Europe centrale – Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a récemment annoncé l’octroi d’une prime exceptionnelle d’un demi-million de forints (1 360€ au cours actuel) à tous les fonctionnaires du système de santé, mis à rude épreuve par la gestion de la crise sanitaire actuelle. Son grand discours annoncé pour le mardi 7, et finalement avancé à ce lundi 6 avril à midi, ne semble néanmoins pas contenir le très attendu « New Deal » de la santé hongroise. Il est vrai que les cordons de la bourse sont très serrés, et que la faiblesse du forint n’incite pas la Banque Nationale de Hongrie à se lancer dans des aventures « quantitatives »…
Dans un article récent, mon collègue Yann Caspar avait d’ailleurs présenté des coordonnées générales du problème politico-social de la santé hongroise. Portons maintenant nos regards au-delà du coronavirus, de la Hongrie et de l’actualité immédiate. À moyen terme, la question des salaires de la santé publique (et de la fonction publique en général) en Europe post-communiste dépasse de loin ces enjeux momentanés que sont la qualité de la réponse à une situation de crise et la perception publique des divers gouvernements en rapport avec leur gestion de crise.
Le fond du problème, c’est qu’après avoir, ces dernières années, touché une rente démographique (moins d’enfants à scolariser, etc.) qui est l’un des facteurs explicatifs de son essor économique récent, l’Europe centre-orientale s’apprête maintenant à passer, de ce point de vue, « du mauvais côté de la force » : tandis que son vieillissement devient comparable à celui de l’Europe occidentale, elle ne peut pas, comme cette dernière, s’appuyer sur un bilan migratoire positif pour compenser les lacunes du renouvellement générationnel, aggravées par une forte émigration vers les pays à meilleurs niveaux de salaire. La crise sanitaire actuelle ne fait qu’accélérer l’affleurement de ces faiblesses structurelles, de même que l’intelligence (au demeurant indéniable) de la gouvernance économique des pays du V4 n’avait fait que renforcer les effets (positifs) de la tendance précédente.
En Roumanie, pays à la pointe de l’hémorragie migratoire, les politiques salariales ambitieuses de l’ère Dragnea (2017-19) correspondaient donc déjà moins à un projet de politique partisane qu’à une nécessité vitale : rattraper les salaires occidentaux (au moins en termes de niveau de vie), ou fermer les hôpitaux, mais aussi certaines universités, écoles etc.. L’hécatombe roumaine actuellement en cours donne rétrospectivement raison à Liviu Dragnea : au moment où j’écris, la mortalité spécifique du Covid-19 en Roumanie est, par rapport aux chiffres hongrois, au moins double – alors même que la population hongroise n’a pas la réputation d’être exceptionnellement jeune et saine. Et gageons que, sans cette action de Liviu Dragnea, si âprement critiquée par le camp occidentaliste qu’elle a fini par le faire jeter au cachot, le bilan serait encore pire – étant donné que les meilleurs respirateurs du monde ne servent à rien sans médecins sachant s’en servir.
Or au moment où j’écris, Liviu Dragnea est toujours en prison, où il expie des faits « de corruption » qui, en France, lui auraient peut-être valu un avertissement. Le projet d’élections anticipées que caressaient encore ses geôliers à la veille de la pandémie semble certes abandonné pour de bon, et la Roumanie, même en surface, n’a actuellement plus rien d’un État démocratique. Sur ordre du gouvernement qui voit s’approcher la faillite d’État, les forces de police infligent à tours de bras aux contrevenants réels ou supposés aux règles de confinement des amendes d’un montant record en Europe. Pourtant, aucune réaction populaire de masse ne semble pour l’instant prendre forme.
Autant il est facile, en Hongrie, d’imaginer qu’au moins une partie de l’électorat d’opposition réagirait favorablement à l’adoption, même « en dernière minute » de politiques salariales plus ambitieuses par le FIDESZ au pouvoir, toutes les populations de la région ne semblent pas animées du même bon sens. En Roumanie, on a remarqué que l’incarcération abusive de Liviu Dragnea lors du putsch qui a suivi sa défaite électorale des européennes de 2019 a été saluée fort bruyamment par beaucoup de ces même enseignants et médecins dont il venait de doubler le salaire. Pour cette bizarrerie, deux explications sont possibles (et d’ailleurs non mutuellement exclusives) :
- Les populations se rendent bien compte que ces mesures sont adoptées le dos au mur, et n’en tiennent donc pas gré aux gouvernants qui – dans leur perception – les ont adoptées du simple fait qu’ils se trouvaient être au pouvoir à un moment donné. Autre formulation du même constant : chez une partie des estiens, les divisions idéologiques internes (entre « communistes » et « anticommunistes », etc.), savamment entretenues depuis plus de trente ans par l’Occident, l’emportent souvent sur le sens de l’intérêt national.
- Pour beaucoup d’électeurs (notamment urbains, désocialisés de facto) l’image que donne d’un politicien/parti la presse locale pro-occidentale est plus importante que les conséquences de sa gestion sur leur vie quotidienne effective. La « liberté » (signifiant en l’occurrence : l’ouverture des frontières vers l’Ouest, et le droit de devenir un migrant économique) passe pour eux devant la souveraineté, la prospérité etc. de pays en lesquels leur propre population ne croit plus depuis longtemps.
En d’autres termes : à supposer même qu’ils en aient encore les moyens, il n’est pas certain que tous les peuples d’Europe post-communiste aient encore la volonté de survivre. De ce point de vue, l’éventuelle adoption de mesures salariales en Hongrie – et, plus encore, la réaction populaire et électorale à de telles mesures – aurait valeur de test en ce qui concerne les Magyars.
Après ce constat inquiétant, mentionnons, tout de même, un côté positif de la crise en cours : en voyant leurs systèmes hospitaliers (pourtant généralement vétustes et sous-financés depuis des lustres) encaisser pour l’instant assez bien le choc du coronavirus, et en comparant cette situation à la gestion calamiteuse observée dans divers pays occidentaux (et notamment en Italie et Espagne, où roumains et moldaves sont très présents), beaucoup « d’estiens » commencent à sortir de l’hypnose reaganienne dans laquelle ils sont plongés depuis la fin des années 1980. Face à la « situation d’exception » dont parlait Carl Schmitt, on se rend soudain compte que l’État a des capacités de préservation qu’aucune structure publique-privée ou « de marché » ne sera jamais capable d’émuler. Et peu à peu, la narration truquée des trente dernières années se craquelle…