Par Yann P. Caspar.
À la manière des écrivains hongrois du début de l’époque des réformes en Hongrie — en tête desquels il faut citer Mihály Vörösmarty et József Katona —, le polonais Adam Mickiewicz (1798-1855) participe de cette réponse centre-européenne à la fin de l’épopée napoléonienne, et apporte sa touche originale à la question hantant tous les créateurs de la première moitié du XIXème siècle : l’affrontement a priori contradictoire entre l’esprit des Lumières et l’âme romantique.
Le Conrad Wallenrod1 de Mickiewicz, roman en vers publié en 1828, rédigé au cours d’un exil à Saint-Pétersbourg du à des activités philomathiques, est le contrepoids byronien à ses Aïeux (1822-23), poème dramatique ayant pour cœur le thème de l’initiation et dont le héros présente des caractéristiques wertheriennes aux idées prométhéennes. Tout comme le Conrad du Corsaire (1814) de Byron, Wallenrod connaît l’amour, puis s’y refuse pour mieux se préparer à la guerre. Wallenrod n’en est pas pour autant un héros pleinement byronien en ce que son amour absolu pour une femme ne prend pas fin là où commence sa misanthropie envers le reste l’humanité, mais bien plutôt son hostilité envers un ennemi historique.
Ce glissement des passions vers une échappatoire — dénouement de toutes les grandes œuvres du romantisme, mouvement à la fertilité permise par près de deux siècles qui auront vu progressivement se décomposer le sujet rationnel, indépendant et souverain — prend une tournure hautement originale dans le cas de Mickiewicz. En effet, comment ne pas soulever le parallèle entre l’éclatement du sujet et les éclatements successifs de la Pologne-Lituanie ? C’est d’ailleurs précisément la nouvelle donne issue du Congrès de Vienne de 1815 qui rend la trajectoire du jeune Wallenrod hors-norme; ce dernier, arraché de force à sa patrie lithuanienne dans son enfance, gravira les échelons au sein de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques et en deviendra le Grand-Maître. Son élection à ce rang suprême de l’Ordre ouvre le roman dont les chants et récits en vers font mine de faire tarder l’inévitable : le Grand-Maître Conrad mènera volontairement son armée au casse-pipe pour laisser triompher ses frères Lithuaniens. Ses rencontres nocturnes avec la recluse de la tour angulaire de Marienburg relèvent peu à peu une complicité ignorée entre les deux personnages jusqu’à tout dévoiler à l’occasion de leur première échange diurne, dans un moment où la tension culmine entre l’Amour et la Guerre. Ces deux seuls palliatifs au désastre intérieur susceptibles de rafistoler le Moi romantique et déglingué. Mais Wallenrod doit choisir entre ce qui l’apaise simplement et ce qui calmera toutes ses fibres : la vengeance des siens, de son beau pays, de sa Patrie. « Le doux mot d’amour n’a d’égal que celui de patrie ». Wallenrod a choisi.
Conrad Wallenrod est un Make War not Love de la plus belle des factures. Il pousse la nécessaire aversion à ressentir vis-à-vis des puissances sans visage et sans terre dans ses moindres retranchements. La vengeance par la ruse fait partie de cet attirail à la disposition de celui que l’on interdit de sa Patrie. L’Ordre Teutonique peint par Mickiewicz n’est qu’une variante de ceux qui toujours prêchent nerveusement leurs sales idées les poches débordant de trésors ; ceux qui crachent sur les peuples, les humilient et les massacrent. Alors que, comme Wallenrod et les chants waydelottes, la plupart des mortels ne se meuvent que par une mélodie les appelant à camper les positions de leurs villes et vallées, assaillies par tous les mercenaires équarrisseurs, et usent de tous les ressorts pour garder leur fierté d’exister. Que, par ailleurs, l’unique arme des esclaves est parfois la trahison — seul vers n’ayant pas échappé à la censure russe.
À la fois influencé par les Lumières et le Zeitgeist, Adam Mickiewicz surmonte l’apparente contradiction entre les mondes de la raison et des passions en la déplaçant sur le terrain des possibilités de la liberté individuelle face à la fatalité historique. Se refusant à la modernité rationnelle et occidentale — ce qu’il développe dans Les Slaves, un texte réunissant ses cours au Collège de France —, il fuit également devant toute morale qui viendrait aplanir un jaillissement de passions. Sa solution est celle d’un catalyseur pouvant rendre stable les élans tripaux des plus néfastes. Il fait de la résistance patriotique un outil permettant de rendre son unicité à un moi dévasté. Tout en étant un des pontes du romantisme polonais, Mickiewicz est aussi un élément considérable de la matrice du patriotisme polonais. Conrad Wallenrod a d’ailleurs servi de manuel à la révolte polonaise de 1830, mais devrait plus largement devenir un classique pour quiconque la Patrie n’est pas un vain mot — mot que certains conspuent quotidiennement et copieusement.
À ce titre, dans la pure tradition des banquets de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques, nous invitons à festoyer une dernière fois, avant leur ultime affrontement avec les peuples européens, les Grands-Maîtres de la clique néerlando-teutonne, Messieurs : Verhofstadt, Timmermans et Juncker. Ces braves gentlemen boursicoteurs sont priés de s’aguicher de leur ménestrel favori, le petit caporal Mac Macron, ainsi que de leur cuisinière en chef, la sémillante Judith Sargentini. Tous bien entamés et repus, nous parviendrons à les faire hurler : « Sus aux Chevaliers de l’Ordre Ploutocratique ! »
1Conrad Wallenrod, Adam Mickiewicz, traduction parue dans Chefs d’oeuvres poétiques d’Adam Mickiewicz, traduits par lui-même et par ses fils, Paris, Charpentier, 1882, 84 pages