Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Posons d’abord le décor :
Abstraction faite des spéculations (certaines plus ou moins scientifiques, d’autres franchement loufoques) entourant leur origine lointaine, les Sicules sont, depuis des siècles, une petite ethnie montagnarde de langue hongroise, nichée au centre de l’arc des Carpates orientales. Son territoire actuel coïncide grossièrement avec deux départements (Harghita et Covasna) de l’État roumain, situés dans la partie de cet État (appelé lato sensu Transylvanie) qui appartenait avant 1918 à l’Empire austro-hongrois. L’originalité des sicules par rapport à d’autres groupes de langue hongroise laissés « hors frontières » par le Traité de Trianon, c’est
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leur nombre et leur densité de population : au moins un demi-million de personnes, formant une population compacte (au Pays Sicule, la proportion municipale de magyarophones ne tombe pratiquement nulle part sous 80%, et beaucoup de roumains – notamment fonctionnaires mutés sur place – finissent par apprendre le hongrois pour se débrouiller dans la vie quotidienne) et
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l’emplacement du Pays Sicule, presque en plein milieu de la Roumanie actuelle, séparé des autres zones compactes de langue hongroise (Hongrie, Partium, Transcarpatie) par des centaines de kilomètres de population roumaine dense.
Dans de telles conditions, on comprend immédiatement que, suivants les us européens modernes, la seule solution viable est une autonomie régionale garantissant d’une part à la Roumanie le respect de son intégrité territoriale, d’autre part aux Sicules le respect de leur culture et la possibilité de décider entre eux de leur avenir (notamment économique), suivant le principe de subsidiarité.
Ce qu’aucun des acteurs du drame ne peut se permettre de dire publiquement (mais je profite de ma position externe pour le faire), c’est que cette autonomie, pour une large part, existe depuis longtemps, dans des proportions dont aucune minorité régionale de France n’a jamais osé rêver : on peut, au Pays Sicule, étudier en hongrois de la maternelle au doctorat, chaque petite ville a son théâtre de langue hongroise et, bien entendu, les instruments technologiques de la globalisation ont aussi permis aux Sicules de rétablir un contact permanent avec les médias du reste du monde hongrois. Mais bien entendu, les Sicules ne se comparent pas spontanément aux Bretons ou aux Alsaciens, mais plutôt à leurs ancêtres qui, avant 1918, n’avaient aucun besoin de s’exprimer en roumain dans les institutions (par ex. judiciaires) – ou encore aux petites minorités roumaines du Sud-Est de la Hongrie actuelles, qui jouissent elles-aussi de droits culturels étendus.
Quoi qu’il en soit, depuis le « mars noir » de 1990 à Târgu-Mureș / Marosvásárhely (émeutes inter-ethniques dans une grande ville transylvaine en bordure du Pays Sicule, soldées par une dizaine de morts et blessés), le Pays Sicule n’a plus donné aucun signe de violence politique en 27 ans de vie politique post-dictature. Le récent rapprochement tripartite entre FIDESZ, PSD et UDMR/RMDSZ (sigles renvoyant respectivement aux partis au pouvoir à Budapest et à Bucarest et au parti de la minorité hongroise de Roumanie), dont nous avons déjà parlé, incitait d’ailleurs à l’optimisme, laissant espérer une solution durable et juste du problème – telle que seuls deux pouvoir nationalistes (sûrs de leurs arrières et exempts du soupçon de cosmopolitisme) peuvent l’enfanter, compte tenu des spécificités culturelles de l’Europe du Sud-est.
Dans ce contexte, la « gaffe » commise mercredi dernier (10 janvier) par le premier ministre roumain Mihai Tudose arrive comme une douche froide, avec un léger parfum d’absurdité (ou de manipulation ?). Intervenant téléphoniquement dans une émission télévisée qui abordait le thème d’une pétition en faveur de l’autonomie signée par les trois principaux partis du Pays Sicule, ce dernier aurait en effet déclaré que « si le drapeau sicule devait être hissé, les responsables [de cet acte anticonstitutionnel] flotteraient dans le vent [seraient pendus] à ses côtés ». Nous utilisons le conditionnel pour introduire cette citation, dont la transcription n’est pas uniforme dans les divers compte-rendu qu’en a donnés la presse roumaine, et semble d’ailleurs se prêter à diverses interprétations (pour certains, elle ferait allusion, non pas au drapeau sicule – symbole de la revendication autonomiste – mais à un drapeau monarchique hongrois que des extrémistes auraient tenté de hisser l’été dernier, réveillant au passage des souvenirs douloureux datant de la Deuxième Guerre Mondiale). On a aussi évoqué la personnalité du modérateur de l’émission, Rareș Bogdan (propagandiste atlantiste notoire), qui pourrait (off the record, avant l’émission) avoir poussé Tudose dans ses retranchements, suivant une tactique du mieux-disant nationaliste bien connue sur place. Quoi qu’il en soit, même si ses propos avaient été mal notés ou mal interprétés, l’absence, au bout de deux jours, de tout démenti ou excuse de la part de Mihai Tudose trahit soit une extrême incompétence, soit la volonté de « laisser parler » – en l’occurrence aussi coupable que le propos (supposé) lui-même. Il aurait, par exemple, pu saisir la perche que lui a tendu son propre ambassadeur à Budapest, lequel, convoqué par le chef de la diplomatie hongroise, a prétendu qu’il s’agissait d’un « problème linguistique », et que les propos de son premier ministre ont été mésinterprétés : d’une part, P. Szijjártó ne semble pas avoir accordé un grand crédit à ces explications – mais surtout : on attend toujours, à l’heure où j’écris, une confirmation provenant du principal intéressé. Tudose pourrait certes, en dernière instance, verser cette glissade verbale, formulée d’une voix assez « chargée » (d’où certaines des difficultés d’interprétation…), au compte de ses habitudes soulographiques – bien connues et amplement commentées par la presse roumaine –, mais il n’est pas certain que sa réputation d’homme d’État en sortirait grandie…
Bien évidemment, l’ensemble de la presse magyarophone est aujourd’hui en émoi : indignation parfaitement justifiée, au demeurant – même s’il reste intéressant de noter que, parmi les premiers à monter au créneau, on trouve certains organes de l’émigration hongroise transatlantique qui, s’ils reçoivent des ordres politiques de quelque-part, ne les reçoivent probablement pas de Budapest.
A vrai dire, sa participation téléphonique à l’émission de Rareș Bogdan, probable agent infiltré de l’État profond roumain – participation à laquelle rien ne l’obligeait – suffirait déjà à laisser planer un doute sur l’intégrité politique et morale de M. Tudose. Véritable session d’endoctrinement russophobe et magyarophobe, l’émission, rassemblant une effroyable brochette de mercenaires idéologiques de l’OTAN, a consacré le plus gros de son temps d’antenne d’une heure et quart à la répétition rituelle du mantra « Kelemen [président de l’UDMR] est l’agent d’Orbán qui est l’agent de Poutine » (naturellement sans le moindre élément de preuve, dans le plus pur style « echo chamber »). Les rôles étaient d’ailleurs soigneusement distribués : tandis que l’expert auto-proclamé D. Dungaciu (qui exécute aussi les basses œuvres de l’Occident en République Moldave) présentait le V4 comme une conspiration anti-roumaine et que l’ex-jeune espoir politique néo-conservateur M. Neamțu s’efforçait d’enfoncer un coin entre Hongrie et Pologne, l’ésotériste mondain Oreste Teodorescu reprochait à ce même V4 de trop s’éloigner de l’Occident : les leaders de Varsovie, Budapest, Prague et Bratislava prendront-ils le temps d’apprendre le roumain pour bénéficier des sages conseils du président du Club de Culture et de Presse Roumano-Arabe, ou préféreront-ils parler directement, en anglais, à ses patrons ? L’avenir le dira.
Tudose semble donc confirmer la règle que certains avaient cru pouvoir formuler lors de la curieuse « défection » du premier-ministre précédent, S. Grindeanu : quelles que soient les propositions de premier-ministre présentées par la majorité parlementaire socio-conservatrice PSD-ALDE (partis respectivement présidés par L. Dragnea et C. P. Tăriceanu), tout candidat recevant l’aval du président K. Johannis sera a priori un homme sous contrôle de l’État profond, et jouissant du feu vert des maîtres occidentaux dudit État profond. Les signes récents de rapprochement Roumanie-V4 ont-ils été suffisamment alarmants pour que les marionnettistes en charge du spectacle bucarestois décident de donner l’artillerie, au risque de « faire sauter » le fusible Tudose ?
En tout état de cause, la balle est donc à présent dans le camp de messieurs Tăriceanu et Dragnea – et notamment de ce dernier, qui se flattait encore récemment d’excellentes relations personnelles avec V. Orbán (confirmées par ce dernier), ce qui laissait, justement, espérer des progrès sensibles dans le dossier sicule. Le moment pourrait bien être venu d’exiger la démission de M. Tudose, dont l’attitude au cours des dernières semaines laissait de toute façon planer de plus en plus de doutes sur sa loyauté vis-à-vis du parti (et donc, en dernière instance, de la majorité populaire, et donc de l’État). Ce deuxième divorce en moins d’un an et demi de mandature de la macro-majorité PSD ne ferait néanmoins que pointer encore plus précisément vers le véritable talon d’Achille de la démocratie roumaine : K. Johannis, président au passé trouble, dont l’élection a été entachée d’irrégularités, et dont le comportement anti-démocratique au cours de l’année écoulée aurait déjà donné plus d’une occasion de lancer la procédure de suspension que prévoit la constitution. Auquel cas, la convocation d’élections législatives anticipées par ledit Johannis serait bien entendu à l’ordre du jour. Mais là encore, on se demande bien pourquoi le PSD – crédité d’une majorité nette par tous les sondages – refuse de se soumettre à cette épreuve électorale, dont il ne pourrait sortir que plus légitime – voire plus puissant.
On ne peut d’ailleurs pas exclure qu’un tel scénario soit déjà à l’horizon des chuchotements bucarestois, ni que cette opération de guerre psychologique, tout en servant les intérêts de Bruxelles, Berlin et Washington, ait été commanditée par K. Johannis lui-même, fréquemment cité avec un zèle obséquieux par les propagandistes rassemblés autour de Rareș Bogdan, dans le but de briser l’alliance récente de l’UDMR/RMDSZ avec la majorité gouvernementale, de façon à augmenter les chances de l’opposition en cas d’élections anticipées.
Hic Rhodus, Dragnea, hic salta !