Ignorer les voisins européens pour mieux commercer avec la Russie, ou : quand la « responsabilité morale allemande » devient un jeu cynique
Un entretien récemment donné par le président allemand Steinmeier et soulignant la responsabilité historique de son pays a donné lieu à de vives protestations en Pologne et Ukraine. Pourquoi ?
Presque trois générations se sont écoulées, depuis que l’Allemagne a perdu la Deuxième Guerre Mondiale et a dû se confronter aux nombreuses bestialités commises par le national-socialisme avant et pendant la guerre. Depuis lors, la nation allemande a reconstruit son identité et sa dignité sur ces deux mots : « plus jamais ». Or, ce « plus jamais » est en train de déraper. D’un côté, l’on a l’impression que, plus les crimes s’enfoncent dans le brouillard de l’Histoire, et plus les écoles, les médias et les discours des politiciens accordent de la place – du moins rhétorique – aux douze années du « Reich millénaire » qui occupe presque entièrement la scène de l’histoire collective outre-Rhin.
D’un autre côté, force est de constater que le « travail de mémoire » dont l’Allemagne est si fière est en train d’être instrumentalisé. Par une de ces pirouettes dialectiques dont la philosophie hegelienne a tous les secrets, l’aveu (répété quotidiennement) de la culpabilité allemande est de plus en plus utilisée comme un argument pour valider la justesse de toute une série de positions politiques qui, elles, sont hautement discutables.
Quelques exemples à peine caricaturés : « Nous sommes désolés du totalitarisme allemand, et donc, nous voulons obliger les Polonais et les Hongrois à voter uniquement pour des partis que nous, Allemands, considérons comme politiquement corrects… Nous sommes désolés du militarisme prussien, et donc, nous préférons que les Français et Américains mènent nos guerres à notre place en sacrifiant leurs propres citoyens… Nous sommes désolés de notre tentative de conquérir l’Europe, et donc, nous sommes prêts à nous sacrifier pour assumer un rôle de leadership en Europe actuelle… Nous sommes désolés d’avoir voulu transformer radicalement la composition ethnique de l’Europe, et donc, nous obligeons nos voisins à reprendre une partie des millions d’immigrants que nous avons incités à faire irruption en Europe… Nous sommes désolés de l’holocauste contre les Juifs, ce pourquoi nous supportons le droit des Palestiniens à bombarder quotidiennement Israël et tenons à des bonnes relations avec l’Iran que veut renvoyer tous les juifs d’Israël dans la mer… etc. »
Mais le dernier exemple de cette pirouette est sans doute un entretien donné le 6 février 2021 par le président allemand, Frank-Walter Steinmeier (parti social-démocrate) au journal allemand « Rheinische Post », notamment au sujet du très contesté pipeline russo-allemand « Nord Stream 2 ». Il y explique :
« Après la détérioration soutenue des relations ces dernières années, les relations énergétiques sont presque le dernier pont entre la Russie et l’Europe. Les deux parties doivent réfléchir à la possibilité de brûler ce pont complètement et sans le remplacer. À mon avis, brûler des ponts n’est pas un signe de force. »
Ce qui, à première vue peut sonner très juste et moralisant, l’est beaucoup moins si l’on se souvient du véritable contexte, car loin d’être un pont entre la Russie et l’Europe, le pipeline est surtout une bouée de sauvetage pour l’Allemagne à elle toute seule. En effet, l’Allemagne se trouve confrontée au désastre de sa très coûteuse « Energiewende » qui a provoqué une hausse extrême des prix énergétiques suite à la désactivation des centrales nucléaires ainsi que de la sortie du charbon : l’Allemagne est désormais dépendante de l’énergie fournie par ses voisins, et le marché énergétique russe est d’une importance capitale pour éviter qu’en Allemagne, les chauffages et les lampes ne s’éteignent.
La construction d’un pipeline direct n’est donc pas un acte humanitaire au nom de l’Europe, mais la solution d’un dilemme dont l’Allemagne porte elle-même l’entière responsabilité.
Ceci est d’autant plus important que cette « Europe » que l’Allemagne prétend représenter s’est positionnée largement contre « Nord Stream 2 » : la France, la Pologne, les États baltes, la Suède, le Danemark, même la Commission Européenne (et les États-Unis) voient le rapprochement entre Berlin et Moscou avec un certain scepticisme, et
quand l’Allemagne prétend donc agir au nom de l’Europe et de l’amour entre les peuples, elle ne fait, au fond, qu’assurer ses propres besoins en énergie.
Ce double-standard devient encore plus consternant quand on lit, dans le même entretien, l’hypocrisie avec laquelle Steinmeier instrumentalise la « responsabilité particulière » de l’Allemagne moderne :
« Pour nous, Allemands, il y a aussi une autre dimension : nous somme confrontés à une histoire très tumultueuse avec la Russie. Il y a eu des phases de partenariat fructueux, mais encore plus de périodes de terribles effusions de sang. Le 22 juin marque le 80e anniversaire du début de l’invasion allemande de l’Union soviétique. Plus de 20 millions de personnes de l’Union soviétique de l’époque ont été victimes de la guerre. Cela ne justifie aucun acte répréhensible dans la politique russe d’aujourd’hui, mais nous ne devons pas perdre de vue le tableau d’ensemble. »
Ce « tableau d’ensemble » semble fort sélectif et a généré des objections massives de la part des nations de l’Est européen. Car si l’invasion allemande en Russie oblige le gouvernement allemand à se sentir responsable des bonnes relations avec la Russie actuelle et du bien-être matériel de ses citoyens (et surtout de ses oligarques), qu’en est-il des relations avec la Pologne et l’Ukraine et de leurs intérêts économiques propres ?
Steinmeier semble oublier que la Russie est entrée en guerre non pas en 1941 en tant qu’adversaire, mais en 1939 en tant qu’alliée d’Hitler, afin de pouvoir partager et, in fine, éradiquer la nation polonaise qui perdit 6 millions d’habitants durant l’occupation allemande (dont 3 millions de religion juive) : cette « responsabilité historique » n’impliquerait-elle pas de prendre au sérieux les objections polonaises actuelles contre un pipeline qui risque de bypasser les lignes actuelles transitant à travers l’Ukraine et la Pologne et devenir ainsi un moyen de pression énergétique commode pour Moscou ?
En effet, par le pipeline allemand, le reste de l’Europe pourrait désormais être desservi sans encombre tout en permettant à Moscou de mettre sous pression ses deux plus grands antagonistes en Europe, l’Ukraine (qui se trouve en guerre indirecte pour défendre l’intégrité de son territoire) et la Pologne (traumatisée par des siècles de russification et qui bloque par son territoire l’accès russe à son enclave de Kaliningrad). Grâce à l’initiative allemande, cette Europe de plus en plus désunie va pouvoir être divisée encore un peu plus dans le futur, tout en permettant à l’Allemagne de jouer le rôle de pivot énergétique.
Affaiblir le voisin polonais par une alliance avec la Russie, le tout au nom de la « responsabilité allemande » pour les crimes de la Deuxième Guerre Mondiale – voilà un cynisme navrant que les nations ainsi abandonnées n’oublieront pas de sitôt…