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Pour Viktor Orbán le 7 avril 2020, le Danube deviendra-t-il Rubicon ?

Temps de lecture : 8 minutes

Hongrie – Pour l’instant, la Hongrie (bien entendu en termes relatifs) sort gagnante de la crise.

Encore faut-il, pour le constater, la comparer à des pays comparables, et non à des pays mieux nantis – c’est-à-dire ayant soit conservé ou développé une industrie pharmaceutique diversifiée (comme la Chine ou l’Allemagne), soit conservé de beaux restes d’État-providence, notamment dans le domaine de la santé (comme Cuba ou la Suède).

À ne considérer que le reste des pays – c’est-à-dire ceux que feu le néo-libéralisme a réussi, à divers degrés, à saccager –, la Hongrie se détache du peloton.

Avant tout en termes sanitaires : les mesures de Viktor Orbán (comme d’habitude « hétérodoxes » au moment de leur adoption – et comme d’habitude imitées par presque tout le monde au bout de quelques jours ou semaines) ont payé. Les chiffres d’infection étant particulièrement peu fiables dans le monde entier, jetons plutôt un coup d’œil à la mortalité : avec 3 morts par million d’habitants au moment où j’écris (samedi 4 avril 2020), la Hongrie (premier cas attesté : 4 mars) réussit non seulement mieux que son voisin roumain (7 morts), chez qui le virus est officiellement apparu 7 jours plus tôt seulement, mais aussi mieux que la Tchéquie (5 morts), où le premier cas date du 1er mars. Jusqu’à présent, le plus gros de cette avance est probablement dû à sa mesure de fermeture précoce des frontières, qui cadre bien avec la facette droitarde du style de gouvernement orbanien qu’affectionnent tout particulièrement les supporters occidentaux de la Hongrie FIDESZ.

Néanmoins, en dépit de sa précocité relative, cette mesure a permis de ralentir, mais pas d’empêcher l’entrée du virus dans le pays – à partir de là, toute l’expérience épidémiologique accumulée nous dit que, tôt ou tard, il s’y généralisera, ici comme ailleurs. Si ces bons résultats relatifs se maintiennent malgré tout, la cause en sera donc une autre facette (moins connue et moins promue à l’Ouest) des politiques publiques de la Hongrie d’après 2010 : « l’ouverture à l’Est ». Depuis une semaine, un véritable pont aérien (incluant des gros porteurs Antonov) relie les bassins industriels de la Chine à l’aéroport Liszt Ferenc de Budapest, déserté par les vols commerciaux. Pendant que les milieux gouvernementaux roumains « réagissent à la crise », comme leurs patrons américains, par des imprécations racisto-paranoïaques contre la Chine, la Hongrie réalise pour l’instant en moyenne près de 150 tests/million d’habitants de plus que son voisin ultra-atlantiste. Comme la plupart des tests disponibles dans le monde sont fabriqués en Chine, et que les autres pays producteurs songent naturellement d’abord à couvrir leurs propres besoins, il est difficile de se défendre de l’impression que la Roumanie paie actuellement l’irréalisme géostratégique de sa politique extérieure des deux dernières décennies. On ne peut que lui suggérer de tester aussi l’efficacité thérapeutique des missiles Patriot qu’elle achète depuis des années aux USA, pour des montants qui permettraient a priori à chaque contribuable roumain de prendre un bain de chloroquine.

En troisième lieu, à titre de cause de succès accessoire, mentionnons aussi le bon niveau de discipline de la population – peu surprenant dans un pays où le gouvernement en place dispose de la plus large assise électorale de l’UE : à la différence du président roumain Klaus Iohannis et de ses gouvernements fantoches, ou du monsieur 15% de l’Élysée, Viktor Orbán est un chef d’État légitime, qui ne traite pas sa population en ennemi : la quarantaine est modérée, intelligente (séparation des tranches d’âge), et appliquée sans excès de zèle policier.

Profitons-en pour faire un sort à la fake news politique du mois : la fameuse « dictature » qu’aurait instaurée ledit Viktor Orbán en Hongrie à la faveur de la crise sanitaire. Outre la mise au point bien inspirée de mes collègues Yann Caspar et Nicolas de Lamberterie, j’attirerais pour ma part l’attention sur le point suivant : pendant que, du PPE au Guardian, toute la galaxie Soros s’émeut d’un vote parlementaire hongrois, en Roumanie, le parlement ne siège plus, et Ludovic Orban gouverne par décrets, alors qu’il a préalablement été déclaré illégitime par la Cour Suprême (dans le contexte actuel de pénurie de papier à usage sanitaire, on laisse le lecteur s’imaginer quel usage pourrait faire le gouvernement roumain des arrêts de sa Cour Suprême). Certains de ces décrets semblent relever d’une conception humoristique de la gestion de crise – comme celui qui officialise en Roumanie la pratique du Sumo comme sport homologué. Mais un autre de ces décrets prévoit le recrutement de vingt mille « auxiliaires de maintien de l’ordre », dénués de toute formation médicale et/ou policière ; au sein du Ministère roumain de l’intérieur, ils viendront s’ajouter au « personnel de sécurité » le plus massif d’Europe, étant donc a priori destinés à des missions que les très nombreux membres des « services » roumains ne peuvent ou ne veulent pas exécuter de main propre : à défaut d’utiliser des tests inexistants, la grande démocratie de Bucarest s’apprête visiblement à avoir des émeutes à mater. Avez-vous, pour autant, entendu parler d’une « dictature roumaine » ? Non ? Comme c’est curieux…

Néanmoins, après avoir éventuellement gagné la bataille du virus, la Hongrie pourrait perdre la guerre de la crise, du fait des retombées économiques de la pandémie.

Commençons par souligner qu’en la matière, de 2010 à ce jour, la marge de manœuvre de Viktor Orbán a toujours été fortement réduite : héritant des gouvernements europhiles-libéraux de la période 1990-2010 (y compris, donc, de son propre gouvernement libéral des années 1998-2002) une Hongrie désindustrialisée puis réindustrialisée/hinterlandisée par l’Allemagne dans des proportions dépassant celles de la plupart des pays de la région, il héritait donc aussi d’une dépendance en termes de capital qui, au sein du V4, n’est dépassée que par celle de la Slovaquie. À mon grand regret, je dois constater que les mesures destinées à la réduction de cette dépendance entreprises depuis 2010 ont été trop timides. Constamment tenu en joue par l’aile libérale-europhile de son propre parti, le gouvernement hongrois a préféré céder aux sirènes de la « propagande du succès », et surfer avec une certaine insouciance sur la bonne conjoncture des années 2012-2019 (secondée, comme dans toute l’Europe postcommuniste, par une rente démographique positive – lire : les conséquences provisoirement favorables du recul démographique).

Depuis un mois, la Hongrie paie le prix de cette erreur : de toutes les monnaies de la région, c’est le forint qui a perdu le plus de sa valeur depuis le début de la crise sanitaire. Bien entendu, il faut relativiser la dimension strictement économico-financière de cette dépréciation : la banque centrale hongroise, qui pratiquait depuis belle lurette des taux inférieurs à ceux des pays voisins hors-zone euro, n’a eu qu’à relever ses taux au niveau moyen de la région pour décourager une bonne partie des attaques opportunistes venant se greffer sur cet affaiblissement. Sachant que, bien entendu, une partie des acteurs boursiers qui jouent actuellement contre le forint le font (consciemment ou sous l’influence de la fake news évoquée ci-dessus) sur commande politique, dans l’espoir (assez vain pour l’instant), de faire chuter le gouvernement hongrois. En revanche, l’effet psychologique de cette baisse sur une population largement dénuée de culture financière est énorme : l’euro, qui avant la crise se négociait autour de 320 forints, tourne actuellement autour des 350, et beaucoup parlent d’un euro à 400 forints avant la fin du mois d’avril.

Or, de l’aveu de József Hornyák, un analyste hongrois pourtant de toute évidence hostile au gouvernement actuel, la principale cause de cette baisse n’est ni ce boursicotage hostile sur les marchés monétaires, ni la trop grande relaxation antérieure de la banque centrale en matière de taux, ni même la suppression brutale de la rente touristique (estimée par certains à 15% du PIB réel – sachant qui s’agit de recettes en partie « immergées » fiscalement), mais… les fermetures d’usine. Presque toutes contrôlées par des capitaux étrangers (généralement allemands, et généralement de l’industrie automobile), les grandes usines du pays, sans attendre d’y être contraintes par quelque mesure de quarantaine que ce soit, ont mis leur personnel en chômage (au moins technique) sine die, afin, nous dit cet analyste, de « faire pression en faveur de l’adoption de mesures comparables à celles de la zone Euro ». En d’autres termes, Viktor Orbán est confronté, de la part de ses « partenaires » économiques germaniques, qu’il comble pourtant depuis des années de cadeaux fiscaux, à un véritable chantage au bail-out – alors même qu’il aurait absolument besoin de ses maigres ressources budgétaires pour un autre sauvetage politiquement plus urgent : celui de la petite entreprise hongroise et du travailleur précaire hongrois, qui, eux, ne sont pas menacés par un recul du chiffre d’affaire, mais par le spectre de la famine. Il devient donc clair comme de l’eau de roche que la cohorte la plus massive des salariés hongrois les mieux payés est tenue en otage par des intérêts financiers étrangers – et potentiellement hostiles – à la Hongrie.

Dans ce contexte, le grand discours prévu pour mardi prochain (7 avril), au cours duquel Viktor Orbán a fait savoir qu’il exposerait son plan de sauvetage économique, constituera probablement le point-charnière de la crise en cours – et décidera aussi probablement de l’avenir du régime à moyen, voire à court terme.

Au prix de quelques simplifications pédagogiques, on pourrait dire que le dilemme auquel est maintenant confronté le grand stratège hongrois est le suivant :

  • Soit il reste fidèle au discours post-thatchérien (pourtant souvent démenti par ses actes de gouvernement post-2010) qu’il a hérité de sa « vie antérieure » des années 1990 et du début des années 2000. C’est ce que sembleraient suggérer certains éléments de langage qui ont filtré jusqu’ici en rapport avec ces grandes annonces du 7 avril. Il est notamment question de « stimulation de l’économie ». Or la Hongrie n’a virtuellement plus d’économie à stimuler : la saison touristique 2020 est d’ores et déjà ratée, et, en cas de bail-out « orthodoxe » des usines, rien dans l’univers ne garantit la loyauté de ces « investisseurs », qui pourront à tout moment disparaître avec l’argent public extorqué. C’est donc la menace de nationalisations que le gouvernement hongrois devrait agiter sous le nez du capital multinational, bien plutôt que des promesses de free lunch. Ce en quoi il serait probablement, une fois de plus, pionnier, compte tenu du brillant avenir actuellement promis à « l’économie de marché » dans ces périphéries du capitalisme occidental (voire dans ses métropoles…). S’il rate ce nécessaire tournant social, Viktor Orbán pourrait certes encore – en cas d’accalmie sanitaire au début de l’été – sauver sa majorité en convoquant des élections anticipées pour l’automne, avant que la douleur de la crise n’atteigne de trop vastes couches de son électorat. Mais par la suite, un tournant répressif comparable à ce qui se prépare en Roumanie serait alors probablement inévitable (et d’ailleurs préparé par l’assez peu intelligente rhétorique anticommuniste dont une partie des « intellectuels organiques » du régime n’a jamais su se départir). Il y a donc fort à parier que dans un tel cas, ce mandat gagné in extremis serait le dernier dont le pouvoir en place pourrait encore s’assurer par des voies démocratiques. Que ce soit par voie de destitution ou de transformation en dictature des possédants, si Viktor Orbán choisit mardi de renflouer « l’économie » plutôt que la société, les jours de l’expérience populiste hongroise seront à mon avis comptés.
  • Soit Viktor Orbán, en ce mardi 7 avril 2020, tourne une fois de plus le dos au consensus libéral (comme il l’avait fait en 2015 en matière de migrations) – mais cette fois, sans pouvoir compter sur l’appui de l’aile droite de l’Empire occidental, des tam-tams identitaires et des réseaux de l’atlantisme eurosceptique (de facture britannique, israélienne, etc.). Or il sait très bien que de telles défections risquent aussi d’entraîner, à l’interne, celle de l’aile atlantiste-libérale de son propre parti. Comme j’ai eu à diverses reprises l’occasion de le souligner dans ces colonnes, en politique interne, le principal péril guettant Viktor Orbán n’est plus depuis longtemps les clowneries d’une opposition discréditée dès avant 2010, et dont le comportement récent a encore diminué la crédibilité dans les masses, mais le risque d’un putsch par ceux de ses anciens compagnons de route qui, après avoir tenté plusieurs fois de le débarquer dès avant 2010, n’ont jamais pu digérer le tournant illibéral du régime, que leur probables sponsors occidentaux n’accepteront de toute façon jamais non plus. Ce qui soulève, au passage, une question que les critiques libérales de la loi d’exception récemment adoptée se sont curieusement bien abstenu de poser : est-on bien certain que les « cibles » potentielles d’un tournant autoritaire du gouvernement hongrois font partie de l’opposition?

Réponse le 7 avril, et au cours des journées et semaines qui suivront.