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Media hongrois : rien à signaler

Temps de lecture : 10 minutes

Par Yann P. Caspar.

Hongrie – C’est désormais acté. Le revirement tant pressenti depuis des semaines sur le marché hongrois des media vient de se produire. Après la rupture burlesque de 2015 entre Viktor Orbán et son historique bras financier, Lajos Simicska, la chaîne dinformation Hír TV revient dans le giron de la majorité par l’intermédiaire de Zsolt Nyerges, homme daffaires proche du pouvoir. Cet n-ième volte-face semble définitivement sonner le glas de linfluence politique de M. Simicska, qui, de janvier 2015 à l’élection davril 2018 avait fait de sa chaîne loutil principal de son action anti-Orbán en orchestrant un incompréhensible et pathétique duetto de chambre composé de libéraux indécrottablement bornés et du très enclin à la fourberie Jobbik – oeuvre cacophonique rendue possible par une seule et unique obsession : la tête du Premier ministre hongrois. Ainsi la reprise en main de Hír TV apparaît-elle comme la concrétisation médiatique et politico-financière de l’échec fracassant de la stratégie transversale Simicska, et loccasion idéale de faire le point sur les spécificités de la situation médiatique en Hongrie.

« Szabad sajtót ». Ils veulent une presse libre. « Ils », ce sont les autorités bruxelloises et leurs relais en tout genre. Les éternels partisans de la liberté et de la démocratie, les infatigables combattants contre la dictature en place, ces courageux résistants à la brutalité n’ayant pas une seule seconde hésité à s’asseoir à la table du Dr. Simicska pour frayer avec l’extrême droite hongroise, dont certains éléments affichent incontestablement une esthétique politique douteuse au regard de la liberté des peuples européens. Inutile de préciser que cette frange agissante de lopposition hongroise, dans son ensemble curieusement silencieuse à l’occasion des mamours télévisuels entre les anciennement cheffe de file du LMP, Széll Bernadett, et leader de la garde hongroise et du Jobbik Vona Gábor, commentant le dernier changement de direction à Hír TV, crie au crime contre la liberté de la presse et appelle au rétablissement de la démocratie en Hongrie. Ce serait endosser les habits du censeur que de condamner moralement cette funambulesque aptitude au saut périlleux arrière sur l’étroit fil démocratique – espace réservé à la haute-pensée, où l’air se fait trop rare pour la vulgaire populace hongroise, ce bas peuple pouilleux ayant voté à trois reprises en masse pour Viktor Orbán.

Dans ce climat détestable et vociférateur, il est a priori rudement délicat de calmer les esprits pour poser solidement le débat sur la situation de la presse en Hongrie. Cest pourtant bien cette virulence qui devrait éveiller les appétits danalyse. À cet effet, les ressorts de compréhension ouest-européens et occidentaux – procédant dune histoire des media à bien des égards différente de celle des sociétés post-communistes – sont hélas dun très faible secours. Les soubresauts et les luttes de pouvoir incessants dans la presse hongroise ne sont, en effet, quune des conséquences directes de la mise en place dune véritable jungle capitaliste en Europe centrale après près d’un demi-siècle de bloc soviétique et le changement de 1990. Rappelons dailleurs à ce sujet que la mise place de ce foutoir économique est précisément loeuvre de ceux qui montent aujourdhui comme un seul homme au créneau contre la situation médiatique hongroise : la classe dirigeante allemande, alors encore complètement dans lombre de Washington, et son équivalent français, dont linfluence économique et politique dans cette région fut toujours négligeable, mais dont l’élégance et la prestance de ses diplomates parisiens, tous magnifiquement mis, parfaitement taillés et coiffés, a toujours été la caution quasi-poétique de larme de destruction économique massive berlino-otanienne.

L’histoire des media en Hongrie au cours de la décennie 90 – décennie se prolongeant jusqu’à la défaite du Fidesz en 2002 – se résume par un intensif ballet de voraces holdings financières allemandes et américaines, enfilant les contrats juteux de manière compulsive pour bombarder la population hongroise de mantras libéraux. Toute l’épopée de Viktor Orbán et des siens vers la reconquête du pouvoir entre 2002 et 2010, et sa très rapide mise sur liste noire de lUnion européenne à partir de 2012, sexpliquent par l’échec de ce bombardement idéologique et médiatique. Renvoyé au rôle dopposants, les meneurs du Fidesz avaient alors compris que les anciennes élites politiques communistes, fraîchement remariées en seconde noce avec le social-libéralisme, étaient passablement installées aux postes médiatiques clés. Pis encore : la chaîne privée ATV ferraillait à la libéralisation du Parti socialiste hongrois (MSZP), préfigurant ainsi la déroute de toute tendance socialisante et populiste au sein de la nouvelle coalition gouvernementale par linfluence grandissante de la très libérale et affairiste Alliance des démocrates libres (SZDSZ). Viktor Orbán et son financier Simicska – camarade de dortoir du jeune Premier ministre, déchu et truculent mélange de petit seigneur hongrois imbu de ses privilèges, dhomo sovieticus brillamment roublard et de néo-capitaliste sans foi ni loi : un feu dartifice anthropologique à lui tout seul ! – décident alors de sarmer conséquemment dans cette traversée du désert qui durera huit ans. La chaîne Hír TV est lancée et fera office de corollaire conservateur à la libérale ATV. Pendant ces années, les stars conservatrices de Hír TV martèleront le même message : les libéraux de gauche (« balliberálisok ») sont la plus récente créature communiste, ce sont les mêmes, tous corrompus jusqu’à l’os, ils vendent la Hongrie au plus offrant et la trianonisent [néologisme de l’auteur en référence au Traité de Trianon, ndlr] une seconde fois. Quiconque voudrait sérieusement comprendre la situation médiatico-politique actuelle doit faire leffort de se plonger dans une étude de ces huit années et, surtout, comprendre son décisif point dorgue au moment des énements de 2006. Cest lors de cette intervalle de temps que tout ce qui fait la particularité du système médiatique hongrois sest forgé. A partir de 2003-2004, quasiment tous les ponts entre le Fidesz et les forces libérales hongroises seront coupés au plan national. Tout nest depuis quune succession daccusations réciproques – accusations essentiellement sur le terrain de la corruption -, de virulentes attaques ad hominem, chaque camp disposant de sa machine de guerre médiatique ; les dialogues et les échanges étant dans cette configuration dune immense rareté, puisque les détestations mutuelles sont dune sincérité inouïe et ne comportent en rien un aspect théâtral comme en France, où la buvette du Palais Bourbon et le club des anciens de l’École Nationale d’Administration permettent lunion sacrée.

Depuis le retour au pouvoir de Viktor Orbán en 2010, lextension du champs médiatique conservateur est une évidence. À titre dexemple, nous ne citerons que le remodelage des chaînes de télévision publiques, la mise à mort du journal Népszabadsag, le prise en main du site Origo, la création du quotidien Magyar Idők (venant remplir le rôle quavait jusqu’alors tenu Magyar Nemzet) pour contrer loffensive Simicska, évincé au profit des oligarques et hommes daffaires favoris du pouvoir, tant décriés par lopposition, Mészáros, Széles, Vajna et Nyerges, qui se partagent désormais gloutonnement le gâteau des journaux de province et media de la capitale. Lopposition, électoralement et politiquement en lambeaux, na guère plus que RTL Klub et ATV pour scander religieusement le même slogan : « Moins de stades et plus d’hôpitaux ! » ; et dérouler son ambitieux programme politique : « À bas la corruption et la dictature, vive la démocratie ! ». Ceux voulant sérieusement et consciencieusement comprendre en profondeur la Hongrie actuelle nont dailleurs dautre choix que se détourner de ce cirque télévisuel. En effet, comment pourrait-on ne pas rire à pleine dents en face de lusage régulier de la reductio ad hitlerum par les chaînes dopposition comme seul argument politique ? Est-on par ailleurs terriblement arrogants lorsquon coupe très rapidement court au visionnage dun programme de la trop souvent limitée Echo TV ? Sommes-nous, enfin, des âmes trop sensibles lorsque la marotte anti-migrants de la chaîne publique nous gave copieusement ? Le paysage audio-visuel hongrois est le terrain de jeu de dinosaures journalistiques hongrois, arrimés à leurs postes respectifs depuis une quinzaine d’années pour certains. Ils sy narguent, sy vengent et sy insultent. Deux espaces médiatiques. Deux camps politiques. Deux pays. Lun se faisant l’apôtre de la transparence, de la droiture et de l’éthique en politique, peut-être comme un mécanisme de défense lui permettant de survivre à sa condition de spoliateur dantan. Lautre, ivre de sa victoire, melon atrophié, pensant parfois sérieusement que les Hongrois sont un peuple d’élite et avant-gardiste ayant vocation à sauver lEurope, voire lhumanité toute entière, de sa perdition libérale. Un combat de coqs, parfois assez talentueux sur le plan stylistique du reste, où le téléspectateur initié compte les points et le consommateur lambda se contente de reconnaître le logo de la chaîne pour très vite savoir ce qui sera dit ou non. Les media audio-visuels hongrois sont libérés de tout complexe. Ils ne sont pas libres. Bruxelles a raison. Nous osons dailleurs déclarer que la liberté de la presse à l’occidentale est une vue de lesprit, si lon sen tient à ce qui se passe dans cet Ouest volontiers magyarophobe. Allons très sommairement à l’essentiel en ne prenant quun exemple isolé. Quelle différence de forme entre le quatuor hongrois sus-mentionnés et les neuf oligarques français, régnant fièrement sur le marché des media français, sans lesquels Emmanuel Macron serait à jamais resté un talentueux banquier daffaires ?

Il ne sagit en rien de jeter la pierre aux différentes chaînes de télévision hongroises. Partout et sans exception, le format télévisuel présente cette fâcheuse caractéristique de provoquer la passivité, voire lanesthésie cérébrale, du téléspectateur – du consommateur. Limportance prise par ce format nest rien dautre quune des expressions du triomphe – triomphe ayant débuté dans les années 20 – de limage sur l’écrit, autrement dit de la civilisation nord-américaine sur leuropéenne. Quoiquon ne puisse que très difficilement dégager des éléments civilisationnels communs à tous les européens, la tradition de l’écrit en est assurément un, encore présent aujourdhui à l’état de reliquat. À cet égard, bien que nous refusions le caractère quasi-messianique de la Hongrie cité plus haut, il faut bien admettre que la tradition écrite hongroise est une des plus flamboyantes en Europe – cette richesse est peut-être due à une peur pathologique de la disparition nationale et le besoin impérieux dimmortaliser son existence par l’écrit. Bien quamoindrie à l’époque du tout numérique, cette richesse existe toujours, comme en atteste la foisonnante presse écrite hongroise, bien plus développée que dans dautres pays de taille comparable. Tombant aussi dans les travers maniaques évoqués précédemment, la presse numérique et écrite hongroise nen demeure pas moins, dans lensemble de ses tendances, de qualité honorable. Tout comme sa sœur audiovisuelle, la presse écrite hongroise ne peut plus être qualifiée de libre, car elle dispose elle aussi des ses réseaux dinfluence, de son fidèle lectorat à combler et de ses guerres personnelles. Mis bout à bout, les organes de la presse écrite hongroise constituent néanmoins un tout pluriel, où chacun est susceptible dy trouver son compte. Si lon fait abstraction des couvertures racoleuses – une fois de plus dues à la victoire de limage sur l’écrit, ce qui nous amène à dire que limage est liée à l’argent et que l’écrit sen détache -, lensemble de la presse écrite hongroise représente un petit pavé quotidien et hebdomadaire nayant rien à envier à ceux proposés dans des pays dits plus avancés. Laudience de cette presse et sa réelle influence sur lopinion restent néanmoins à relativiser, pour une série de raisons.

D’abord, parce que la presse écrite se doit, pour survivre, d’être présente sur la toile – obligation contemporaine ne faisant quattiser la flamme maléfique du binge-facebooking, du sliding sensuel et inconsistant, du clicking compulsif et maladif. Le « lectorat » n’en est pas un. Cest un tas de consommateurs s’arrêtant au titre – court texte devenant lui-même une image -, une armée neutralisée sans le moindre coup de feu. Voilà le génie répressif et totalitaire de notre temps ! L’évidence : Monsieur Zuckerberg mérite bien plus sa chemise brune que Monsieur Orbán. Ensuite, sur ce point la Hongrie ne fait pas exception, nen déplaise aux bons gros melons cités plus haut, la lecture calme, studieuse et a priori sans dautre but que celui de satisfaire un plaisir naïf et innocent est plutôt le fait de personnes classés à gauche – nous ne pouvons quinsister sur ce terme de « classé à » en opposition à « de gauche ». La passion pour le concept, lattirance pour la nuance infinie, le goût des discussions posées et interminables : l’élément naturel de lhomme à gauche. Le domaine de l’écrit est le terrain de jeu des forces sinistrogyres. La mise en mouvement, lorganisation collective, la traduction dans le réel dune vie contemplative et intellectuelle dans laction sont un art que les hommes à gauche maîtrisent à la perfection. La droite a toujours été ridicule en la matière. Bien avant de lavoir commencé, elle a déjà perdu le combat culturel et intellectuel. Lhomme à droite s’intéressant à la chose intellectuelle glisse aisément vers une séduisante pleurniche idéalisant le passé ou une touchante attraction pour le futur au-delà s’il se laisse aller à une pathétique bondieuserie. Dans le présent, lhomme à droite ne parle que de fric, alors que lhomme à gauche en a bien souvent plus que lui (surtout en Hongrie, quoique la vapeur soit en train d’être renversée) et nen parle pas, préférant évoquer sereinement et fièrement ses dernières trouvailles littéraires.

La droite hongroise a gagné le combat politique et saffirme financièrement. Son discours sur les tares du libéralisme est limpide, sa critique de lUnion européenne construite et sa dénonciation précoce du scandale de la tragédie migratoire reconnue aujourdhui par tout esprit cohérent et honnête. Cette victoire politique – massive – pourrait être menacée sur le moyen terme par linconsistance de ses personnalités dites intellectuelles. Ces dernières ont la vengeance pour raison d’être. Elles sont prisonnières de leur haine contre la gauche hongroise. Au lieu de travailler au modelage dun corpus solide permettant de pérenniser sa victoire idéologique, elle ne rêve que dune chose : la retransmission télévisée de la pendaison de Ferenc Gyurcsány (qui court toujours) – ou de Béla Biszku après résurrection, cela revient au même. Cette image rêvée est son onanisme de prédilection. La gauche hongroise est aujourdhui une floppée de bras cassés, cest un euphémisme. Il peut presque en être dit autant de la droite « intellectuelle » hongroise. Elle mobilise les troupes sur Facebook, pas plus. Quelle prenne garde : si la gauche politique hongroise est quasi-morte, son substrat intellectuel de quelques milliers de personnes est hautement alphabétisé et sait inlassablement lire et infatigablement sorganiser. Ce substrat est le principal et le seul véritable lecteur de la presse écrite hongroise ; il épluche ses articles de bout en bout, les cogite et saura les régurgiter avec talent. La couche extérieure de ce substrat se compose aussi dune masse de zombies budapestois honteusement branchés, prenant leur shoot danti-orbanisme en dix slides sur 444.hu avant de décoller pour Londres ou Berlin. La couche profonde de ce substrat – qui dispose de temps et dargent, outils facilitant la lecture libérée – lit la presse hongroise avec plaisir et agacement, mais elle en maîtrise les moindres nuances. Elle sait aussi ce qui s’écrit ailleurs, car elle est majoritairement polyglotte. Si la presse écrite nexistait pas, elle saurait trouver les réponses aux questions actuelles dans ses imposantes bibliothèques privées sis dans des appartements des beaux quartiers de la capitale, car elle est paradoxalement et immensément conservatrice, ayant saisi une chose que les intellectuels de droite facebookisants ne font que mine davoir compris : les journaux passent et les livres restent. Les réels lecteurs de la presse écrite hongroise peuvent pour la plupart être situés à gauche. Cette presse est donc bien vivante, et dune manière radicalement différente à celle décrite par les officines bruxelloises. Mais, une fois de plus, Bruxelles a néanmoins raison. Cette presse nest pas libre. Elle est réellement lue par une poignée de gens libérés. Libérés, avec plus ou moins dintensité, des contraintes financières, et disposant de temps. Son influence profonde sur le court terme est donc minime. Pour ce qui est de sa consommation – faut-il le rappeler, nous opposons ici la consommation à la lecture -, elle ne fait quaccentuer ce qui préexiste : la fracture asymétrique de la Hongrie, chaque camps avançant dans son tunnel, 444.hu versus 888.hu. Bien évidemment sans lire le contenu de ces deux portails, qui comportent tous deux régulièrement des articles fouillés et sérieux.

Les scribouilleurs occidentaux oeuvrant au rayonnement de la CNN ou de BFM TV, tous télégraphistes de l’illustre impartialité, n’ont donc qu’à bien se tenir. Le paysage audiovisuel hongrois est hautement critiquable – comme partout au demeurant, pour sa nature même : le caractère avilissant de l’image. Dans le cas hongrois, il a par ailleurs cette regrettable tendance à jeter du sel sur les récentes et anciennes plaies historiques de ce petit pays d’Europe centrale. La presse écrite, partout où elle existe sur terre, n’est que malicieuse propagande si elle est uniquement consommée. Si elle est méthodiquement lue et sous-pesée, c’est quasi-exclusivement par une classe intellectuelle financièrement aisée, surtout composée de gens anthropologiquement « à gauche ». La Hongrie ne déroge pas à cette règle sur ce point. Alors, le marteau-pilon médiatique occidental pourra toujours continuer son acharnement contre Budapest et crier à la « dictature fasciste » comme un temps feu John McCain. Voici ce que la presse occidentale voudrait nous faire avaler : face aux journalistes d’opposition, le pouvoir hongrois userait de la même violence que celle mise en oeuvre par les dictatures fascistes au siècle dernier ou celle perpétrée, plus récemment, par l’armée américaine, dont John McCain fut un illustre héros.

Yann P. Caspar est franco-hongrois, juriste et établi à Budapest.