Par Raoul Weiss.
Roumanie – En Roumanie, comme dans la plupart des pays post-communistes intégrés à l’UE, la majorité silencieuse ne croit plus au pluralisme, qui a trop longtemps servi de masque à la ploutocratie et au saccage néocolonial des économies locales par le grand capital occidental. Du coup, l’opinion patriote se rallie autour d’un parti (le FIDESZ en Hongrie, le PSD en Roumanie) dont elle reconnaît souvent les défauts, et dont elle n’assume pas toujours intégralement le passé/le passif, mais qui lui fournit des salaires et des prestations sociales en hausse, et qu’elle juge immanquablement préférable à la poursuite de l’écrasement néo-libéral austéritaire subi pendant les deux décennies de la « transition démocratique » – laquelle, pour la grande majorité, a surtout été un passage du Deuxième monde au Tiers-monde.
« L’opposition roumaine », tout en cachant mal son unité de facto autour du président Johannis et de son credo européiste-libéral, antinational et anti-populiste, aborde donc la bataille électorale dans un ordre si dispersé qu’en comparaison, la coalition PSD-ALDE qui détient la majorité parlementaire fait figure de bloc soudé. Cette dispersion est d’ailleurs elle-même, en grande partie, la conséquence des assauts répétés – mais, au final, tous globalement infructueux – menés par l’État profond contre le PSD : d’abord, sur les débris d’un échec précédent (nommé USR : une sorte de En Marche à la roumaine), on a tenté la greffe du « technocrate » Dacian Cioloș, devenu commissaire européen après une jeunesse pour le moins originale (partagée entre mouvements d’extrême-droite et sectes tantriques mises hors-la-loi), jamais élu par personne, propulsé Premier ministre en 2015 par Johannis à la tête d’un gouvernement minoritaire, et éconduit par le parlement au bout d’un an de gestion calamiteuse – le produit de cette GPA étant dénommé, non sans exactitude dans les termes, USR-PLUS ; ensuite, ce fut au tour de Corina Creţu, amie personnelle de G. Soros – et que nous avions déjà décrite il y a plusieurs mois comme une mine de l’État profond au sein du PSD – de se détonner en allant rejoindre le félon Victor Ponta au sein d’un PSD-bis « europhile » baptisé Pro-România. Mais le PSD n’a pas explosé, et toutes ces coques d’obus explosés en vol s’entassent autour de ce qui reste du Parti National Libéral de Klaus Johannis, à peu près dénué de programme, et tellement en manque de personnel crédible qu’il a dû propulser en tête de liste aux européennes le « journaliste » Rareș Bogdan, démagogue xénophobe dont la vocation cathodique était jusqu’ici d’expliquer face caméra que Viktor Orbán est un agent de Vladimir Poutine. Pour contre-productive qu’elle soit électoralement, cette multiplication mitotique des partis de la « droite » autoproclamée roumaine est structurellement imposée par leur absence totale d’idéologie autre que le dégagisme anti-Dragnea et « la lutte contre la corruption », dont la conséquence logique – au sein d’une classe politique uniformément corrompue – est que la nouveauté (sinon la jeunesse) est devenue la dernière vertu incontestable d’un candidat ou d’une structure.
Comme tous les leaders européens du sud et de l’est fidèles à Bruxelles, Klaus Johannis aborde donc en perdant toutes les échéances électorales de l’année, et notamment les européennes imminentes. L’ancien maire de Sibiu (qui continue néanmoins a y passer une partie de chaque semaine) a donc décidé de faire diversion, en assortissant le vote de dimanche d’un référendum consultatif portant sur les modifications législatives récemment apportées par la majorité parlementaire à diverses lois concernant le fonctionnement des tribunaux. Non que ce vieux cheval propagandistique de la « lutte contre la corruption » soit très efficace, surtout chevauché par un Klaus Johannis lui-même lourdement chargé d’accusations de corruption – mais ce qui reste des cerveaux de l’État profond semble tout simplement incapable d’en trouver d’autres.
L’ennui, c’est que la constitution roumaine statue sans ambiguïté sur les thèmes susceptibles de faire l’objet de consultations référendaires, en excluant notamment explicitement tout référendum portant sur des questions « fiscales, de nature internationale, d’amnistie et de grâce » (art. 74, al. 2). Klaus Johannis, champion de « l’État de droit » cher à MM. Juncker et Timmermans, se place donc hors la loi, ce qui justifie l’appel au boycott par lequel le PSD a réagi à son initiative – lequel appel au boycott a bien entendu été immédiatement condamné comme incivique par toutes les voix éclairées de la « société civile » qui… en septembre dernier appelaient elles-mêmes au boycott du référendum organisé par le gouvernement sur la définition de la famille.
Le président des « casquettes jaunes » devient donc, à sa manière, un peu « gilet jaune » en imposant au toupet une sorte de RIC sur mesure à usage unique, dont la seule finalité identifiable semble être l’espoir – en rétablissant la dictature des tribunaux surnommée « contre-pouvoirs démocratiques » à Bruxelles – d’exclure de la course présidentielle Liviu Dragnea, président du PSD et tête de turc de l’opposition libérale-europhile – aveu implicite de la crainte qu’inspire au majordome roumain préféré d’Angela Merkel la popularité dudit Dragnea, qui dépasse de loin la sienne.
C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter l’annonce par le parti de la minorité hongroise (RMDSZ/UDMR – sous la plume de son président Hunor Kelemen), à quatre jours du scrutin européen, de la dénonciation de son accord de collaboration (extra-gouvernementale) avec le gouvernement PSD-ALDE. En apparence, ce divorce dommageable serait la conséquence d’une querelle envenimée portant à l’origine sur « l’appartenance ethnique » de quelques tombes dans un cimetière militaire des franges du Pays sicule. Bien entendu, la chronologie de l’incident est des plus suspectes : on peut s’étonner que la question de ces tombes centenaires soit brutalement devenue si urgente à l’approche d’un scrutin européen dont l’État profond roumain a tout à craindre, et d’échéances électorales nationales dans lesquelles l’UDMR pourrait devenir, au centre, l’arbitre de certains matchs.
Mais aussi et surtout, cette querelle portant sur « la terre et les morts » fournit à l’UDMR un prétexte, héroïque à souhait, pour couvrir sa capitulation intellectuelle et morale devant les élites libérales/urbaines de la minorité hongroise, après de longs mois d’un harcèlement médiatique ininterrompu sur le thème de sa « complicité » avec le PSD, ce dernier (populiste, valaque et orthodoxe) incarnant aux yeux desdits libéraux le mal absolu. Ces élites généralement bilingues, qui, en terme de carrière, jouent souvent sur les deux tableaux, et préféreraient probablement mourir plutôt que de renoncer au rôle fort enviable de minorité-victime qui leur revient dans le logiciel « Société Ouverte » de l’Europe sorosienne, se moquent bien, à vrai dire, des avancées réelles qu’a déjà permis l’axe Orbán-Kelemen-Dragnea en matière de coexistence ethnique en Transylvanie (avancées dont bénéficie surtout un menu peuple villageois qu’elles méprisent et détestent). Elles préfèrent conserver leur strapontin dans l’Europe de Sibiu : l’Europe de la bien-pensance libérale, anti-autoritaire, multi-kulti, LGBT et ploutocratique. Curieusement, comme chez leurs homologues ethniquement roumain, cette primauté de l’identité libérale sur la dichotomie droite-gauche pousse dans les bras du très LGBT Klaus Johannis des alliés objectifs assez surprenants – en la personne, notamment de l’évêque calviniste et héros national László Tőkés, dont nous avons précédemment commenté les agissements. Quoi qu’il en soit, cette incohérence idéologique et stratégique de l’UDMR risque de coûter cher à la minorité hongroise, amenée à faire le jeu des magyarophobes rabiques Johannis et Bogdan, et qui pourrait bien, au bout de quelques mois, se retrouver privée non seulement d’alliés qui comptent sur l’échiquier politique roumain, mais peut-être même aussi de représentation parlementaire.
Grâce à ses élites amoureuses de leur bonne-conscience « européenne » et « anti-communiste », cette minorité ethnique d’un million de personnes au moins – numériquement la plus importante sur le territoire de l’EU – se retrouverait alors dans la situation peu enviable des cent mille hongrois de Subcarpatie – leurs cousins et voisins du côté ukrainien de la frontière : ne contrôlant que des institutions locales, et pouvant à tout moment être transformés en bouc-émissaires politiques par un État en voie de déréliction qui – avec la pleine bénédiction de l’Occident libéral et donneur de leçons de vivre-ensemble – joue régulièrement la carte xénophobe quand il a besoin de négocier un sursis face à une population excédée.
Autre détail pointant vers un « scénario à l’ukrainienne » : quelques heures avant l’annonce de l’UDMR, au mépris des consignes de boycott émises par son propre parti, c’était au tour du Premier ministre Viorica Dăncilă de poignarder dans le dos son mentor Liviu Dragnea en annonçant qu’elle comptait participer au référendum de Johannis. Elle s’est certes ravisée entre temps (moins de 48h plus tard !), mais la balle n’est pas passé loin. Sachant que Dragnea a toujours dû – constitution oblige – négocier avec Johannis le choix de ses Premiers ministres, on ne s’étonnera pas de voir ce choix tomber systématiquement sur des hommes et des femmes dont l’État profond semble – à des moments critiques – pouvoir obtenir – allez savoir comment ! – ce qu’il veut : après les félonies de MM. Grindeanu et Tudose, Mme Dăncilă a donc failli devenir, dès avant les résultats des élections européennes, le troisième Premier ministre à s’auto-détruire dans les mains de Liviu Dragnea sur le chemin qui pourrait – ou non – le mener au sommet de l’État.
Dans le même temps, au milieu d’une campagne où les menaces de meurtre et de purges massives deviennent monnaie courante, apparaissaient de nouvelles listes accablantes d’agents du Service Roumain d’Information (auteur moral, entre autres, de l’expulsion récente du soussigné) infiltrés dans l’appareil judiciaire (dont des centaines de procureurs). Si bien que, indépendamment du destin privé et public de MM. Johannis, Dragnea, Kelemen & Cie, la première victime collatérale de la fusillade symbolique en cours depuis des mois à Bucarest pourrait bien être l’État roumain lui-même, et sa crédibilité dans l’esprit d’une population qui, comme en Ukraine, ne résiste à la tentation du soulèvement que pour mieux céder (par millions !) à la tentation de l’émigration. Et comme ledit État est, depuis les présidences de Traian Băsescu, encadré par la même équipe de « conseillers techniques étrangers » que l’État ukrainien, on est peut-être déjà en droit de discerner, dans ce type si particulier de pourrissement institutionnel, un modus operandi.
Si l’histoire devait les confronter aux conséquences logiques de leurs actions, MM. Johannis, Bogdan & Cie pourront toujours suivre l’exemple de la RSI de Benito Mussolini et proclamer, sous protection du IVe Reich merkélien, la République LGBT de Sibiu, où ces nouveaux croisés de l’Occident trouveront, soyons-en certains, un Salò à la hauteur de leurs nostalgies.