centenaire de 2018, qui s’annonce sous de mauvais auspices, cette dernière étant déjà chargée d’accents nationalistes, ou encore au fait que la Roumanie a attaqué le projet de protection des minorités intitulé Minority Safe Pack.
Viktor Orbán : Le gouvernement hongrois a deux choses à faire : l’une, c’est d’user de son droit de parole, aussi bien aux assemblées internationales que dans le cadre des relations bilatérales, pour défendre les droits des minorités hongroises. Nous devons intervenir à chaque fois que nous avons l’impression que les droits de nos minorités sont violés – comme dans le cas malheureux du lycée de Marosvásárhely, qu’il est difficile, d’un point de vue hongrois, d’interpréter autrement que comme une manifestation d’hostilité administrative à l’encontre des Hongrois. Il est difficile de comprendre qui peut bien être lésé par le fait que des enfants catholiques hongrois fréquentent une école catholique hongroise. Par ailleurs, on constate une lenteur effrayante dans la mise en application d’un droit minoritaire qui est aussi un droit universel, relevant de la liberté religieuse. La restitution aux églises de propriétés dont elles ont besoin pour leurs activités de culte et d’éducation, et qui leur ont de toute façon appartenu par le passé, avant de leur être confisquées, s’effectue avec une lenteur d’escargot. Voilà deux dossiers qui constituent des problèmes de respect des droits de l’homme à l’échelle européenne, et que nous aimerions pouvoir, d’une manière ou d’une autre, solutionner avec les Roumains. Mais il n’est pas moins vrai que la politique nationale hongroise ne peut plus se résumer à la protection de droits. Nous devons discuter de ces questions avec les Roumains, mais pendant que nous disputons d’une main, l’autre main doit ouvrir pour eux une porte d’accès à l’espace économique centreuropéen. Avec la Serbie, nous avons déjà réussi à créer une collaboration dont les gagnants sont aussi bien les Serbes eux-mêmes que les Hongrois vivant en Serbie. Nous faisons des progrès en Slovénie, et notre coopération avec la Slovaquie est elle aussi excellente. Notre espoir est de pouvoir serrer la main des Roumains dans le cadre d’une coopération économique mutuellement avantageuse. Les ministres des affaires étrangères de nos deux pays se sont consultés lundi à Kolozsvár [en roumain : Cluj], et je me réjouis aussi d’avoir réussi à établir, à propos d’un cas concret, un contact personnel prometteur avec Liviu Dragnea, chef du parti au pouvoir et président de l’Assemblée Nationale. J’aimerais qu’un tel dialogue s’engage entre les partis de gouvernement de nos deux pays, en dépit du fait qu’ils appartiennent à des familles politiques différentes. 2018 sera une année difficile. Les Roumains méritent qu’on leur parle avec franchise, et nous aussi méritons qu’on nous parle avec franchise. Essayons de survivre d’une façon ou d’une autre à cette année 2018, de telle sorte que chacune des deux communautés en sorte avec le sentiment d’avoir traversé une période émotionnellement compliquée sans subir d’atteintes à sa dignité.
István W. Rais : Quelles chances de succès ont d’après vous les projets autonomistes des Hongrois du Bassin des Carpates – par exemple ceux de Transylvanie, face à la position officielle très rigide de l’État roumain – dans le contexte international actuel – je pense, par exemple, au référendum sur l’indépendance de la Catalogne ?
Viktor Orbán : Le gouvernement hongrois ne souhaite pas réagir aux événements de Catalogne, qu’il considère comme un problème interne de l’Espagne. Pour ce qui est des projets d’autonomie, il s’agit là d’une expression et d’un concept qui suscitent beaucoup de méfiance. Or, là où, au lieu de mener des combats de principes, nous nous sommes efforcés de mettre en place des collaborations pragmatiques, comme par exemple en Voïvodine, les Serbes se sont rendu compte qu’il n’y a aucune diablerie là-dedans, et que même sur ce genre de questions, avec les Hongrois, on peut tomber d’accord. S’agissant de la Roumanie, pour l’instant, nous en sommes encore loin.
István W. Rais : Il y a quelques jours, Hunor Kelemen, président de l’Union Démocratique des Hongrois de Roumanie [en roumain : UDMR ; en hongrois : RMDSZ] a déclaré que l’UDHR souhaite poursuivre le renforcement de son partenariat avec le FIDESZ. A Kolozsvár [/Cluj], vous avez même organisé une rencontre rassemblant la direction des deux partis. Comment évaluez-vous les relations entre ces deux formations – sachant qu’elles n’ont pas toujours été au beau fixe ?
Viktor Orbán : Si on se fie à notre mémoire à nous, il nous semble nous souvenir que nous avions à nous plaindre de l’UDHR ; à en croire leurs souvenirs à eux, c’est eux qui avaient à se plaindre de nous. Dans ce genre de situation, le mieux, pour les hommes politiques et les dirigeants de partis, c’est de s’efforcer de penser plutôt à l’avenir. Mon principe de base, c’est que le gouvernement hongrois – quel qu’il soit – doit toujours collaborer avec ceux qui jouissent de la confiance de la minorité hongroise de Roumanie. Et de ce point de vue, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Au sein de la communauté hongroise, les électeurs accordent généralement à l’UDHR un soutien allant jusqu’à 80%, ou dépassant même ce chiffre. A titre personnel, qui plus est, j’aime beaucoup travailler avec Hunor Kelemen. Nous avons déjà à notre actif de nombreuses discussions intellectuellement stimulantes et politiquement utiles, ce qui me laisse penser que nous pouvons être sur la même fréquence. Nous avons réussi à écrire le début d’un nouveau chapitre.
István W. Rais : Ces derniers temps, la pression migratoire s’intensifie aussi sur la Roumanie. Comment réagir à la situation créée par le fait que les migrants sont de plus en plus nombreux à chercher à entrer en Hongrie en passant par la Roumanie ?
Viktor Orbán : Notre principe de base, sur le plan politique et moral, c’est qu’il faut envoyer l’aide là où est le mal, et non importer le mal chez nous. La Hongrie a lancé un programme au moyen duquel nous nous efforçons de porter assistance à ceux qui vivent dans les régions d’où partent les migrants qui prennent la route de l’Europe. Nous nous acquittons du devoir moral qui incombe aux Hongrois. La crise migratoire va aussi jouer un rôle important dans les relations roumano-hongroises, ce qui va être pour nous l’occasion de réviser à la hausse l’importance de la Roumanie. La Roumanie, qui jouit de toute façon de notre respect, va voir son poids géopolitique s’accroître dans les prochains temps, car c’est entre autres sur cet axe que va s’alourdir la pression migratoire qui s’exerce sur l’Europe. Ce que nous avons vu jusqu’à présent n’était qu’un échauffement. Cette année, les migrants sont passés par la Méditerranée, mais nous allons entrer dans une période au cours de laquelle ils vont chercher à emprunter à nouveau toutes les voies étrennées jusqu’ici : aussi bien la route des Balkans que les routes maritimes. De ce point de vue, la Roumanie est un État important, qui se verra assigner la mission importante de stopper sur ses frontières orientales les masses de migrants incontrôlés qui vont se précipiter vers l’Europe. La Hongrie a aussi eu à s’acquitter d’une telle mission il y a deux ans, lorsque nous avons dû stopper sur notre frontière méridionale cette énorme masse de migrants. Entre temps, nous y avons construit un système de protection matérielle, qui fait qu’il ne vaut plus la peine de tenter d’entrer en Europe par la Serbie. Mais cela augmente la pression sur la Roumanie, qui tôt ou tard sera obligée de construire sur ses frontières orientales un système de protection efficace, sans quoi elle va être submergée par les migrants, auquel cas ce sera à nous, à la Hongrie d’élever une clôture sur la frontière roumaine. Voilà ce que je voudrais éviter à tout prix : nous préférons, au besoin, aider la Roumanie à protéger ses frontières orientales. Je fais confiance à l’église orthodoxe et au gouvernement roumain. J’ai bon espoir qu’eux aussi comprendront que ce qui se joue maintenant, c’est l’avenir de la Roumanie, et notamment son avenir chrétien. Voilà des bases sur lesquelles nous pourrions développer une bonne coopération au cours des prochaines années.