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Europe centrale : suite et fin

Temps de lecture : 7 minutes

Europe centrale – Fin mai 2020, les autorités hongroises annoncent l’adoption d’une ordonnance (une des dernières du gouvernement par ordonnances, censé s’achever le 20 juin) soumettant jusqu’au 31 décembre à autorisation ministérielle les ventes d’actifs productifs hongrois dans une assez longue série de domaines économiques (incluant certes les « industries stratégiques », à savoir les secteurs pharmaceutique et chimique, la défense et l’armement, mais aussi… l’agriculture).

Quelques jours plus tard, un quotidien mainstream de Bucarest, Ziarulfinanciar, classique de la presse financière en langue roumaine, titre : « Dans l’est de l’Europe, la récession pourrait prendre des proportions semblables à celles de la récession qui a suivi la chute du communisme ». L’article s’appuie sur les propos d’un économiste du Vienna Institute, cité par The Economist. Les raisons de la fragilité accrue des PECO, citées par cet économiste, sont bien connues depuis longtemps, et ne peuvent être ignorées que par ceux (au demeurant assez nombreux, en cette période de propagande de guerre) spécialement payés pour les ignorer :

  • faiblesse du marché interne, d’où des PIB où l’import/export occupe une place trop importante – y compris l’export de main-d’œuvre (Roumanie, Pologne) et cette forme paradoxale d’exportation qu’est le tourisme (Croatie, Hongrie) ;
  • sous-capitalisation : les capitaux productifs étant majoritairement importés eux aussi, en cas de crise de liquidité, ils risquent d’être « rapatriés » vers les métropoles d’où ils proviennent (menace concernant notamment le système bancaire) ;
  • (même si les articles cités n’en parlent pas) tropisme migratoire : en cas de crise, le personnel qualifié tend à s’expatrier vers l’Ouest (voire l’Asie), et tous ne reviennent pas en cas d’embellie.

Est-ce à dire que l’Europe post-communiste va retourner à l’âge agraire ? Probablement pas. En revanche, si elle continue « à tourner », il y a de fortes chances pour qu’elle « change de mains ». Voyons pourquoi.

Ce qu’ont en commun les pays européens situés entre la « zone rouble » et la zone Euro (hors Slovaquie), c’est d’avoir conservé des monnaies nationales qui, même comparées au rouble (dans lequel il est tout de même possible – à une modeste échelle – de commercer internationalement), ne sont pas des monnaies internationales. Non pas du point de vue de leur émission (de ce point de vue, le rouble ne l’est pas non plus), mais du point de vue de leur acceptation. En d’autres termes : les banques centrales et les multinationales du monde ne constituent pas de réserves de change en forint hongrois, en leu roumain ou moldave, en leva bulgare ou en dinars serbes – ni même en zloty polonais ou en couronnes tchèques (pour citer deux économies un peu plus dynamiques). Par conséquent, ces pays n’ont pas la possibilité de faire financer par le reste du monde d’éventuelles gabegies de création monétaire (comme le fait quotidiennement depuis des décennies la Réserve Fédérale américaine, et depuis quelques années aussi la BCE). Ce qui implique, entre autres, que, pour le gouvernement de ces pays, le recours à l’arme monétaire est très réduit : trop « d’impression », et le risque d’hyper-inflation pointe aussitôt son nez.

Bien sûr, l’hyper-inflation suppose aussi une désertion de facto de la population, qui, voyant la valeur de la monnaie nationale baisser, va avoir tendance à chercher refuge dans toute monnaie forte susceptible de protéger son pouvoir d’achat – obligeant dans ce cas assez vite le gouvernement à limiter la liberté économique (mesure qui, à son tour, suscite en général l’apparition d’un marché noir). Ce manque de patriotisme n’est pas qu’économique : les pays en question ont aussi en commun d’être (à part, dans une certaine mesure, la Pologne) militairement faibles – chose qui, après trente ans d’indépendance nominale, ne peut s’expliquer que d’une seule façon : leurs élites n’ont jamais pris cette indépendance au sérieux, partant en réalité du principe que l’allégeance occidentale, remplaçant la vassalité soviétique, en assumerait aussi le rôle de facto supra-étatique.

D’où le ridicule structurel qui a caractérisé la crise d’urticaire souverainiste (en réalité surtout destinée à fournir des slogans de politique intérieure) qui a parcouru lesdites élites au cours de la décennie écoulée. Un peu plus, certes, en Pologne et Hongrie qu’en Roumanie et Slovaquie, un peu différemment en Tchéquie et Serbie – mais le mouvement a été général : feindre de s’opposer à l’agenda immigrationniste et LGBT imposé par les élites occidentales, mais sans jamais remettre en cause l’allégeance politique globale à ce même Occident – que ce soit sous la forme de ses instruments institutionnels (OTAN, UE), ou de ses piliers réels (domination du capital occidental sur les appareils productifs locaux). À part quelques rêveurs des dissidences anti-mondialistes occidentales, qui ont cru trouver le germe d’une « autre Europe » dans ce théâtre de la rébellion, et une partie des opinions publiques locales plus ou moins sincère dans son désir d’émancipation, personne en ce bas monde n’a d’ailleurs pris au sérieux les gesticulations des élites de « l’Intermarium ».

Cette révolte peu convaincante et peu convaincue avait néanmoins un pendant dans le monde réel : l’émergence lente et laborieuse d’un capitalisme local, lui-même bien sûr assez dépendant d’intérêts extérieurs (avant tout occidentaux, mais aussi, de plus en plus, chinois), qui constituait pour la métropole occidentale un sujet d’inquiétude bien plus réel que les gesticulations populistes de tel ou tel gouvernement, et fournissait d’ailleurs leur socle économique à ces gesticulations. Encore plus qu’une situation de fait (dont la réalité apparaîtra bien entendu plus tard, à l’usage), c’est l’humeur de ce milieu local des affaires que résume avant tout le titre susmentionné du Ziarulfinanciar – humeur qu’on peut résumer par la formule : sauve qui peut ! Confrontées à l’OPA hostile à laquelle va les soumettre un capitalisme occidental boosté par une création monétaire à laquelle elles n’ont pas accès (en langage technique : à un leveraged buyout), les élites économiques roumaines, hongroises, serbes etc. (et probablement aussi celles de Pologne) se préparent à déserter en rase campagne, en vendant au plus vite l’outil de production. Le gouvernement hongrois, en tout cas, fait tellement confiance à leur patriotisme qu’il a déjà jugé bon de « l’encourager » par des mesures de protectionnisme économique.

Ne perdons pas trop de temps avec la question (assez anachronique, désormais) de la compatibilité de telles mesures avec le marché commun de l’UE, de toute façon moribonde. UE ou pas, comme les socialistes français (eux aussi adeptes discursifs d’une « troisième voie » qui a fait long feu) l’ont découvert en 1981, en temps de crise et en situation d’isolement politique, confronté à une bourgeoisie antipatriotique, on ne peut pas faire de demi-protectionnisme. Tôt ou tard, il faudra imposer des taux de change, contrôler les sorties de capital (et même d’argent liquide), etc.. Ou bien, comme Mitterrand lors du « tournant de la rigueur », renoncer aux mesurettes initiales, et se soumettre à la métropole, en prélevant sur la population le prix de politiques de rigueur. Les précédents historiques m’incitent à penser que c’est, ici aussi, cette seconde « solution » qui sera retenue. Après ou avant l’apparition d’un épisode autoritaire court et désastreux ? On le saura assez vite.

La chute (ou rachat) prévisible de cette réalité s’accompagne de la chute d’un mythe : du mythe de l’Europe centrale. C’est fort à propos que le Ziarulfinanciar situe la récession qu’il prévoit « dans l’est de l’Europe », c’est-à-dire dans la périphérie orientale de l’Empire occidental. Les réactions uniformément lamentables des gouvernements de cette zone (hors Biélorussie) à la « crise sanitaire », tout comme d’ailleurs les statistiques de mortalité, ont rappelé à l’opinion mondiale l’unité culturelle et démographique de cette zone allant de Prague à Donetsk, et dont la moitié occidentale se rêvait depuis une trentaine d’années « Europe centrale ».

Passons rapidement sur l’inadéquation géo-historique du terme, démontrée notamment par l’historien (progressiste !) hongrois Erwin Szűcs : l’Europe centrale stricto sensu, c’est le monde germanique et alpin. À l’est de Vienne et au nord-ouest des Carpates, on est, géographiquement, en Europe centre-orientale. Zone qui a certes, comme le démontre Szűcs, été caractérisée, à partir du Moyen-âge, par une dynamique historique propre. Mais Szűcs démontre aussi, justement, que cette dynamique est celle d’un entre-deux assez peu viable, et la conséquence d’une incapacité durable à adopter de façon conséquente l’un ou l’autre des deux grands modèles dont le succès allait créer, à l’ouest et à l’est de cette zone, deux pôles du pouvoir qui (sous la forme de l’UE germanocentrée et de la Russie poutinienne) dominent encore aujourd’hui l’ouest du continent eurasiatique.

En termes d’histoire culturelle, en revanche, l’Europe centrale est une réalité : la réalité d’un thème de propagande diffusé avant tout dans l’entre-deux-guerres par la propagande révisionniste germanique. Dans le cadre de ce discours, le label « Europe centrale » est avant tout destiné à justifier la mainmise des Allemands sur cette zone (où, rappelons-le, il a même existé jusqu’en 1945 une assez importante colonisation de peuplement allemande, plus tard liquidée par les régimes communistes du monde slave). Pour parodier de façon anachronique la rhétorique nazie ultérieure (avec son « Grossraum Ost » = Lebensraum à conquérir et « purifier »), on pourrait dire que le projet « Europe centrale » n’était autre que celui du Kleinraum Ost. À partir de 1945, la vassalisation du monde allemand au sein de l’Empire occidental a bien entendu privé cette propagande de sa motivation initiale, d’où une phase de latence d’une cinquantaine d’années. Dans les années 1990, le terme est déterré par des cercles atlantistes, chargés de fournir une justification historique à la progression de l’OTAN vers les frontières occidentales de la Russie. Finalement, dans les années 2010, il est une seconde fois détourné – par les élites susmentionnées du « populisme centre-européen », c’est-à-dire par ces mêmes cercles atlantistes, mais devenus « populistes », c’est-à-dire rêvant désormais d’une dépendance allégée, et tempérée par des projets « d’ouverture à l’est ».

Que le piège de la « crise sanitaire » ait été ou non prémédité (pour ma part, j’inclinerais plutôt à penser que non), il a parfaitement fonctionné, en révélant les faiblesses structurelles, et notamment intellectuelles, de ce populisme « centre-européen » : saccagées par trente ans de néolibéralisme, les structures de santé locales n’inspirent confiance à personne – d’où la facilité avec laquelle les aberrations de Neil Ferguson et du groupe Red Dawn ont été acceptées par les opinions publiques comme « seule solution possible » – à la différence, par exemple, des opinions publiques scandinaves, au sein desquelles, au moment où j’écris, la remise en cause de la narration fergusonienne est déjà bien avancée. Les « élites » de la santé publique d’Europe de l’est, quant à elles, ont montré leur nullité, et leur totale inféodation à la très contestable OMS (qui les approvisionne, notamment, en idéologie vacciniste). Tandis que les élites politiques, travaillées au corps par les réseaux atlantistes, font partout la chasse à la chloroquine, pour laisser une chance (illusoire ?) au Redemsivir, enfant chéri de GILEAD. Enfin, la non-prise en compte des spécificités démographiques de la région (notamment de la quasi-absence du 4e âge) dans la « gestion de crise » montre que le problème n’est pas limité aux élites : les masses « centre-européennes » elles-mêmes n’ont en réalité pas conscience d’elles-mêmes comme population dotée d’une identité propre. Or, objectivement, cette identité existe, mais c’est l’identité d’une périphérie pauvre – que ses propres possesseurs n’ont aucune envie de regarder en face. D’où, aussi, leur tropisme migratoire (émigrer vers l’Ouest), que le désastre économique en cours ne peut que renforcer. Quant à la démographie, depuis longtemps poussive, de la région, je vous laisse imaginer dans quel état elle sortira d’un mixte de récession et de « distanciation sociale ».

Politiquement, enfin, il est bien évident que le leveraged buyout occidental, s’il a lieu (et il aura probablement lieu), en asphyxiant le capitalisme local, renforcera aussi le contrôle politique des régimes de la zone par la métropole occidentale.

Il y a donc d’assez fortes chances pour que la décennie 2020 soit – entre autres – celle de la liquidation de l’Europe centrale.

Les points de vues exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement ceux de la Rédaction.