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La pensée stratégique hongroise expliquée aux Polonais

Temps de lecture : 6 minutes

Pologne / Hongrie – Les relations polono-hongroises, traditionnellement très bonnes, traversent une période mouvementée en raison de profondes divergences concernant la guerre en Ukraine. Si la Pologne apporte depuis le début un soutien massif, y compris en termes d’équipements militaires, à son voisin ukrainien, la Hongrie refuse même que des livraisons d’armes faites par d’autres pays passent en Ukraine depuis son territoire. Et si la Pologne fait partie de ceux qui réclament toujours plus de sanctions pour faire plier la Russie, la Hongrie demande au contraire une levée de certaines sanctions dans la mesure où elles causeraient plus de tort aux Hongrois qu’aux Russes eux-mêmes.

Pour comprendre l’approche hongroise de la guerre en Ukraine :
« 
La Hongrie d’abord ! » (15 mai 2022)

Ceci ne veut toutefois pas dire que les relations sont rompues. Les sommets du Groupe de Visegrád ont repris et les dirigeants polonais et hongrois ont entériné leurs dissensions sur l’Ukraine sans pour autant renoncer à coopérer dans les domaines où les points de vue convergent, qui restent nombreux. Et en Pologne, c’est surtout la presse de gauche qui tire à boulets rouge sur ce gouvernement hongrois accusé d’être trop proche de Poutine comme il est accusé de bien d’autres maux. Des maux qui sont – en dehors de la question ukrainienne – à peu près les mêmes que ceux imputés par cette même presse de gauche au gouvernement du PiS en Pologne.

C’est dans ce contexte que s’inscrivait la présentation vendredi dernier à Varsovie par Balázs Orbán, directeur politique du cabinet du Premier ministre Viktor Orbán (avec lequel il n’a pas de lien de parenté malgré un patronyme identique), de l’édition polonaise de son ouvrage sur la spécificité de la pensée stratégique hongroise publiée sous le titre Tabliczka mnożenia – Rzecz o węgierskim myśleniu strategicznym (Table de multiplication – À propos de la pensée stratégique hongroise). Un livre qui a également une traduction anglaise sous le titre The Hungarian Way of Strategy.

La présentation était organisée par l’Institut de coopération polono-hongroise Wacław Felczak qui est à l’origine de l’édition polonaise de cet ouvrage d’un homme politique hongrois de premier plan. Un livre qui vient combler un manque cruel, ainsi que cela a été remarqué lors de la discussion qui a suivi la présentation de l’ouvrage : si les librairies hongroises et polonaises proposent des tas de livres écrits par des hommes et femmes politiques d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord, beaucoup plus rares sont les traductions de livres écrits par des hommes et femmes politiques d’Europe centrale.

Ainsi qu’il l’a expliqué lors de la présentation de l’édition polonaise, le Hongrois Balázs Orbán n’a pas pour but, avec cet ouvrage, de convertir les lecteurs polonais à la pensée stratégique hongroise, mais simplement de leur expliquer le point de vue hongrois dans un monde où la stratégie suivie par les deux pays frères est devenue plus complexe. Pendant des siècles, l’histoire de la Pologne comme de la Hongrie était en effet une histoire de lutte de libération contre un oppresseur. Aujourd’hui, les deux nations sont à nouveau libres et souveraines dans un monde multipolaire, et il faut donc analyser et interpréter la réalité qui nous entoure pour adopter une stratégie qui doit tenir compte à la fois des objectifs souhaitables et des moyens à la disposition de chacun des deux pays ainsi que de la situation changeante dans laquelle ils évoluent. Un autre aspect dont une bonne stratégie doit tenir compte, ce sont les spécificités nationales, liées non seulement à la géographie, mais aussi à l’histoire et à la culture d’un peuple.

« C’est ce qui nous distingue de nos opposants », a fait remarquer le directeur politique du cabinet du Premier ministre hongrois : pour eux, il faut « laisser l’expérience historique de côté », « ce qu’il y a eu avant n’importe pas, pour eux ce qui importe est d’atteindre l’objectif qu’ils se sont donnés : l’égalité, l’instauration d’un ordre mondial libéral (…), quel qu’en soit le coût. »

« L’essence de la pensée libérale, c’est de croire qu’il existe une structure abstraite idéale qui reste partout la même indépendamment de tous les contextes locaux. C’est pourquoi le libéral hongrois, suédois, polonais ou britannique pense de la même manière sur tous les sujets. (…) Chez les nationaux-conservateurs, la pensée est complètement différente. La stratégie d’une communauté nationale dépend de son histoire, de sa situation géopolitique, de sa culture.

Un national-conservateur peut s’entendre très bien avec un national-conservateur d’un autre pays qui partage ses valeurs. Cependant, puisque chacun regarde ses propres intérêts nationaux, il y aura forcément des divergences. Mais ce n’est pas un problème. C’est juste une nécessité découlant du mode de pensée. Et dans les domaines où nos intérêts convergent, nous pouvons toujours coopérer, et nous sommes en outre capables de tolérance et de compréhension envers d’autres qui défendent aussi leur propre intérêt national. »

La situation de la Pologne – pays de plaines ouvertes vers l’Allemagne d’un côté et la Russie de l’autre – et de la Hongrie – pays situé dans l’espace « protégé » du bassin des Carpates, qui reste étroitement en contact avec le monde germanique – diffèrent, et c’est pourquoi les décisions en matière de politique étrangère ne seront forcément pas les mêmes, a expliqué Balázs Orbán à ses auditeurs polonais. En revanche, a-t-il encore dit, ce qui unit les deux pays, c’est la volonté de protéger et renforcer leur souveraineté et d’organiser la région centre-européenne par les coopérations régionales de type V4 ou Initiative des 3 mers (I3M). Pour cela, les deux pays se complètent, la Pologne étant plus ouverte sur les pays du nord et les États baltes, et la Hongrie entretenant de son côté des relations plus étroites avec les pays des Balkans.

La présentation de vendredi à Varsovie a aussi été l’occasion d’éclaircir certains malentendus, d’autant que parmi les personnes présentes, il y avait l’homologue polonais du Hongrois Balázs Orbán, c’est-à-dire Marek Kuchciński, le directeur de cabinet du Premier ministre Mateusz Morawiecki, ce qui a aussi permis aux deux hommes d’échanger en tête à tête, pour la troisième fois cette année.

Balázs Orbán a par ailleurs profité de la présentation de son ouvrage pour répondre aux reproches souvent entendu en Pologne à l’égard des Hongrois, depuis l’attaque russe contre l’Ukraine. Il a ainsi rappelé que la Hongrie soutient l’aspiration de l’Ukraine à entrer dans l’Union européenne comme elle soutient l’aspiration dans le même sens de la Géorgie, de la Moldavie et des pays des Balkans. Pour l’adhésion à l’OTAN, en revanche, « c’est une autre affaire, et c’est un peu plus compliqué ».

Balázs Orbán a par ailleurs remarqué que ce que fait la Pologne pour renforcer son armée est remarquable et que la Hongrie entend suivre cet exemple car « c’est le meilleur moyen de s’opposer à la menace russe » sans dépendre entièrement des États-Unis. Un élément de la stratégie hongroise, a rappelé le Hongrois, c’est qu’il n’y ait pas à l’avenir de frontière directe entre la Russie et la Hongrie comme il n’y en a pas aujourd’hui.

Sur les sanctions, il a expliqué que la Hongrie soutient les sanctions par solidarité avec ses alliés mais qu’elle se réserve le droit de dire ce qu’elle en pense. Et ce qu’elle en pense, c’est que les sanctions ne peuvent fonctionner qu’avec plus petit que soi. C’est ainsi que les sanctions financières européennes ont un sens, le marché financier russe étant beaucoup plus modeste que le marché européen. En revanche, dans le domaine énergétique, les sanctions ne peuvent que nuire à l’Europe plus qu’à la Russie. En ce qui concerne le soutien à l’Ukraine, il a encore rappelé que le soutien hongrois à ce pays en termes de pourcentage du PIB était certes inférieur au soutien polonais, mais au même niveau que le soutien français ou allemand, et aussi que les capitaux russes sont beaucoup plus présents dans un pays comme l’Autriche qu’en Hongrie et que si la Hongrie est si dépendante du gaz russe, c’est parce que l’UE a toujours fait capoter ou refusé de soutenir les projets énergétiques qui auraient servi l’objectif de diversification mais qui n’étaient pas jugés rentable économiquement (gaz roumain, projet de gazoduc Nabucco…).

Au cours de la discussion autour de son ouvrage où il est aussi beaucoup question du cadre offert par le V4, le directeur politique de Viktor Orbán a encore insisté sur la perte qu’a constitué le Brexit pour les pays du Groupe de Visegrád au sein de l’UE, la tendance fédéralisatrice franco-allemande y ayant acquis un poids plus difficile à contrebalancer en l’absence du Royaume-Uni, même si les récentes élections en Italie sont porteuses d’un espoir de rééquilibrage.

En définitive, quelle que soit la vision politique de chacun, la publication en polonais d’un ouvrage expliquant la pensée stratégique hongroise ne peut à terme que contribuer à la compréhension mutuelle entre Pologne et Hongrie liées par une amitié séculaire et attachées à leur souveraineté, qui sont aujourd’hui le moteur du V4 comme de l’I3M, et en tant que tel un des principaux contrepoids au couple à tendance eurofédéraliste et libéral-progressiste formé par la France et l’Allemagne.