Par Yann P. Caspar.
Tenu avant tout pour ce qu’il est incontestablement — une légende de la poésie hongroise de la même trempe que celle des Attila József et Sándor Petőfi —, Endre Ady (1877-1919) est aussi l’auteur de milliers d’articles de journaux1, dont les plus importants parurent surtout avant ses grands poèmes.
Bien qu’il soit a priori totalement incohérent de vouloir séparer l’œuvre du journaliste de celle du poète — les deux formant à l’évidence un tout, produit d’une complémentarité —, exhumer quelques-unes de ses virulentes missives, lancées dans la presse hongroise de la Belle (et décadente) Epoque, permet non seulement de dévoiler le style prometteur et sans contrefaçon d’un jeune homme qui fonce, mais aussi de découvrir une facette plus ignorée et dérangeante d’un homme qui fait aujourd’hui l’unanimité.
Il est au fil de ses nombreux articles une clé de voûte chapeautant tous les sujets embrassés, une obsession de laquelle découle toutes ses prises de positions ; ce fil conducteur, c’est sa dénonciation absolue et sans la moindre concession de l’argent. Beaucoup se sont demandés comment un homme tirant continuellement à boulet rouge contre l’Eglise et la Nation avait pu à ce point truffer ses vers des mots de Dieu et de Patrie. Certains pourraient même y voir la contradiction affligeante d’un artiste tristement névrosé, alors que la logique de l’intéressé est on ne peut plus claire : la question de l’argent vient avant tout le reste.
Ady a à plusieurs reprises pris la défense du Jésus des gens de rien contre le clergé et les ultramontains — tous des gens de bien. S’il lui est arrivé de provoquer l’émoi en mollardant copieusement sur le pape Pie X et ses obligés, il garde toujours à l’œil le parcours christique et sacrificiel de ceux qu’il appelle « les millions d’estomacs vides ». Sur la question des femmes, il est certes bougrement moderne pour son époque. Mais il n’a pas un traître mot favorable aux dames d’en haut et ne veut que le bien de celles que, déjà, on envoie sur les chantiers casser des pierres. Il prophétise dès 1905 la mise à mal des attributs masculins à l’occasion d’une grande guerre à venir, qui laissera place à la mise en avant des vertus féminines, lesquelles se résument surtout à la notion de protection — des enfants, qu’il définit comme l’incarnation même du sacré, militant pour le respect envers les enfants nés hors mariage. La protection des enfants, donc en définitive celle de l’avenir de la vraie Patrie. Son « féminisme » pourrait être qualifié de différencialiste, mais aussi de vital pour la Nation ; il est en tout état de cause l’exact opposé de celui qui mène de nos jours la danse, celui de Michel Foucault et Judith Butler. (Nous manquons ici cruellement de place et de temps, alors allons-y d’une frasque triviale et bas de plafond, mais non moins authentique : Brigitte Macron et caissières gilets jaunes, même combat ?)
Ady n’a pas eu le sinistre privilège de connaître le Traité de Trianon — tragédie sur laquelle il n’existe donc, par voie de conséquence, qu’un seul immense poème : Nem, nem, soha ! d’Attila József. Il a peut-être encore été plus brillant que József en prévoyant Trianon bien avant le déclenchement de la guerre, qu’il disait perdue d’avance, à l’issue de laquelle la catastrophe sera inévitable. La Transylvanie est d’ailleurs pour Ady la terre de la véritable magyarité, seul endroit où une société historique aux valeurs hongroises particulières se soit réellement exprimées ; elle a « une autre âme ». Dans un article de 1912, il livre par le menu la liste des joyeusetés attendant la magyarité si la Transylvanie venait à être perdue et écrit à l’avance l’histoire de la Hongrie du vingtième siècle.
Toujours quant au siècle qui s’ouvre, Ady ne lésine pas sur la question de l’antisémitisme. Il le palpe et sent sa concrétisation politique arriver. Là encore avant le déclenchement de la Grande Guerre, il lance « s’il y a un problème, les juifs sont là ». Il sait que les accuser de tous les maux sera la dernière cartouche d’un pouvoir aux abois. Il prend la défense d’une communauté qui, dans la Hongrie de son époque, avait encore en son sein des membres faisant pousser le raisin à Mád et Tokáy ou confectionnaient des pâtisseries à Füred, mais se fend de passages qui lui vaudraient aujourd’hui la condamnation suprême. Il vomit sur ce Pie X sonnant et trébuchant, l’accusant d’être de mèche avec l’affreuse clique des Rothschild. Sa verve n’est que plus virulente quand il évoque ce qui mène réellement le monde : les créanciers. L’argent, encore et toujours ; ceux qui en ont et le prêtent, et ceux en sont dépourvus et aimeraient le prêter. Question périlleuse que celle de la dénonciation de l’usure — notion au coeur même de la définition que donne à l’antisémitisme le très mainstream Jacques Attali. En dénonçant par ailleurs les « juifs riches et dégueulasses » de Budapest — et soyons tout net : les Budapestois dans leur ensemble —, Ady soulève la question de la lutte des classes et des places au sein de la communauté juive.
Endre Ady est un plébéien absolu et sans filtre. Tous les sujets qu’il aborde sont déterminés par cet élan initial. Il met invariablement dans le même sac tout ce qui écrase le Peuple : les leçons morales factices et bigotes du pouvoir en place, le protestantisme allemand, l’attrait pour le plat de lentilles (la « panamisation » des élites, faisant référence au scandale de Panama), la Banque, le Clergé qui moralise dans le stupre ; la liste est longue. Même sa constante francophilie est entachée d’une claque appuyée à l’élite politique française, toujours si douée et élégante quand il s’agit de taper dans la caisse. Inutile de préciser qu’à aucun moment les mots de gauche et de droite ne sont prononcés. Il va d’ailleurs plus loin en jetant l’opprobre sur le socialisme en lui pressentant un avenir de bastion intellectuel imprenable qui monopolise un discours inviolable sur la défense des dominés. Il exècre les paroles creuses sur tous les appels à la Nation qui ne se soucieraient pas du sort des écrasés. Sa condamnation du bourgeois est limpide. Son regret de voir l’aristocratie hongroise décadente s’acharner sur les siens le déchaîne totalement. L’émigration et la « grève de la cigogne » des siens l’alarment au plus haut point. Que les jacasseurs politicards et moralisateurs aient le courage d’aller au bout de leur suffisance et préparent leurs sales outils pour déboulonner les centaines de statues à l’effigie d’Ady sur le sol hongrois. Car, une chose est certaine : envers et contre tout, Endre Ady était sévèrement populiste.
1 Ady Endre összes művei. Kritikai kiadás, Akadémiai, 1955-1982, 11 db