Roumanie – En mars, dans l’esprit des « unions sacrées » anti-Covid, le Parti Social-Démocrate roumain (PSD) – détenant une majorité relative au parlement – avait (comme tous les partis de l’échiquier) donné sa confiance au gouvernement de crise formé sur demande du président Klaus Iohannis par son acolyte Ludovic Orban – dont la nomination avait pourtant préalablement été déclarée anticonstitutionnelle par la Cour Suprême du pays.
La gratitude de Klaus Iohannis ne s’est pas fait attendre : aujourd’hui, 29 avril 2020, Iohannis a consacré une allocution télévisée spéciale à accuser le PSD d’avoir pactisé avec le parti de la minorité hongroise (UDMR) pour « donner la Transylvanie aux Hongrois ».
Dans le roumain un peu exotique qui le caractérise, et au gré de capacités intellectuelles sur lesquelles beaucoup d’observateurs (même politiquement alignés) émettent des doutes, Klaus Iohannis a probablement voulu faire référence à un projet de loi portant sur l’autonomie (notamment fiscale) du Pays sicule, situé au centre de la Roumanie, mais peuplé d’une écrasante majorité de magyarophones, la plupart aussi dotés par Viktor Orbán d’un passeport hongrois au cours des dix dernières années.
Il serait inutilede rappeler à Klaus Iohannis, lui-même transylvain et issu de l’une des minorités ethniques de Transylvanie, que
- de telles dispositions n’auraient rien d’unique ou d’extraordinaire dans l’UE (Finlande, Espagne…), ni en général en Europe (Suisse, Bosnie etc.) ;
- les Sicules ne représentent que 800 000 des 4 millions d’habitants de la Transylvanie, et leur pays (ou province historique, puisque l’État roumain ne lui reconnaît aucune existence administrative spécifique), 12 000 km², sur les 103 000 km² de la Transylvanie moderne (agrandie à l’Ouest et au Nord par le Traité de Trianon) ;
- ce 15-20% de Transylvanie qu’il accuse le PSD « acheté par Viktor Orbán » (sic) de vouloir « vendre » à la Hongrie se situe dans l’une des zones de la Transylvanie les plus éloignées du territoire de la Hongrie actuelle (à raison de 250 km entre les points les plus proches) et que même une indépendance (sachant qu’il n’a jamais été question que d’autonomie) du Pays sicule ne pourrait donc en aucun cas fournir de base tactique en vue d’une impossible « récupération de la Transylvanie » par une Hongrie presque aussi petit qu’elle, à peu près désarmée (23 mille hommes sous les drapeaux…) et bien trop pauvre pour se lancer dans de telles aventures.
Klaus Iohannis sait tout cela mieux que quiconque.
Mais Klaus Iohannis, considéré comme un homme (probablement un cadre) des « services secrets » roumains même par des cadres de sa propre tendance politique, n’a que faire de la réalité de la situation.
Car il sait aussi très bien que le gros de la presse roumaine est contrôlé par l’État profond roumain – soit par les voies classiques de contrôle du capital aussi bien connues en France, soit par le procédé un peu plus rare en Europe consistant à infiltrer des agents (avec grade, salaire et uniforme – même s’ils le portent rarement) dans les organes de presse. Depuis 1990 (date de « refondation » de la Securitate après quelques mois de semi-clandestinité), cette presse aux ordres agite le « péril hongrois » autant de fois que ses patrons réels le jugent nécessaire pour affermir leur emprise dictatoriale sur l’État roumain et la société roumaine.
Or Klaus Iohannis a, justement, grand besoin de détourner l’attention de l’opinion publique. Comme les politiques de confinement sont, en général, inefficaces, le confinement féroce (probablement le plus brutal d’Europe) imposé par le gouvernement de Ludovic Orban a réussi le prodige de saper définitivement sa popularité, sans pour autant empêcher la Roumanie de dépasser en chiffres de mortalité/million d’habitants la plupart des pays de la région (seule exception : la Slovénie – qui, du point de vue de la longévité moyenne, est de facto un pays occidental). C’est pour un tel résultat que Klaus Iohannis, depuis deux mois, fait punir d’amendes d’un montant record en Europe ses concitoyens qui cherchent à faire un barbecue ou à planter des salades dans leur propre jardin ( !), que sa police a tabassé à travers tout le pays comme même celle de Nicolas Ceauşescu hésitait souvent à le faire, procédé à des tirs de sommation à balles réelles, et même abattu froidement un psychopathe non-dangereux qui enfreignait le couvre-feu. C’est pour un tel résultat qu’il ruine l’un des pays les plus pauvres d’Europe, et empêche les gens de gagner leur vie, alors même qu’il ne refuse à l’Allemagne et à l’Autriche aucune cargaison de coolies quand, en plein milieu de la pandémie, les économies germaniques décident de sauver leurs saisons agricoles grâce à cette main d’œuvre corvéable à merci.
Cerise sur le gâteau, justement : le noyau dur de son électorat, constitué de tels migrants (auto-intitulés « diaspora roumaine », comme s’ils avaient fui autre chose que les très bas salaires que leur versent les soutiens économiques… du même Klaus Iohannis), le déteste désormais probablement autant qu’il détestait encore il y a peu le PSD de Liviu Dragnea. Non contents de ne pas payer d’impôts en Roumanie, ces apatrides de facto ont en effet, au début de la panique, décidé de se rapatrier en masse, et s’attendaient probablement à être reçus dans des hôpitaux et des centres de quarantaine luxueux, aux frais des « arriérés » « obscurantistes » et « communistes » restés au pays (et à qui ils proposaient il y a encore peu de temps de faire retirer le droit de vote). L’État roumain, financièrement exsangue (l’off-shoringétant sport national), n’a bien entendu pas été en mesure de répondre à leurs attentes, et a parqué ceux qui ont pu être interceptés à la frontière dans des centres de quarantaine improvisés, le plus souvent dans des conditions évoquant plutôt le camping ou les camps de réfugiés.
Remarquons au passage que la Hongrie, qui avait alors déjà fermé ses frontières, a, sur demande de Bucarest, ménagé des corridors humanitaires permettant à cet exode (en provenance, pour une grande part, de foyers de contagion comme l’Italie du Nord) de traverser son territoire jusqu’à la frontière roumaine. Là aussi, on voit en quoi consiste la gratitude de Klaus Iohannis.
Il est cependant peu probable que le geste d’une rare inélégance commis aujourd’hui à Bucarest par l’enfant chéri de Berlin et Bruxelles étonne grand monde à Budapest. A Cluj, Oradea, Târgu-Mureş etc., et dans le fameux Pays sicule, en revanche, ce sont les Hongrois de Transylvanie qui, dans leur confinement, vivent en ce moment une énième douche froide. Manipulés par leurs élites urbaines en partie infiltrées par la Securitate, et en partie privées de leur moyens intellectuels par l’absorption de fortes doses de rhétorique anti-communiste frelatée, ces Hongrois de Transylvanie avaient en effet très massivement voté pour ledit Klaus Iohannis lors des élections de 2014 qui l’ont conduit à son premier mandat ; et beaucoup – après 5 ans d’humiliations permanentes – avaient encore trouvé en eux suffisamment de masochisme pour renouveler ce suicide politique en 2019 (toujours, évidemment, au nom de « l’Europe », de « l’État de droit », des « droits de l’homme » etc.). On peut, aujourd’hui, espérer que même ces grands retardataires sont désormais guéris de leurs illusions.
Ayant donc définitivement perdu ces deux bassins électoraux à comportement massif (ethniques hongrois et Gastarbeiter), Klaus Iohannis et son parti (le PNL, minoritaire au parlement) ne pourront donc à l’avenir rester au pouvoir que par des moyens dictatoriaux. Reste à savoir si la Securitate (qui a bien entendu aussi infiltré le nouveau PSD de l’après-Dragnea, comme elle infiltrait déjà celui de Dragnea) jugera utile de liquider le simulacre démocratique roumain. Si elle le fait, ce sera a priori moins pour sauver le fusible Iohannis que faute d’espérer pouvoir garder le contrôle après déconfinement. Ce en quoi son analyse ne serait pas forcément fausse, dans la mesure où la gouvernabilité de l’État roumain soulève aujourd’hui une question bien plus angoissante que l’avenir politique de Klaus Iohannis.
Quant à la Hongrie, elle ne pourra réagir à cette provocation caractérisée (qui en suit d’ailleurs d’autres très récentes) que par des déclarations d’indignation assez tièdes. Ayant contre elle la quasi-intégralité de la presse occidentale (qui reprend religieusement – et pour cause – les mensonges de la Propagandastaffel roumaine), et pour elle une armée de … 23 mille hommes, on voit mal, en effet, comment elle pourrait réagir autrement. Outre une inquiétude légitime liée au sort des Hongrois de Transylvanie dans ce contexte de tensions ethniques provoquées, Budapest doit en effet avant tout se demander dans quelle mesure la « glissade » actuelle de l’État profond roumain est tolérée (voire, dans le pire des cas, encouragée) par ses patrons de dernier ressort, qui ne se trouvent pas sur le continent européen.
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Les points de vues exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement ceux de la Rédaction.