Par Modeste Schwartz.
Roumanie – De l’entretien donné il y a deux semaines par Viktor Orbán à un petit journal provincial de la minorité hongroise de Transylvanie (le Bihari Napló, c’est-à-dire « Quotidien du Bihar »), et publié la semaine dernière par le Visegrád Post dans une traduction française exclusive et la traduction anglaise officielle fournie par son cabinet, les lecteurs du Visegrád Post les moins familiers des problématiques centre-européennes auront probablement surtout retenu l’offre d’assistance en matière de contrôle des frontières faite par le Premier ministre hongrois aux autorités roumaines.
Cette déclaration mérite certes toute notre attention, dans la mesure où elle confirme une fois de plus que la Hongrie de Viktor Orbán, en dépit de pressions phénoménales de la part de tout ce que l’UE compte de plus féroce dans la défense de la pensée unique anti-identitaire (en dépit, notamment, du désaveu récent du Cour de Justice de l’Union, et de la réélection – sans triomphe, mais confortable, d’A. Merkel à la tête de l’Allemagne), n’a aucune intention de chanter la palinodie (comme le prévoient pourtant certains analystes souverainistes français, attentifs à la contradiction entre la politique anti-immigration de la Hongrie et sa fidélité aux structures euro-atlantiques). Il serait, pour autant, audacieux d’affirmer – comme le fait l’opposition libérale hongroise, notamment par la voix de l’ancien Premier ministre F. Gyurcsány – qu’Orbán opte délibérément pour la rupture avec l’UE. Il semble beaucoup plus raisonnable de penser que le gouvernement hongrois continue – en dépit, aussi, de l’élection d’E. Macron en France – d’espérer un retour à la raison des Etats d’Europe de l’Ouest. Cependant, il est vrai que, par la voix de son très charismatique leader, le peuple hongrois fait, une fois de plus, savoir à Bruxelles et Berlin que sa fidélité n’est pas inconditionnelle, et que, s’il est prêt à bien des concessions, la composition ethnique du pays, elle, n’est pas négociable.
Pour les observateurs plus avertis, néanmoins, les leçons principales de ce long et dense entretien sont ailleurs. Souvenons-nous en effet qu’elle a été accordée à un journal de la minorité hongroise de Roumanie (principalement présente en Transylvanie, ancienne province hongroise, où les hongrois sont encore plus d’un million – constituant de ce fait la plus grande minorité nationale de l’UE), laquelle (comme d’ailleurs le gros de la population ethniquement roumaine du pays) n’a pas la crise migratoire pour préoccupation principale (la Roumanie reste pour l’essentiel un pays d’émigration, saigné à blanc d’un cinquième de sa population depuis la chute du communisme, et où peu de migrants veulent prendre le risque de s’attarder, les aides sociales étant presque inexistantes, et les salaires, encore plus bas qu’en Hongrie – alors que le prix des produits de première nécessité y est pratiquement le même). Au sein de cette minorité hongroise, le gros de la population (et notamment les secteurs sociaux qui votent le plus massivement pour le FIDESZ depuis que ce dernier – comme le rappelle d’ailleurs Orbán dans l’entretien – a facilité pour eux l’obtention du passeport hongrois) vit dans des villages et des petites villes, le plus souvent homogènes ethniquement (beaucoup de hongrois, peu ou pas de roumains et de tziganes – notamment au Pays Sicule) ; les problèmes dominant leur quotidien sont donc avant tout de nature économique (peu d’emplois dans les secteurs primaire et secondaire, en-dehors des grandes villes), infrastructurelle (fragilité des réseaux routiers et d’approvisionnement, notamment en eau et gaz) ou, tout au plus, éducationnelle (comme par hasard, c’est le seul aspect des problématiques « minoritaires » sur lequel V. Orbán s’appesantit dans l’entretien, en évoquant notamment… l’enseignement technique en hongrois). Les hongrois urbains de Roumanie, en revanche, sont – en-dehors des employés de multinationales, recrutés dans une faune libérale-libertaire qui, conformément à sa vision cosmopolite du monde, a généralement depuis longtemps tourné le dos non seulement au FIDESZ, mais même aux partis hongrois ethniques de Roumanie – pour la plupart des cols blancs insérés dans une économie bureaucratique typique du Tiers-monde, où l’Etat et les collectivités locales génèrent le plus gros des emplois ; ces bureaucrates généralement liés par des rapports clientélaires à l’Union Démocratique des Hongrois de Roumanie (UDHR, principal parti de la minorité hongroise), mais trouvant souvent le FIDESZ « trop radical », ont tendance à être culturellement libéraux et pro-occidentaux, mais se trouvent, pour l’accaparement de la manne publique, en concurrence avec leurs collègues roumains, ce qui les rend structurellement plus sensibles à tout discours autonomiste qui – même s’il implique peu de chances de déboucher sur des changements réels et/ou des améliorations sensibles de la condition des hongrois de Roumanie – constitue toujours pour le moins un utile instrument de marchandage avec le bailleur de fonds roumain. Cette fraction de la population minoritaire a donc, comme on pouvait s’y attendre, suivi avec beaucoup d’attention les événements de la crise catalane (lesquels ont aussi réactivé, côté roumain, la phobie presque neurotique de « l’irrédentisme hongrois »). A l’inévitable question du journaliste transylvain (parfaitement représentatif de la catégorie sociale sus-décrite), néanmoins, V. Orbán donne une réponse en forme de douche froide :
« Le gouvernement hongrois ne souhaite pas réagir aux événements de Catalogne, qu’il considère comme un problème interne de l’Espagne. »
On ne saurait être plus clair. Plutôt que de sacrifier, dans l’espoir – peut-être illusoire, d’ailleurs – d’ajouter, au prix d’une rhétorique irrédentiste sans contenu réel, un ou deux pour cent aux résultats électoraux (de toute façon astronomiques) du FIDESZ chez les électeurs hongrois domiciliés en Roumanie, V. Orbán se comporte en chef d’Etat responsable (les hongrois constituant aujourd’hui moins de 20% de la population transylvaine, l’idée d’un « retour à la Hongrie » est assez fantaisiste), qui plus est conscient du fait que les réseaux à l’origine du plus gros de l’agitation autonomiste en Transylvanie (comme le trust médiatique « Transilvania », propriété de l’oligarque clujois A. Pászkány, ethniquement hongrois, mais dépendant d’intérêt financiers allemands) misent sur le régionalisme des roumains de Transylvanie, et sont téléguidés par des cercles occidentaux (notamment allemands) généralement hostiles à la Hongrie FIDESZ.
Au lieu de quoi, V. Orbán consacre une bonne partie de l’entretien à confirmer l’établissement de contacts personnels cordiaux avec L. Dragnea, chef du Parti Social-Démocrate (PSD) au pouvoir à Bucarest (rapports établis lors d’une conversation téléphonique dont nous avons parlé), et – à l’encontre des insinuations du journaliste auteur de l’entretien – l’approfondissement du rapport d’amitié qui le lie à H. Kelemen, jeune et talentueux président de l’UDHR qui, bien que sacré dauphin en son temps par son prédécesseur B. Markó, a sur ce dernier l’avantage de n’avoir jamais manifesté d’hostilité patente au FIDESZ, et en tire le meilleur parti pour réorienter ce parti idéologiquement amorphe, encore bloqué il y a peu dans des positions de centre-gauche europhile héritées des années 1990, vers une doctrine d’intégration régionale compatible avec la philosophie du projet Visegrád.
V. Orbán, en effet, a très probablement compris qu’en Transylvanie, dans la partie urbaine de la minorité hongroise (culturellement identique aux secteurs urbains de la population ethniquement roumaine), les partisans du « dégagisme » anti-UDHR et anti-PSD sont aussi pour la plupart ceux du dégagisme anti-FIDESZ à l’œuvre en Hongrie (chez les libéraux de gauche et aussi depuis peu – de façon plus surprenante –, chez un Jobbik qui ne semble plus du tout craindre de devenir le Svoboda hongrois) : « jeunesse » (plus ou moins jeune) encadrée par la « société civile » de G. Soros, employés de multinationales anglophones (qui ont souvent déjà renoncé au vote ethnique pour soutenir le nouveau parti USR – sorte de tentative roumaine de En Marche, théoriquement multi-ethnique, mais de facto roumanophone). Et que par conséquent, paradoxalement, les ennemis transylvains les plus acharnés du pouvoir « néo-communiste » à nuances « nationalistes » en place à Bucarest sont aussi le plus souvent des ennemis mortels du projet national hongrois porté (désormais exclusivement, depuis la trahison du Jobbik) par le FIDESZ. En tout cas, un discours récemment prononcé à Cluj par l’un des lieutenants d’Orbán, L. Kövér, semble clairement indiquer une telle prise de conscience.
De L. Dragnea, il a déjà obtenu la promesse d’une solution satisfaisante au problème du lycée catholique de Marosvásárhely / Târgu-Mureș (problème créé de toutes pièces par une décision de justice qui pourrait bien s’expliquer par l’influence notoire des services secrets roumains – eux-mêmes notoirement inféodés à l’Occident – sur les institutions judiciaires roumaines). En confirmant publiquement, dans la presse de la minorité hongroise, la réalité et le contenu de leur conversation téléphonique, V. Orbán reconnaît et rétribue politiquement le risque qu’a pris son partenaire roumain en nageant à contre-courant de la propagande magyarophobe à laquelle s’adonne même une faction de son propre parti (celle des sympathisants de V. Ponta, notoirement proches des services secrets). Comme en Serbie, il montre aux voisins de la Hongrie que cette dernière est un partenaire de négociation fiable et réaliste, et à ses ennemis, qu’il n’est plus aussi facile que par le passé de l’amener à agir contre ses intérêts à long terme en « prenant en otage » telle ou telle minorité hongroise des pays voisins. Dans le cas de la Roumanie, la neutralisation de ces vieux mécanismes de la Realpolitik occidentale (et notamment allemande) passe par la neutralisation des « radicaux libres » irrédentistes au sein de la minorité hongroise – tâche que le FIDESZ peut à présent de toute évidence déléguer à une UDHR qui, renonçant à sa vieille fonction de pomme de discorde entre Budapest et Bucarest, semble même, sous la direction intelligente de H. Kelemen, vouloir se transformer en pont entre le souverainisme hongrois en voie de consolidation et les débuts timides et difficiles d’une gouvernance nationale émancipée à Bucarest.
En assument publiquement ce début d’alliance géopolitique et trans-partisane avec le parti « social-démocrate » (quoique soutenu par un électorat roumain rural culturellement conservateur) au pouvoir à Bucarest, alliance d’ailleurs favorisée par l’amélioration de ses relations avec une UDHR affiliée, comme le FIDESZ, au PPE (quoique historiquement caractérisée par une ligne plus libérale et europhile) V. Orbán, en proie, en Hongrie, aux attaques violemment démagogiques d’un Jobbik jadis eurasiste, mais récemment « retourné » par les Occidentaux, montre qu’il est lui aussi capable de Realpolitik efficace. Cet « œcuménisme » politique souverainiste s’étend d’ailleurs aux questions religieuses : au grand désespoir des élites urbaines hongroises de Transylvanie (volontiers chauvines en dépit de leur libéralisme sociétal, et généralement anticléricales, ou tout du moins franchement hostiles à l’orthodoxie), après avoir (au cours d’une visite privée très commentée par les nationalistes magyarophobes roumains) inauguré une église calviniste à Cluj, au soir d’une inauguration de bâtiment à l’Université Chrétienne du Partium (elle aussi dominée par l’Eglise Réformée hongroise de Transylvanie), il clame ouvertement sa confiance en l’Eglise Orthodoxe Roumaine, conscient du fait que cette dernière constitue, aux côtés d’un PSD idéologiquement amorphe et soumis aux chantages des services secrets, le principal obstacle institutionnel aux menées du mondialisme en Roumanie.
Communément conscients des risques de tensions interethniques qu’implique la série de commémorations, prévue pour 2018, des événements de 1918 (dont le souvenir est conservé par l’historiographie roumaine officielle comme la « réunification » des provinces roumaines intra- et extra-carpatiques – et par l’historiographie officielle hongroise comme la « catastrophe de Trianon »), les « hommes forts » de Budapest, Bucarest et Cluj (pour peu qu’on fixe conventionnellement dans cette dernière ville le centre du pouvoir diffus de l’UDHR sur la minorité hongroise de Roumanie), tous trois assis sur des majorités électorales des plus confortables – à savoir : V. Orbán, L. Dragnea et H. Kelemen – ont visiblement décidé de construire un axe patriote-social et « modérément eurosceptique » (pour reprendre la catégorie idéologique attribuée au FIDESZ par Wikipédia) à l’épreuve des provocations d’éléments chauvins téléguidés par les puissances occidentales. Sans même parler des intérêts communs de la Hongrie et de la Roumanie en Ukraine (face aux brimades anti-minoritaires de la junte pro-OTAN au pouvoir), l’intérêt collectif de la Roumanie dans l’édification de cet axe – qui, par la voix de V. Orbán, lui promet explicitement un appui total dans ses démarches d’intégration régionale (actuellement sabotées par des Etats-membres occidentaux, comme les Pays-bas) – est évident. Suffira-t-il à imposer un minimum de discipline géostratégique à une classe politique roumaine dangereusement dominée par les intérêts personnels (y compris de type mafieux) et puissamment influencée par les instruments du soft power occidental (et notamment allemand) ? Voilà, probablement, la principale inconnue à court terme de cette nouvelle équation centre-européenne.