Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Le samedi 6 et le dimanche 7 octobre derniers, un peu moins de 4 millions de citoyens roumains se sont déplacés jusqu’aux urnes pour se prononcer dans le cadre du référendum dit « référendum sur la famille », soit un peu plus de 20% du corps électoral officiel (pourquoi « officiel » ? – cf. ci-dessous).
Le dépouillement est encore en cours au moment où j’écris, mais, les partisans (de facto) du NON (et donc, implicitement, du « mariage gay ») ayant appelé au boycott, il est d’ores et déjà évident que la grande majorité des votants a opté pour OUI – en vain, puisque le quorum de 30% de participation n’a officiellement pas été atteint. Grosse déception pour le camp du OUI, qui s’attendait à des résultats faramineux. Ce dernier, néanmoins, pourrait considérer que rien n’est perdu : tout observateur connaissant un tant soit peu la Roumanie sait bien qu’en cas de vote obligatoire, une grande majorité des abstentionnistes aurait elle aussi voté OUI, et qu’il s’agit donc avant tout d’un problème de mobilisation. Et comme tous les partis parlementaires (sauf un) et toutes les églises (sauf une) avaient appelé à participer, le bilan politique de l’opération pourrait, lui aussi, être considéré comme nul – ce qui, bien entendu, n’empêchera pas le camp #rezist de la « société civile » sur fonds occidentaux de jubiler et d’appeler à la démission du gouvernement, mais aussi et surtout à son wet dream préféré : l’emprisonnement de Liviu Dragnea (auteur, rappelons-le, d’une loi sur les redevances gazières qui gêne bien des multinationales).
L’ennui – et pas seulement pour le gouvernement ou pour Liviu Dragnea –, c’est que cette démobilisation n’est pas seulement ponctuelle, accidentelle. Elle est aussi structurale, et renvoie à des fissures profondes de l’édifice social roumain, lesquelles font à mon avis planer un doute sur l’avenir même de la Roumanie comme nation et comme Etat.
Certes, le camp du OUI avait commis la plupart des erreurs tactiques qu’il était possible de commettre. La campagne, trop courte, n’a probablement pas permis de toucher les couches culturellement les plus conservatrices de la société roumaine, couches rurales vivant dans un univers non-connecté et difficile d’accès, où, les sexualités « innovantes » restant (si elles existent) très discrètes, la plupart des électeurs potentiels n’ont probablement pas compris l’enjeu de la consultation. Coupler le référendum aux prochaines élections aurait, au contraire, permis de s’assurer d’une bonne participation, tout en laissant à la pédagogie le temps d’agir. Sur ce point au moins (celui du calendrier), il faut probablement donner raison à l’opposition #rezist, qui accuse Liviu Dragnea d’avoir voulu instrumentaliser politiquement ce débat de société. On a aussi relevé une certaine nonchalance de l’église orthodoxe, colosse immobile qui semblait aller à la bataille à reculons, et avant tout pour ne pas se laisser complètement déborder par l’activisme zélé des néo-protestants, qui ont été les véritables vainqueurs de ce scrutin : tous les départements (surtout nordiques) à forte participation (20% et plus) sont leurs départements de forte implantation, alors que beaucoup des départements de la queue du classement sont (notamment au Sud-est) des départements « d’orthodoxie profonde » (comptant très peu de néo-protestants et pratiquement aucun uniate ou hongrois).
Telle est donc la première fissure structurale qui vient d’apparaître : véritable colonne vertébrale de la nation roumaine (qu’elle a historiquement contribué à former, bien plus que le jeune et fragile Etat roumain), l’église orthodoxe perd rapidement du terrain, et semble manquer soit des compétences nécessaires pour inverser cette tendance, soit de la volonté de le faire, soit des deux.
Ce constat est d’autant plus angoissant que pour sauver la dynamique nationale, le politique, ici, ne semble pas appelé (comme, par exemple, en Hongrie ou en République Tchèque) à venir à la rescousse d’une conscience religieuse défaillante : ces départements du Sud-est qui ont boudé plus que d’autres le référendum sont un bastion du Parti Social-Démocrate au pouvoir, censé profiter politiquement d’une forte mobilisation. Ils abritent même les fiefs personnels de Liviu Dragnea et de « sa » Premier ministre Viorica Dăncilă ! On se laisserait donc facilement tenter par la conclusion suivante : traumatisée par les politiques (à plus d’un titre) anti-sociales de l’ère Băsescu, la population roumaine ne veut pas d’un retour au pouvoir de la « droite », et soutient à ces fins mollement le PSD, considéré comme moins antipatriotique et moins néo-libéral que le reste du spectre politique ; mais le PSD, idéologiquement trop vague et communiquant mal, ne suscite pas de véritable adhésion émotive dans son électorat, et les fortes majorités électorales qu’il remporte reflètent plutôt la nullité de l’opposition que son propre talent.
Mais il y a plus grave. Moralement démobilisée, la population roumaine est aussi en partie physiquement dispersée au-delà des frontières du pays, dans des proportions difficiles à évaluer (étant donné que beaucoup de ceux qui partent n’officialisent aucunement leur départ), mais qui dépassent très probablement les chiffres officiels – d’où les précautions de langage adoptées ci-dessus pour parler du corps électoral et du quorum. En effet, le pourcentage de participation anormalement bas constaté dans certains départements très ruraux et culturellement conservateurs (comme Gorj, Vâlcea ou Sălaj) reflète très certainement moins un improbable glissement de terrain idéologique que le fait que les listes électorales y sont bourrées de citoyens dont certains n’ont plus mis les pieds au pays depuis des années, dont souvent les enfants grandissent – en Italie, Espagne, France ou Allemagne – sans apprendre le roumain, et qui ne sont ni actifs, ni contribuables en Roumanie, où leur statut sociologique de facto, en dépit de leur ethnicité, est celui de touristes. Ce problème, qui affecte aussi d’autres pays de la région à forte émigration (Moldavie, Serbie, Bulgarie – dans l’ordre de gravité) touche aux racines même de l’Etat-nation territorial moderne, et appelle des solutions non moins radicales. En effet, outre leur rôle de « perturbateurs statistiques » dans les questions de quorum, ces compatriotes-touristes posent aussi problème quand il choisissent de voter : comme souvent il n’ont pratiquement plus d’intérêts matériels sur place, leur choix électoral a tendance à être guidé par le seul critère de la compatibilité de tel ou tel programme avec la pérennisation de leur stratégie migratoire individuelle, c’est-à-dire, concrètement, avec le maintien de la Roumanie dans l’UE (plus, éventuellement, son entrée dans Schengen). Et en effet, rien n’interdit de penser que, chez les parents restés au pays de ces « roumains de l’extérieur », la propagande en faveur du boycott – qui accusait, entre autre, ce référendum de vouloir « éloigner la Roumanie de l’Europe » – n’ait fait mouche ; non pas que les roumains de ces groupes sociaux (principalement ruraux, et souvent religieux) aient une quelconque sympathie pour l’agenda LGBT, mais dans leur vision encore largement tribale de l’existence, la pérennisation de leur stratégie de promotion sociale par l’émigration vers des pays à salaires plus élevés passe loin devant la protection institutionnelle de la famille, des jeunes générations et de la nation. D’où, par exemple, leur soutien indéfectible à des Gauleiters de l’eurocratie comme Klaus Johannis ou Traian Băsescu.
En d’autres termes : indépendamment de leurs opinions politiques (à supposer qu’ils en aient), les « cueilleurs de fraises » (surnom donné aux migrants roumains) constituent, pour tout pouvoir roumain cherchant à s’émanciper de la tutelle néocoloniale de l’Occident, une cinquième colonne dotée d’une réelle capacité de nuisance. A terme, la Roumanie devra choisir : ou bien devenir une nation extraterritoriale comme les Arméniens (quoique a priori pas aussi bien située sur l’échelle internationale des fortunes commerciales), ou bien renoncer au bois mort de ces cousins qui n’aiment leur patrie que pour mieux l’abandonner. Une troisième solution, souvent discutée depuis que la Roumanie (pour des raisons tant démographiques qu’économiques) a rejoint le club des pays centre-européens sans chômage, serait le « retour des exilés » ; elle se heurte néanmoins au différentiel de revenus entre Occident et Roumanie, qui, tout en se réduisant, reste considérable, mais aussi (plus discrètement) au fait qu’une grande partie desdits « exilés » ont déjà été acculturés, et ne se sentent plus vraiment chez eux dans ce pays « rétrograde » qu’est, pour tout occidental, la Roumanie.
La dernière fissure dont je souhaite ici parler tient aussi à la définition de la nation. Certains citoyens roumains (tziganes, hongrois, ruthènes, serbes etc.) ne sont pas ethniquement roumains. La plupart de ces minorités ethniques sont minuscules, et la minorité tsigane, numériquement considérable, est nationalement informe, sans identité unitaire. Mais l’une d’entre elle – la minorité hongroise – rassemble autour d’un million (officiellement davantage, pour les raisons mentionnées ci-dessus) de citoyens roumains de langue hongroise, pour la plupart aussi détenteurs d’un passeport hongrois, dotés d’institutions scolaires et d’une presse en langue hongroise. Or ce référendum a donné l’occasion d’observer le comportement doublement anormal de cette minorité, dont le choix politique majoritaire (en l’occurrence : l’abstention), tout en la singularisant en Roumanie (les deux départements les plus hongrois sont aussi les deux derniers de la liste des statistiques de participation), l’oppose aussi idéologiquement au mainstream politique de la Hongrie actuelle (c’est-à-dire à l’illibéralisme de Viktor Orbán). Pour parfaire l’opacité de la situation, ajoutons que beaucoup de ces hongrois de Transylvanie qui – par libéralisme europhile et/ou haine viscérale d’un PSD allié au FIDESZ de Viktor Orbán – ont boycotté le référendum, sont les mêmes qui, en tant que citoyens de Hongrie, ont voté pour ledit FIDESZ en avril dernier (le contraire est arithmétiquement impossible, les taux – astronomiques – de vote FIDESZ et d’abstention au référendum étant à peu près les mêmes).
Faut-il, donc, s’attendre à l’émergence, entre Roumanie populiste et Hongrie illibérale, d’une mini-Hongrie transylvaine LGBT, appelée à faire pendant à l’Ecosse dans ce qui pourrait bien devenir « l’archipel des provinces d’outre-mer du IVe Reich métrosexuel » ? C’est ce dont certains intellectuels hongrois urbains de Cluj ou de Târgu-Mureș rêvent aujourd’hui à haute voix – mais leurs rêves ont-ils une assise réelle ? Rien n’est moins sûr. A vrai dire, en milieu rural et dans les petites villes, et surtout dans les tranches d’âge supérieures et dans les zones de peuplement magyarophone compact (Pays Sicule), la sensibilité d’un électorat plutôt conservateur à la propagande libérale confectionnée à Cluj tient surtout au fait que ces hongrois-là ne s’intéressent absolument pas à la vie politique roumaine et ne suivent pas les médias roumains ; or les libéraux europhiles jouissent d’une hégémonie médiatique totale au sein de la minorité hongroise de Roumanie.
La responsabilité de ce détournement d’avion réussi incombe donc pour partie à la naïveté des hongrois de Transylvanie, trop habitués au rôle gratifiant de minorité-victime chérie par les eurocrates : culturellement conservateurs, certains sont allés jusqu’à sciemment saboter un référendum dont ils approuvaient le principe, par pur ressentiment anti-roumain – s’imaginant probablement que, le jour où la majorité ethnique pourrait leur présenter la facture de cette stratégie suicidaire, Frans Timmermans viendra à leur secours à la tête d’une Panzerdivision. Mais elle incombe aussi, pour partie, au FIDESZ de Budapest, qui, depuis des années, non seulement ne lance aucun Kulturkampf pour reconquérir ces âmes transylvaines transformées en consciences cosmopolites par une longue promiscuité avec la galaxie Soros, mais s’emploie même à financer très généreusement une presse transylvaine magyarophone libérale jusqu’à l’os ; cette dernière, en contrepartie, met en sourdine la haine viscérale que lui inspire la Hongrie illibérale de Viktor Orbán, et oriente mollement le vote sicule vers les bulletins FIDESZ lors des élections hongroises, tout en se réservant le droit de l’orienter contre les alliés roumains du FIDESZ lors d’élections roumaines. En d’autres termes : d’orienter l’opinion hongroise locale en faveur des pires ennemis de la Hongrie : la « droite » roumaine – mais surtout les marionnettistes occidentaux qui l’orientent depuis des décennies.
Tout en s’imaginant culturellement supérieurs à la majorité ethnique, les hongrois de la minorité reproduisent donc en réalité, à leur échelle, toutes les tares de cette dernière : apolitisme, désertion migratoire, déchristianisation (accompagnée d’une rechristianisation néo-protestante) et (s’agissant notamment de leurs élites politiques et culturelles) absence de toute vision cohérente susceptible de fournir une alternative à l’euro-mondialisme agonisant.
Majorité malade, minorité schizophrène : si ce beau cocktail explosif ne produit pas les effets (« à l’ukrainienne ») qu’on pourrait en craindre, ce sera, hélas, très probablement parce que la bataille prendra fin, avant même de commencer, faute de combattants – trop occupés à conduire des uber à Dublin et à récurer des toilettes à Hambourg.